Take up the White Man’s burden —
And reap his old reward:
The blame of those ye better,
The hate of those ye guard —
The cry of hosts ye humour
(Ah, slowly!) toward the light: —
“Why brought ye us from bondage,
Our loved Egyptian night?”
1 DANS TAKING BACK OUR SPIRITS (2009), Jo-Ann Espikenew relate que, au cours de son premier cycle en études autochtones au Saskatchewan Indian Federated College1, « une vérité [lui] est soudain apparue » (1). La professeure de la nation métisse dit s’être rendu compte que, pour le système universitaire, garant institutionnel de la légitimité des savoirs en Occident et lieu à la fois concret et symbolique de leur transmission, « toute connaissance [...] venait des Grecs, que les Romains se l’étaient par la suite appropriée, qu’elle avait été diffusée dans toute l’Europe occidentale et, enfin, qu’elle s’était frayé un chemin par l’intermédiaire du colonialisme vers le reste des peuples du monde, qui, selon toute vraisemblance, attendaient, assis à ne rien faire, l’illumination2 » (Episkenew 1). À l’échelle du continent américain, les formes de savoir provenant des peuples autochtones, jugées primitives par les forces épistémologiques dominantes dès les prémices de la colonisation, ont ainsi été grandement discréditées — voire tout simplement ignorées — pour mieux « les éradiquer en imposant une éducation “moderne” et l’évangélisation chrétienne3 » (Episkenew 5). La colonisation des Amériques s’est ainsi appuyée sur un rapport de domination immédiat d’un point de vue matériel, mais également, sur le long terme, sur une coercition épistémologique plus insidieuse, supposant dans ce domaine une passivité inhérente aux peuples colonisés. Au Canada, les structures non autochtones de légitimation des connaissances — l’université faisant ici figure de proue —, elles-mêmes fondées et justifiées par leur propre conception tendancieuse d’un savoir méthodique prétendument à portée universelle, ont ainsi balayé d’un revers de la main des savoirs traditionnels considérés comme de simples « superstitions païennes4 » (Episkenew 5). Les savoirs autochtones n’ont donc nullement été envisagés comme sources de vérité, mais bien comme un objet anthropologique figé par une historiographie univoque. Preuve de l’inertie de la pensée coloniale, plusieurs siècles plus tard, notre appréhension des formes de savoir autochtones relève encore sous bien des aspects de ce rapport de domination systémique, au Canada comme ailleurs en Occident.
2 Le mouvement de « résurgence des cultures, des langues et des langages des peuples premiers » (Giroux 69), qui a stimulé la montée des voix autochtones au Canada depuis quelques décennies, vise en partie à la réparation de cette blessure épistémologique originelle, notamment par le biais de la littérature. L’auteure innue Naomi Fontaine, après Kuessipan (2011), récemment porté au grand écran, et le succès de Manikanetish (2017), publie Shuni (2019)5, sous-titré Ce que tu dois savoir, Julie puisqu’il participe de ce mouvement de revitalisation des savoirs traditionnels autochtones. Dans cet écrit polémique6, l’auteure met en récit une correspondance fictive qu’elle adresse sur le mode de la confession à son amie d’enfance Julie, fille du pasteur missionnaire de la réserve de Uashat, où elles ont toutes les deux grandi. Monologue épistolaire, ce troisième roman s’attaque aux représentations erronées véhiculées à l’intérieur et à l’extérieur de la réserve, et entame une réflexion quelque peu philosophique sur le rapport entre Innu.e.s et Blanc.he.s, à la manière du prénom-symbole de Julie, prononcé « Shuni » en innu-aimun, comme « une main tendue à l’autre » (S 39). L’écrivaine-professeure de français propose une voix alternative pour disséquer les formes de savoir à l’épreuve de la modernité : Fontaine évoque différentes facettes de la réalité innue (alcoolisme, suicides, grossesses chez les adolescentes), mais prend également un certain recul par rapport aux discours préformatés qui s’appuient sur les statistiques gouvernementales, considérées comme un outil de marginalisation à la fois réelle et symbolique : « Julie, je te raconterai tout ce que les chiffres ne disent pas » (S 22). Fontaine s’engage ainsi dans un processus de rééquilibrage de l’épistémé.
3 Au « fardeau de l’Homme blanc » de Rudyard Kipling, qui infère une responsabilité à la fois morale et financière des peuples colonisateurs sur ceux colonisés, Fontaine répond — en empruntant quelques vers à la poète mi’kmaq de Nouvelle-Écosse Rita Joe7 — par un autre fardeau, celui de l’Autochtone, conditionné dans sa propre représentation de son être-au-monde par le processus de pétrification de sa culture. Fontaine contribue ainsi au renversement de ce que Maurizio Gatti nomme le « syndrome du colonisé8 » (55) et des mécanismes de dépossession identitaire qui va de pair avec la délégitimation plusieurs fois centenaire des formes de savoir autochtones. À l’origine de celle-ci, une différence fondamentale entre le mode de pensée des forces colonisatrices, qui envisagent le temps de manière linéaire, et celui du peuple innu, qui le considère de façon circulaire : « [l]a vie est un cercle » (S 28, 67), mentionne Fontaine à plusieurs reprises9. Cette conception linéaire du temps est en outre le précepte sur lequel repose en grande partie le mythe du progrès10 qui justifie la colonisation des Amériques : « Pour expliquer les mesures colonialistes d’autrefois et le néocolonialisme, il arrive que les gens revendiquent avoir exporté la modernité chez les Premières Nations. C’est une idée assez étroite de ce qu’est la modernité » (S 59). Non seulement Fontaine critique cette conception restreinte de la modernité, puisqu’elle ne s’envisage qu’à travers un mode de pensée linéaire, mais elle dénonce également l’exclusion des peuples autochtones de sa définition : selon l’auteure, cette modernité, « que les Lumières se sont appropriée », existe pourtant, « de manières différentes, dans chacune des sociétés, [et] appartient au monde entier » (S 60). En témoignent, dans la culture innue, comme le mentionne l’auteure, le système de représentation démocratique, l’égalité entre hommes et femmes et la liberté des êtres humains, valeurs présentes bien avant qu’elles ne pénètrent effectivement les sociétés occidentales — si tant est que celles-ci puissent se targuer d’avoir acquis ces droits pour tous.tes : « Tu vois Julie, la modernité avait déjà trouvé son chemin dans nos forêts » (S 61). De ce fait, bien qu’elle conçoive la nécessité de la cause féministe ailleurs dans le monde, Fontaine explique n’avoir jamais ressenti le besoin de revendiquer une telle position, puisque les structures patriarcales dénoncées dans les sociétés occidentales s’inscrivent selon l’auteure dans le sillage d’une éducation religieuse et n’ont donc jamais existé dans la tradition innue : « Je peux bien te l’avouer à toi, Shuni, je ne suis pas féministe. Je ne ressens pas le besoin de me défendre en tant que femme. Je n’ai jamais douté de ma valeur de femme. On ne m’a pas éduquée ainsi » (S 112). Parallèlement, l’imposition d’un mode de pensée linéaire remet en cause les modes de savoir innus par le fourvoiement des schémas de transmission, puisque « [leur] conception du temps renvoie à un modèle circulaire dont la porosité des époques permet aux humains d’entretenir une relation directe avec la sagesse des ancêtres, inscrite dans le territoire » (Wightman 7). Cette rupture des mécanismes assurant la pérennisation du savoir ancestral11 aurait ainsi stimulé et justifié pour le colonisateur sur le plan épistémologique — à la fois cause et conséquence — l’apparition de moyens de substitution, dont les pensionnats.
4 Fontaine dénonce également la mise en place graduelle de moyens explicites de reconfiguration des savoirs, notamment par l’intermédiaire d’un appareil législatif visant principalement à la dépossession identitaire par le confinement territorial. Fontaine évoque le cadre pernicieux qui régit l’administration des réserves en vertu de la Loi sur les Indiens de 187612, qui prive à leur insu les habitant.e.s de la réserve du droit de propriété :
Il y a des lois qui nous été imposées. Un Innu n’est jamais propriétaire de son terrain, car les territoires des réserves appartiennent à l’État. C’est la raison pour laquelle les banques ne font pas affaire directement avec les Innus. Les acheteurs doivent avoir l’endossement du Conseil de bande pour une hypothèque. Même si leur salaire tourne autour des six chiffres, exempt d’impôt. Parce qu’aucune banque ne peut saisir de biens sur une réserve. C’est la loi qui le décrète. Comment l’État pourrait-il réclamer ce dont il est déjà le propriétaire? (S 97)
L’Innu.e, peu importe la mesure de son succès, même selon les critères capitalistes du colonisateur, se retrouve exclu.e d’une modernité dont les critères ont été définis sans son aval. Deux (mauvais) choix s’offrent ainsi à lui ou à elle : renoncer à la propriété ou aux droits inhérents à la réserve.13 Constat similaire pour le statut d’Indien et les droits qui lui sont liés : le peuple colonisateur s’est autoproclamé comme l’autorité à même de conférer les traits de l’identité innue au regard de la loi, faisant une fois de plus directement obstacle à l’autodétermination des peuples autochtones : « Les Innus tombent amoureux des Innues. [...] Bien sûr la loi nous y incite. Les contraintes des droits acquis dépendent de la pureté du sang. Un Innu de troisième génération perd pratiquement tous ses avantages.14 Les exemptions de taxes et d’impôts, le soutien du Conseil de bande, les droits de scolarité payés et toutes ces choses auxquelles une carte de statut d’Indien donne accès » (S 50). Ce cadre législatif est d’autant plus pervers qu’il impose une relation de dépendance des populations autochtones à la réserve et instaure de façon allégorique des barrières qui les poussent en un sens à s’exclure de leur propre chef pour continuer à bénéficier de ces avantages. Les barrières symboliques ont donc remplacé les barrières réelles au fil du temps : « Des années plus tard, les autorités ont démonté la clôture qu’ils avaient érigée. Mais il était tard déjà. Nous étions nés enfermés et cet enfermement était devenu notre salut. [...] Les barrières les plus solides sont celles qui subsistent dans l’esprit » (S 17). L’écrivaine stó:lō Lee Maracle évoquait à cet égard un « colonialisme internalisé » chez les populations autochtones au Canada dès 1988 dans son ouvrage I Am Woman.15
5 En découle, selon Fontaine, une inadéquation supposée à la modernité, qui se matérialise dans certains savoir-être du quotidien et qui peut trahir les Innu.e.s dans les espaces urbains : « Je n’ai pas appris à cogner à une porte avant d’entrer dans une maison. Je n’ai pas appris l’importance d’arriver à l’heure à un rendez-vous. Ma mère ne m’a pas appris à gérer convenablement mes finances » (S 31). Pourtant, le phénomène inverse se produit en territoire traditionnel innu, où les savoir-faire autochtones se révèlent indispensables. Fontaine interpelle ainsi en retour sa destinataire : « Et toi Julie, sais-tu reconnaître les pistes du lièvre? Sais-tu lire le temps qu’il fera sur les feuilles des arbres? Sais-tu entendre, au-delà de la souffrance qui est visible, le pouls d’un cœur qui s’accélère pour continuer à battre? » (S 31). L’auteure ne vise pas ici à la marginalisation réciproque des deux groupes par leurs savoirs respectifs, mais au contraire à les légitimer en les ancrant dans un territoire et un mode de vie particuliers, voire communs. Remettre en question l’universalité des formes de savoir permet alors de renforcer leur complémentarité. Fontaine précise ainsi que « [l]es mythologies fondatrices des nomades ne peuvent être écrites ailleurs que dans les lieux qu’ils ont traversés » (S 125). Il en va de même pour les savoirs qui en émanent et qui s’inscrivent dans une relation pragmatique avec le territoire ancestral du Nitassinan16. Dans la culture innue, les formes de savoir les plus achevées ne découlent pas d’une relation abstraite et théorique au monde, comme pour de nombreux domaines de la connaissance en Occident, mais naissent de façon organique d’un contact concret et éprouvé avec l’espace vécu et habité. Gatti explique que, de façon stéréotypée, « [l]es Amérindiens qui connaissent la vie en forêt sont souvent considérés comme détenteurs des vraies connaissances » (69) — entendons par là détenteurs d’un savoir traditionnel —, ce qui n’est nullement incompatible avec d’autres formes de savoir. Pourtant, pour ce qui est du savoir traditionnel pragmatique, force est de constater que les outils de mesure occidentaux essuient quelques déconvenues et montrent leurs limites à l’épreuve du territoire : « De la tempérance boréale jusqu’au territoire glacé de la toundra. Leurs chemins n’étaient inscrits sur aucune carte. Ni les départs sur les calendriers. Ce sont les saisons qui influençaient leur portage » (S 16). De tels savoirs, non sanctionnés par une graphie quelconque ou éprouvés par une méthode au sens où Descartes l’entendait, ont ainsi été dissous à travers les générations et disqualifiés par l’institution de façon systématique.
6 Dans son article « Discours critique pour l’étude de la littérature autochtone dans l’espace francophone du Québec » (2010), Isabelle St-Amand soutient que « les théories occidentales de la connaissance et de sa validité ont [...] pu servir à délégitimer et à marginaliser les cultures autochtones, sans compter que les interprétations des cultures autochtones se sont souvent élaborées à l’écart des principaux intéressés, de sorte que de nombreuses recherches pourtant bien intentionnées comportent d’importants points aveugles » (35). L’élaboration et la validation des savoirs sur les populations autochtones se font effectivement en priorité dans des environnements non autochtones, sans leur consultation. Selon Fontaine, certain.e.s chercheur.se.s se serviraient même délibérément de cette posture de domination épistémologique comme moyen de contrainte intellectuelle envers les peuples détenteurs de ces connaissances, ce qui engendre un double rapport de domination de colonisateur.trice à colonisé.e :
Il n’y a pas plus détestable qu’un scientifique qui, au terme de plusieurs années de recherche, se permet d’intimider un membre du peuple qu’il a étudié en le contredisant, en lui faisant face avec des savoirs acquis. C’est un geste plein d’arrogance. Et aucune bonne intention ne le justifie.
D’un autre côté. Il n’y a pas plus honorable que celui qui se tait et qui écoute, même devenu vieux et connaisseur. Conscient qu’il ne sait pas tout sur une culture étrangère. Que c’est impossible. (S 132)
La recherche au Canada, en littérature et dans d’autres domaines de la connaissance, invite ainsi depuis quelques années à un mouvement divergent que la professeure métisse Emma LaRocque qualifie de « désimpérialisation17 » (164) des savoirs et qui vise à enrayer ce nouvel acte de colonisation par le biais d’une conquête du discours. À l’instar de Jace Weaver, Craig S. Womack (Cherokee) et Robert Warrior (Osage)18, Fontaine invite à une ouverture aux différentes formes de connaissances, qui doit avant tout passer par un dialogue des cultures, notamment par le biais de la littérature et de sa lecture critique. De la même façon, citée par Isabelle St-Amand, la chercheuse d’origine ojibwée et allemande Kimberly M. Blaeser avance ainsi que, d’un point de vue épistémocritique, « l’interprétation de la littérature autochtone essentiellement à partir des théories littéraires occidentales viole l’intégrité de cette dernière et accomplit un nouvel acte de colonisation et de conquête. [...] l’autorité d’un centre critique se voit imposée à des récits marginalisés19 » (55-56).
7 Contre cette forme sous-jacente de colonisation des savoirs, l’auteure innue souhaite une forme de résistance collective, qui mènerait éventuellement à une forme de réparation. Elle évoque le terme galvaudé de « résilience20 », devenu cliché tant il est associé ad nauseam à une posture qui tend vers le fatalisme et la complaisance des peuples autochtones à l’égard des structures qui maintiennent la colonisation en place : « Je voudrais écrire résilience. Mais je sens que c’est autre chose. Je creuse. Je sais qu’il y a autre chose » (S 18). À ce propos, l’écrivain et universitaire ojibwé Gerald Vizenor évoque dès les années 1990 le terme de « survivance21 » (127), mot-valise formé à partir des termes « survie » et « résistance », peut-être plus à même de refléter la posture des auteur.e.s autochtones sur la scène littéraire nordaméricaine en ce qui a trait aux fausses représentations de la dominance. Shuni s’inscrit de ce fait dans la lignée d’autres manifestes contre l’essentialisation du peuple innu, notamment à travers la dénonciation catégorique de certaines études qui déshumanisent les populations autochtones sous le rouleau compresseur d’une modernité dont elles semblent irrémédiablement exclues. Mentionnons notamment ici le texte fondateur de la littérature innue, Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/ Je suis une maudite sauvagesse (1976) d’An Antane Kapesh, qui s’est offert chez Mémoire d’encrier en 2019 une nouvelle édition, justement préfacée par Fontaine. Fontaine relate ainsi avoir grandi imprégnée de statistiques manipulées par la presse pour décrire le quotidien des Innu.e.s à leur place, et de l’indifférence qui suit la publication des articles, notamment en ce qui concerne la question du suicide dans les communautés : « Nous avons été longtemps analysés, sans que jamais personne ne se donne la peine de tenter de nous connaître » (22). D’autres statistiques sont récurrentes dans les rapports sur les réserves, notamment celles gravitant autour de la notion de travail. Le texte de Kapesh dénonçait dès les années 1970 l’impact structurel majeur de l’arrivée du travail salarié22 sur le mode de vie traditionnel innu. Il s’agit là d’« un outil de colonisation [et] de dépossession [...] parce qu’[il] indui[t] un mode de vie basé sur la dépendance » (Mailhot 38). Fontaine, qui s’appuie sur les paroles de son aînée littéraire, souligne entre autres l’inadéquation des indices comme le taux de chômage, qui ne mesure le travail qu’à l’aune de critères économiques occidentaux basés sur une rémunération pécuniaire : de fait, le taux de chômage sert d’outil de propagande et de justification pour accuser l’Autochtone d’oisiveté, alors même que l’« une des valeurs fondatrices du nomade est le travail » (S 91). Les rapports sur les Autochtones, trop souvent produits en l’absence de ces peuples, semblent pourtant dresser un tout autre bilan que celui des statistiques gouvernementales :
Ça peut sembler paradoxal. Surtout lorsqu’on constate le taux de chômage et la quantité de gens vivant de l’aide sociale dans les réserves. En réalité, il existe d’autres types de travail que celui qui est rémunéré à la semaine, ou celui qui est effectué sous l’œil suspicieux d’un patron. Il y a bien sûr le travail quotidien. Le ménage, les repas, la vaisselle, les couches à changer, les devoirs à superviser. Il y a le travail sous la table. Repeindre une maison, nettoyer un terrain, confectionner des boucles d’oreilles, apprêter des outardes. Le travail illégal. Vendre des lotos, des saumons, de la drogue, faire des prêts usuraires. Ces salaires-là, personne ne les déclare au gouvernement. Une microéconomie dans laquelle on réinvestit constamment l’argent gagné. (S 91-92)
Si Fontaine tente de remédier aux multiples angles morts des statistiques, c’est également pour déconstruire les généralisations qui en découlent. L’auteure relate être tombée sur la glace un jour d’hiver, et l’œil au beurre noir sur son visage s’est transformé en symbole au regard de l’altérité :
Cette blessure sur mon visage n’était pas seulement la mienne, elle appartenait aussi à ma nation. Elle incarnait, et j’en étais aussi consciente que désolée, la blessure des Indiennes. Plutôt, celle de tous les préjugés vis-à-vis les femmes autochtones disparues et assassinées. Dans le meilleur des cas, mon œil confirmait que nous, les femmes innues, étions des victimes. Dans les pires jugements, nous étions violentes, agressives, jusqu’à nous battre dans les bars ou dans la rue. Sans savoir-vivre. Comme j’ai eu honte de moi, Shuni.
Rarement, les gens me perçoivent comme un individu unique. Dans un groupe, on ne m’appelle pas par mon nom. On dira l’Indienne, l’Innue, l’Autochtone. Si je tombe, c’est tous les autres qui tombent avec moi. Si je me tiens debout, ils sauront que nous sommes résistants. (S 110)
À travers un processus de catégorisation de l’altérité, qui prend racine dans une interprétation prétendument objective mais peu nuancée ou contextualisée des données statistiques, l’individu autochtone se voit conférer le poids et la responsabilité du collectif. La confiance aveugle dans ces sources de savoir23 illustre la tension épistémologique qui tiraille les rapports entre Blanc.he.s et Autochtones, et ce, depuis les débuts de la colonisation.
8 Par ailleurs, cette divergence de l’appréhension des savoirs a aussi refait surface au sein du processus de réparation dans les 10 dernières années, à travers les travaux des multiples commissions visant à la vérité et à la réconciliation des cultures au Canada. L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées fait état d’un assujettissement fondamental des procédures judiciaires au témoignage à l’appui de preuves par le papier, alors que la tradition innue repose sur l’oralité :
Devant les caméras, le vieil homme parle en innu-aimun avec un fort accent du nord, en gesticulant pour mieux être compris. [...] Il récite de mémoire les communications reçues du gouvernement et les réponses de la communauté. Il raconte cela avec précision, à la manière d’un greffier. [...] Un commissaire, un gros homme blanc en habit cravate, lui demande avec un fort accent anglais :
Pouvez-vous donner les dates auxquelles les évènements que vous relatez se sont produits?
[...]
Non.
Avez-vous une idée approximative de la période à laquelle ces évènements ont eu lieu?
[...]
Non.
Avez-vous des documents qui confirment votre témoignage?
[...]
Je n’ai jamais travaillé avec du papier. J’ai toujours travaillé avec ma tête. (S 35-36)
Le rapport à la trace écrite joue de ce fait un rôle décisif dans les nombreux récits qui ont été faits des événements passés, et qui ont uniquement servi à jeter le discrédit sur la parole autochtone dans le processus historiographique de dénonciation. Une réparation, si tant est qu’elle soit possible ou tout simplement envisageable, se voit ainsi confrontée à une divergence fondamentale des épistémologies.
9 Dans Histoire de la littérature amérindienne au Québec (1993), premier ouvrage de référence à porter un regard critique sur les écrits — et les traditions orales — autochtones depuis leurs origines, Diane Boudreau souligne que, dans les cosmologies autochtones, « [l]e bien-être collectif est valorisé et l’individualisme [...] est dénigré » (25). À l’aune de leur vision cosmocentrique du monde24, les traditions autochtones aspirent à la vitalité de la communauté et « le monde entier est toujours dans le faire ou le relier plutôt que d’être, tout simplement25 » (Cariou 32). Ainsi, si Shuni est « polémique » selon les critères certes peu contemporains de King, l’ouvrage porte également certains traits de la littérature dite « associative », qui s’emploie à décrire le quotidien d’une communauté spécifique à travers des pratiques littéraires autochtones, tout en mettant l’accent sur la collectivité nettement plus que sur l’individu26. Dans son travail de mise en récit du quotidien, Fontaine témoigne des écueils qui minent la représentation du collectif à travers l’écrit, et qui font ponctuellement de sa communauté l’objet d’un discours essentialiste, ce qu’elle critique précisément dans les approches prédatrices des cultures autochtones. Elle souligne notamment les clichés qui poignent dans l’espace urbain — « Là, dans la grande ville où l’individualisme a pris le dessus sur la collectivité » (S 82) — à travers des conversations stériles, formatées et récurrentes :
T’es une Autochtone toi, hein?
Devant un geste affirmatif, ils débitent alors toutes les informations qu’ils détiennent sur les peuples autochtones. Ils disent la visite qu’ils ont faite à Wendake, les damnées statistiques qu’ils ont lues, la grand-mère indienne par alliance qu’ils n’ont pas connue. S’excusent d’avoir utilisé le mot « Indien ». Fiers de s’excuser. Ne se laissent pas démonter par l’absence de dialogue. Sans doute confortés par ce qu’ils ont lu dans un roman, que les Indiens sont peu loquaces. (S 33)
Ce à quoi l’auteure répond : « Pour quelle raison devrais-je m’entretenir avec des étrangers sur des clichés d’un amalgame de peuples distincts que l’on appelle Autochtones pour mieux ne pas les nommer? » (S 33). Fontaine déconstruit ainsi cette tension entre le collectif et l’individu qui marque continuellement le discours sur l’altérité autochtone. L’auteure dénonce également un regard exogène qui ne cherche qu’à confirmer des préjugés et à maintenir les Innu.e.s dans l’abstraction du discours pour leur refuser toute concrétude ou toute place dans la société québécoise. À l’inverse, Fontaine invite le lectorat allochtone du Canada à faire la démarche authentique de connaître réellement ces populations : « ce nous n’existe que dans les discours. Chez moi, tu verras l’ensemble de l’identité innue, mais tu ne nous connaîtras réellement que lorsque l’ensemble s’effacera. Pour faire place à chacun d’eux » (S 64).
10 L’auteure reconnaît tout de même certaines traces de contamination au sein de son œuvre qui témoignent d’une hybridation — volontaire? subie? — des cultures dans l’espace québécois : reste à en déterminer (si cela est possible) les paramètres et, éventuellement, à en établir un possible degré de réciprocité. Ce processus est peut-être galvanisé par le contact des langues : l’émergence d’un créole français-innu-aimun dans les communautés de la Côte-Nord, perçue comme positive, est cependant parallèle à une déperdition intergénérationnelle de la langue innue, processus dans lequel l’auteure, dans son rôle d’écrivaine, joue un rôle à la fois concret et symbolique :
Quand tu viendras Julie, tu entendras la langue sous tous ses aspects. Certains la mêleront au français. Une sorte de créole grâce auquel tu comprendras le sujet des conversations, sans en saisir toutes les nuances. Tu te retrouveras comme ces enfants à qui il faut répéter les consignes en innu à plusieurs reprises et qui finis-sent par déduire, tant bien que mal, les mots de leurs parents. Ce n’est pas si aisé de garder une langue vivante lorsqu’elle n’est pas la langue dominante. (S 39)
Cette créolisation de la langue semble trouver dans une moindre mesure une réciprocité. Invitant sa camarade Julie à connaître son peuple, l’auteure précise que les habitant.e.s de la réserve « innuiseront [s]on nom. Comme longtemps les missionnaires ont francisé les [leurs] » (S 39). Cette friction du langage souligne également le rapport complexe que Fontaine entretient avec le français. Les journalistes ne manquent pas de lui demander à chaque entretien « Pourquoi choisir d’écrire en français? » (S 37), bien qu’il ne s’agisse pas pour l’auteure — ni pour tant d’autres — d’un choix, mais bien du résultat des politiques historiques d’assimilation de la culture autochtone au Canada27. L’auteure confie ainsi être consciente des dynamiques paradoxales sur le plan historico-linguistique qui saisissent l’écriture innue dans la langue du colonisateur28. Isabelle St-Amand souligne à cet égard la place particulière des productions littéraires autochtones de l’espace québécois, le français étant à la fois issu de la colonisation, mais également langue minoritaire en Amérique du Nord29. Plutôt que de rappeler le rapport de force historique qui sous-tend l’interaction entre le peuple innu et les Québécois.es, Fontaine inscrit en parallèle les forces de domination qui font de ces deux peuples — à leurs échelles respectives et dans des conditions pourtant difficilement comparables — des peuples dominés30, en proie à des luttes parallèles pour leur survie dans un espace exigu en tous points marqué par des structures hégémoniques de domination : « Aussi improbable que ça puisse être, le nationalisme québécois a forgé mon esprit d’appartenance à ma culture. Les récits anciens du petit peuple qui rêvait d’indépendance m’ont fait grandir, à la mesure du Québec d’aujourd’hui » (S 141). Fontaine ne manque ainsi pas de souligner d’autres structures de domination qui marquent l’ambivalence du peuple québécois dans son rapport à la langue et à la culture, image dans laquelle, « aussi improbable que ça puisse être », l’auteure se retrouve.
11 En ce qui a trait à la littérature, malgré la vitalité et le rayonnement dont témoignent les productions littéraires innues ces dernières années, force est de constater que la critique les a longtemps inscrites comme sous-jacentes à la littérature québécoise, notamment à cause des méthodes de circulation et de promotion dont les ouvrages dépendaient hier et dont ils dépendent sûrement partiellement encore aujourd’hui31. Les productions littéraires autochtones au Québec tardent à s’autonomiser dans le milieu éditorial, malgré les efforts de la maison d’édition Hannenorak et de l’organisme Kwahiatonhk. Mais si ces réalités éditoriales peuvent être perçues comme vectrices d’un amalgame des productions autochtones par la littérature québécoise, les références du canon littéraire qu’emprunte Fontaine sont au contraire l’affirmation d’un dialogue accru des cultures au sein des productions littéraires innues32, ou plutôt d’un « reflet de soi dans l’autre » (S 142), comme l’évoque l’auteure. D’un côté, Fontaine reconnaît ainsi une filiation de l’écriture autochtone et un devoir de reconnaissance aux générations qui l’ont précédée et, d’un autre, rentre dans un dialogue solidaire avec ses pairs. Elle cite An Antane Kapesh (S 7, 37, 74, 81, 133, 141), Joséphine Bacon (S 29, 81, 141), Marie-Andrée Gill (S 41), Katherena Vermette (S 53), Louis-Karl Picard-Sioui (S 75), Jean Sioui (S 81, 141), Thomas King (S 81, 141), Sherman Alexie (S 95), Rita Joe (S 107), Natasha Kanapé Fontaine (S 123) et Florent Vollant (S 139), mais fait également référence à Stéphane Larue (S 33), Marc-Aurèle Fortin33 (S 45), David Goudreault (S 63), Félix Leclerc (S 141, 145), Arlette Cousture (S 141), Gabrielle Roy (S 141), Anne Hébert (S 141), Philippe Aubert de Gaspé (fils) (S 141), Michel Tremblay (S 141), Germaine Guèvremont (S 141) et Émile Nelligan (S 141). Pourtant, malgré ce dialogue entre cultures, Fontaine souligne un « complexe d’infériorité » (S 56) qu’elle ressent et qu’elle perçoit dans sa communauté, et qui résulte des pratiques colonisatrices envers la culture des peuples dominés : « Tu vois, être colonisé c’est ça. On doute de la valeur de sa culture. On doute de soi » (S 17).
*
12 Dans sa préface à l’ouvrage Être écrivain amérindien au Québec (2006) de Maurizio Gatti, François Paré s’interroge sur les mécanismes sous-jacents qui condamnent immanquablement la colonisation à se perpétuer dans les arcanes de notre modernité : « Pourquoi l’Amérique, elle-même issue de la dissidence, semble-t-elle [...] incapable de renverser l’héritage de domination dont elle porte elle-même les marques? » (11). Incapable de se défaire des affres de sa naissance, le Canada, malgré son désir politique de réparation, s’est empêtré dans un discours visant à minimiser la légitimité et l’ampleur des voix autochtones qui grondent partout au pays, sur de nombreux sujets. Dans les franges d’une littérature dont leur survie semble encore dépendre pour le moment, les récits autochtones rudoient pourtant activement les codes de la littérature québécoise depuis plusieurs années et s’approprient un peu plus à chaque ouvrage publié leurs propres vecteurs de représentation culturelle. L’écriture de Naomi Fontaine se veut ainsi acte de subversion de l’imaginaire en réaction à une figure de l’Autochtone essentialisée à son insu, et redonne une voix à des savoirs traditionnels discrédités par des formes rémanentes de colonisation. Si Shuni véhicule une volonté de réparation collaborative — avant de pouvoir envisager une certaine réconciliation — face à des épistémologies fondamentalement opposées — « Si l’Européen est cartésien, l’Innu est sensitif » (S 147), allègue l’auteure —, les efforts vers le dialogue entre Blanc.he.s et Innu.e.s et les modalités d’une éventuelle réparation ne doivent pas céder à la complaisance : « Je sais que l’intention est bonne. Je sais aussi que ce n’est pas suffisant » (S 11).