STÉPHANIE NUTTING et FRANCOIS PARÉ Jean Marc Dalpé. Ouvrier d’un dire, actes du colloque tenu du 16 au 18 septembre 2004 à l’Université de Guelph
Hélène Jacques1 Un ouvrage collectif portant sur un seul et même artiste court le fâcheux risque de se transformer en hommage, en célébration flagorneuse d’une figure qui, en raison du fait même qu’on s’y attarde en grand nombre, semble a priori géniale, et qu’on se sent investi du devoir de féliciter. L’artiste consacré, haut perché sur son piédestal, reçoit alors des éloges auxquels il répond par un sourire modeste (ou satisfait, selon son égo). Je ne sais comment Jean Marc Dalpé, déjà maintes fois récompensé par des prix littéraires, a réagi à la lecture du collectif sur son œuvre, dans lequel il apparaît sous les traits du « super-héros de la culture franco-sudburoise » (André Perrier, 310). Jean Marc Dalpé. Ouvrier d’un dire contient du reste suffisamment de textes qui, bien qu’ils ne ménagent pas les témoignages d’admiration, révèlent sans complaisance les spécificités de l’œuvre en tenant compte de toutes les formes qu’elle emprunte depuis un quart de siècle – le poème, le conte, le roman, l’essai, le théâtre. Cette œuvre, parce que la plupart des articles réunis par Stéphanie Nutting et François Paré constituent des « lectures » de textes, est abondamment citée et mise à l’avant-plan, les auteurs proposant des analyses souvent très fines et très riches.Actes d’un colloque tenu à l’Université de Guelph, l’ouvrage constitue une somme de lectures multiples qui balisent le terrain, ainsi que l’ont souhaité ses directeurs, et donnent à voir une cartographie du territoire de l’auteur franco-ontarien.
2 Le premier chapitre regroupe des textes consacrés à la « matérialité » (Nutting et Paré, 12) de la langue de Dalpé, et plus précisément à l’hétérogénéité de son œuvre d’un point de vue, d’abord, générique. Dominique Lafon, dans un texte qui embrasse tout le corpus en suivant son évolution, étudie les échanges, les passages « d’un genre à l’autre » (21) qui permet-tent le renouvellement stylistique « de cette écriture plurielle » (45). L’hétérogénétité est également celle de la langue de Dalpé, dont Catherine Leclerc souligne les défaillances et les approximations dans une perspective « traductologique » : les person-nages d’Un vent se lève qui éparpille peinent à exprimer, à traduire avec leur langue inexacte les tabous (le meurtre, l’inceste), le roman constituant dès lors une métaphore de l’insuffisance, de l’incomplétude de toute langue. Louise Ladouceur se penche quant à elle sur les problèmes qu’implique la traduction vers l’anglais du théâtre de Dalpé, dont la langue, celle de la minorité fran-cophone, est traversée par des expressions et des structures syntaxiques anglaises. Elle expose différents exemples de traductions et les choix effectués pour « résiste[r] à l’unilinguisme anglophone » (109) et reproduire l’hybridité de la langue de Dalpé sans dénaturer les dialogues.
3 Dans le second chapitre, des textes consacrés aux « ressorts qui sous-tendent [la] dimension [tragique] » (Nutting et Paré, 13) de l’œuvre de Dalpé, regorgeant de références au thème oedipien, sont centrés sur une analyse des personnages et présentent diverses définitions du tragique. Dans le texte de Johanne Melançon, notamment, le tragique correspond à « l’impossibilité pour le sujet de se constituer » (128) dans Un vent se lève qui éparpille, où les personnages sont manipulés par des forces – passions, destin, faute – qui les dépassent. Ce sont aussi les personnages qui occupent les auteurs du chapitre « Rapports de force », où Mariel O’Neill-Karch observe, dans une analyse inspirée des recherches de Kerbrat-Orecchioni en linguistique, les « jeux de places » dans les dialogues de Trick or treat, tels qu’ils se définissent dans les répliques et les gestes des person-nages. Dans le « jeu de places » de la société ontarienne, un « rapport de force » régit également les relations entre les communautés francophone et anglophone, ce dont rend compte le « parler dyslexique » (François Ouellet, 229), farci d’anglicismes et de sacres (Vicky-Anne Rodrigue) de la communauté à l’identité précaire dont Dalpé est issu. Ouellet, en déclinant le motif oedipien, définit une écriture du manque qui laisse entendre, entre les blancs, un sous-texte, et une esthétique de l’homogène qui mélange les genres et les langues. Comment ces rapports de force, enfin, s’incarnent-ils dans la réalité du milieu théâtral ontarien? Alan Filewod, en se penchant sur les mises en scène et la réception critique des pièces de Dalpé dans l’institution anglophone, émet l’inquiétant constat que leur succès s’accompagne de l’éradication de leur spécificité francophone.
4 Trois témoignages à propos de l’influence qu’a eue sur leur pratique la rencontre de Dalpé closent l’ouvrage. Le regretté Robert Dickson évoque la difficulté de traduire le rythme musical de la langue de Dalpé dans un beau texte empreint d’amitié, tandis qu’André Perrier souligne l’importance capitale de son passage au Théâtre du Nouvel-Ontario. À partir de son point de vue de dramaturge, Louis Patrick Leroux parle de sa relation changeante avec une œuvre érigée en « modèle » qui « [l’]avait accablé » (302), celui d’un théâtre reflétant une société franco-ontarienne fragile et en détresse. D’ailleurs ce modèle, forgé par la critique, est peu remis en question dans le présent ouvrage, et ce, je crois, car la vision selon laquelle le théâtre est un reflet de la société y domine largement : on la retrouve explicitement dans de nombreux textes, dont ceux de Ladouceur, Cipcigan, Moss et Rodrigue. Ainsi, Dalpé est d’abord le porte-parole d’une société sans voix dont il représente l’incapacité de s’exprimer. Si lire cette œuvre en fonction du prisme de la lutte identitaire et porter le lorgnon de la sociocritique s’avère pertinent, dans la mesure où l’auteur affirme, surtout dans ses premières pièces, son engagement, et parce que les textes sont souvent ancrés dans l’Ontario francophone, il ne s’agit cependant pas de la seule approche possible. L’œuvre de Dalpé « a beau marteler jusqu’à l’obsession sa spécificité, elle traverse néanmoins les frontières culturelles et linguistiques » (10), écrivent avec raison les directeurs de l’ouvrage. Toutefois, peu de textes du collectif font éclater ces frontières. Pour appuyer cette affirmation, il aurait à mon sens été souhaitable que plus d’auteurs « décontextualisent » Dalpé afin d’ébranler le modèle dont parle Leroux, afin que soient approfondies les questions esthétiques effleurées dans l’ouvrage selon des perspectives théoriques autres que sociocritiques. En effet, les caractéristiques formelles et thématiques qui définissent l’esthétique de Dalpé – le mythe comme source d’inspiration, la forme musicale constituant un modèle d’écriture, le réalisme empruntant des tangentes expérimentales, etc. – l’inscrivent également dans le répertoire dramatique contemporain international avec lequel elle se trouve en phase tout en présentant une nette singularité. Car ce collectif, qui fait le point sur la critique dalpéenne et ouvre d’autres pistes d’analyse, laisse bien poindre la richesse d’une œuvre qui ne saurait être circonscrite une fois pour toute par un seul discours (ou hommage) dans lequel elle serait érigée en modèle immuable.