Pierre B. Gobin
Si vous attendez de moi des faits ou des renseignements nouveaux, vous serez sans doute déçus. je ne suis historien qu'à mon corps défendant, et là où les chercheurs familiers des archives et ayant constitué des fichiers positifs sont en mesure de m'apporter des données sérieuses je leur en sais gré; je voudrais même ici faire appel à eux, les inviter à combler les lacunes de mon information, à corriger éventuellement mes interpolations outrecuidantes, voire même à mettre en question mes hypothèses de travail; s'ils désirent eux-mêmes se livrer aux dépouillements et aux contrôles nécessaires je serai ravi de pouvoir m'appuyer sur leurs travaux; s'ils préfèrent me laisser le soin d'effectuer moi-même ces recherches, elles me semblent suffisamment dignes d'intérêt pour que je tente d'accomplir le recyclage qui s'impose.
Je crois toutefois que toute «apology» au sens anglais se double d'une apologie au sens français ou latin et qu'il y aurait une certaine malhonnêteté ou coquetterie mal placée à ne pas en énoncer clairement les principes justificateurs. je voudrais vous proposer une enquête-réflexion («réflexive enquiry» pour reprendre un terme du politicologue Alexander Corry) portant sur un point qui me semble injustement négligé 1 l'évolution relative des répertoires offerts aux publics montréalais par des compagnies dramatiques locales tant de langue anglaise que de langue, française. Cette enquête devrait permettre d'établir des parallèles, d'éclairer des rencontres (délibérées ou coïncidentes), des divergences, des décalages, de déceler éventuellement si la notion acceptée des «deux solitudes» est applicable à deux segments de la population qui sont appelés de par leur statut social, leur «vocation» culturelle, leur perspective artistique, à se situer de façon homologue (et quasi-analogue jusqu'à plus ample informé) par rapport à leur communauté linguistique respective. Ce travail relève bien sûr des études comparées. Si de par ma formation je l'aborde du point de vue de la littérature comparée, j'espère toutefois y intéresser éventuellement ceux qui sont plus familiers que moi avec l'histoire comparée, la scénographie comparée, l'esthétique comparée. Pour l'instant j'estime que le champ que j'ai indiqué (étude des répertoires) ainsi que la période que je veux considérer (1930-1945 - première phase d'une évolution dont j'ai examiné ailleurs la phase ultérieure 1945-1960) 2 sont les plus propres à me fournir des éléments d'observations susceptibles d'un traitement comparatif utile. En effet, je peux disposer des textes écrits, situés au terme de l'activité littéraire ou «production première» et au départ de la «production seconde» entreprise complexe qui conduit à monter des spectacles. A partir d'indications relativement fermes et renvoyant à des systèmes qui me sont familiers, je peux amorcer une réflexion sur des systèmes beaucoup plus mal décrits3 et en tous cas dont l'étude poussée dépasserait mes compétences4. Par ailleurs, contrairement à ce qui se passait au début du XIXe siècle où le théâtre à Montréal était dominé par l'activité des anglophones5, ou à ce que nous voyons depuis 1960 avec une forte prépondérance francophone, au cours de la période 1930-1960 nous sommes en présence de deux productions quantitativement comparables et devant tenir compte de contingences assez voisines.
Avant de décrire ces contingences «de la création» (telles qu'elles s'appliquent essentiellement à la «production seconde» dont j'ai parlé), il me semble nécessaire de vous faire part de contingences «de la recherche» qui viennent compliquer mon travail - et qui ayant sans doute été rencontrées par la plupart d'entre vous peuvent constituer un défi général et susciter des réponses pratiques (modalités de traitement) et des réflexions théoriques (ébauches d'une problématique) propres à notre domaine d'activités. Il ne s'agit pas seulement du caractère fragmentaire des archives, de l'imprévisibilité du traitement des manifestations dramatiques par la presse, de la désinvolture des mémorialistes: c'est là le pain quotidien des historiens du théâtre en général, ils ont appris à s'en accommoder. Ce qui est en cause, c'est une certaine perception de l'activité théâtrale en général par les observateurs canadiens du passé, perception liée à des postulats idéologiques plus ou moins explicites, modifiée par des systèmes de valeurs plus ou moins hostiles (et disposant d'appareils sociaux plus ou moins efficaces) quand elle n'est pas tout simplement occultée6. Tout se passe comme si le théâtre était considéré comme une manifestation «foraine»7, émergeant de l'extérieur et qui ne saurait être fondée dans les structures locales. L'absence d'une classe de «patrons» indigènes (analogues des aristocrates mécènes ou organisateurs de fêtes en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne ou ailleurs - que l'on ne rencontre que de manière fugitive avec Poutrincourt ou Frontenac [L'affaire Tartuffe] aux temps héroïques, et encore il s'agit d'immigrants - ) prive la manifestation théâtrale d'une caution sociale sur place et de témoins éclairés. Du coup seuls les spectacles garantis de l'extérieur ont quelque chance de survie, soit dans le cadre «fermé» de «garnisons», de «coteries», de «cercles privés» où ce sont les acteurs et le public qui sont détachés de la société ambiante, et «pré-programmés culturellement» -, soit dans le cadre «ouvert» de tournées - mais alors le rapport de la société à l'oeuvre d'art risque de se borner à une transaction de consommation - . Phénomène colonial, certes, mais compliqué ici par des interférences particulières entre les types de garanties (modèle «fermé» / modèle «ouvert» ou tournées) et les sources de ces garanties (tradition culturelle / système économique de «distribution des biens culturels»; héritage classique / modes métropolitaines, etc.) et par des considérations particulières de caractère historique pour les Québécois (conduisant à un brouillage de la notion de métropole) géographique (concernant notamment l'organisation des circuits de tournées en fonction des centres de peuplement et des réseaux de transports), économique, sociologique, etc. Autrement dit, pour toute la période antérieure au «renouveau du théâtre» et à la percée des dramaturgies québécoises et canadiennes (période dont le terminus ad quem est particulièrement difficile à définir par suite de multiples interférences, de décalages régionaux, de confusions sur les critères) la recherche doit porter sur des activités marginales en fait (ce qui n'a rien de surprenant) et en droit, c'est à dire perçues comme à peine légitimes, ou encore réservées à des groupes étrangers par leur implantation ou leur mentalité 8 et par conséquent non-pertinentes par rapport à la société. Par ailleurs, du point de vue quantitatif ces productions sont trop peu nombreuses pour que leur analyse statistique ne soit pas sujette à caution (un simple changement de définition entreinant des fluctuations aberrantes, amplifiées en pourcentage) et du point du vue qualitatif résistent mal à une étude structurale ou sémiotique serrée, en admettant que l'on dispose des données utiles9 Il me semble dès lors nécessaire, à côté des recherches positives, d'entreprendre aussi des explorations «en creux», tant sur les formes para-théâtrales - curieusement acceptées comme licites, et bénéficiant souvent d'appuis matériels documentés - que sur les entreprises avortées et les projets n'ayant pas eu de suites, que sur les formes de censure - allant de l'intervention directe et visible des pouvoirs à des pressions économiques ou idéologiques, à des manipulations s'exerçant par le truchement de l'éducation, à des récupérations dans l'anodin - , ou même sur des substituts moins visibles de théâtralité, dans la littérature et dans la société. Sans m'engager encore dans cette voie (il s'agirait alors de proposer une critique marginalisée de la marginalité), j'essaie de forcer un peu les limites du positif, de lui «donner du jeu», d'introduire à côté du «c'est ainsi» le «comme si» que postule d'ailleurs la création comique elle-même.
Pour la période qui m'intéresse d'ailleurs le titre d'un chapitre de Béraud («le Stella; crise bienfaisante»), se présentant certes comme un oxymore facile destiné à réveiller l'attention du lecteur somnolent, et susceptible d'une interprétation morale ou dialectique un peu lourde - les difficultés constituent un défi qu'il convient de relever - nous offre peut être une entrée, un angle d'approche. En effet si la crise est la crise économique de 1929 («le crache oecuménique» comme dira la Sagouine), ce qu'elle secoue le plus brutalement c'est l'appareil «normal» de la société, ce sont les habitudes idéologiques de ceux qui vivent dans «l'homogène» social10 «l'hétérogène» (dont le théâtre marginal, «maudit» en fait, ou le plus souvent étouffé comme je l'ai indiqué, est une des expressions les plus efficaces) apparait alors à travers les fissures. Si la crise est une crise du théâtre commercial tel qu'il était connu jusqu'alors à Montréal (essentiellement par des tournées, qui sont fortement concurrencées par le cinéma - c'est l'époque de nombreuses conversions de salles, et l'on voit apparaître les films parlants -, et qui souffrent de la conjoncture économique) de nouvelles formes d'activités se développent, avec la consitution d'une compagnie basée à Montréal même et qui transcende le statut amateur (le Montréal Repertory Theatre pour la communauté anglophone fondé en 1929), avec un groupe professionnel qui utilise les talents existant sur place (le Stella pour la communauté francophone fondé en 1930): dans les deux cas les difficultés des institutions « métropolitaines », britanniques, américaines, voire françaises, offrent à de jeunes groupes l'occasion de s'affranchir d'un statut colonial, de même qu'en 1940, l'effondrement de la France et la rupture des liens de dépendance par rapport à elle permettra une relance de l'édition québécoise ainsi que l'émergence de nouvelles compagnies théâtrales (comme L'Equipe de Dagenais).
Si la crise suscite des souffrances et des malheurs, elle ouvre aussi les yeux de ceux qui détiennent l'autorité institutionnelle. Du côté francophone l'Eglise assouplit quelque peu sa position devant le théâtre11 certains clercs comme le P. Lamarche ou le P. Legault entreprennent une réadaptation du répertoire collégial, en le retrempant dans une inspiration religieuse large, en modifiant son style («le jeu retrouvé»), en l'élargissant pour y inclure des classiques «laïcs», et l'on commence à faire une place - modeste encore - au théâtre «mixte». Par ailleurs les représentants civils de l'élite, de l'Establishment, interviennent pour désenclaver le théâtre de coterie; le Gouverneur-général lui même, Lord Bessborough patronne le premier Festival National d'Art Dramatique (29 octobre 1932) qui va stimuler les groupes d'amateurs dans les deux langues, en ouvrir le recrutement, leur offrir un forum et une caution canadienne. La crise amène aussi le «grand public» (population vivant dans l'homogène, majorité silencieuse) à sympathiser davantage avec des marginaux peu marqués, et à accueillir plus volontiers la présentation de personnages à la fois réalistes et désinvoltes, tels que le Fridolin que crée Gélinas.12 A long terme tous ces facteurs permettront sans doute à des dramaturgies autochtones, pertinentes, en prise sur leur milieu, et en même temps stylisées, de se développer, et de constituer des répertoires proprement canadiens (avec bien sûr un décalage entre les productions «premières» - de textes - dans les deux langues qu'il conviendra un jour d'étudier13 En attendant, ils sont comme associés à une espèce de renouveau alors même que la crise ou les crises se poursuivent. Sans prétendre établir des relations causales entre crise(s) et évolution(s) favorable(s) il convient de noter cette corrélation, et d'énoncer les hypothèses qu'elle suggère, relevant précisément de l'histoire «en creux» dont je parlais tout à l'heure.
Mais revenons à nos répertoires. Si l'on examine des listes de productions offertes après 1929-30 (à partir par exemple de celle, établie par le M.R.T. lors de son dixième anniversaire, qui couvre les productions proprement dites et les pièces données en ateliers («Studio production») et en utilisant les chroniques de Béraud14 on constate une tentative d'ouverture15intéressante, encore que nécessairement limitée, et ce pour les deux communautés linguistiques. Cette tentative se traduit par la production de pièces «qui sans cela n'auraient jamais été présentées» à Montréal («The majority would never have been seen here but for the M.R.T.»), à savoir:
A / des succès «métropolitains» donnés en primeur - , c'est à dire que l'on s'affranchit du décalage qui constitue les «coloniaux» en citoyens de seconde zone - ,
B / des pièces classiques du domaine linguistique propre qui ne sont pas à la mode - c'est à dire que l'on n'attend pas la sanction métropolitaine - ;
C / des pièces classiques ou modernes qui présentent un domaine linguistique ou culturel autre16
D / enfin des créations d'oeuvres originales.
Toutefois en 1930 les conditions pratiques d'exploitation du M.R.T. tranchent nettement avec celles du Stella sous la direction Barry-Duquesne, Le groupe anglophone se contente d'abord sagement de trois productions principales, ce qui lui permet d'éviter tout «remplissage» et d'effectuer un dosage entre les succès contemporains (A / The Perfect Alibi) et les classiques anciens (The constant wife) oumodernes (B / Candida), sans sortir encore du domaine anglais. Les comédiens du Stella, professionnels, jouent une partie plus difficile en tentant de renouveler leur affiche chaque semaine; ils se trouvent amenés dès lors à présenter des «succès» très éphémères (A) («j'ai tué», «Le Monsieur de cinq heures») et sans «étoffe> artistique à côté de pièces plus ambitieuses et plus «littéraires» (Les Bleus de l'Amour) (A tendant vers B); mais à côté du répertoire du boulevard français ils présentent aussi des succès étrangers (C) (La Lettre de Somerset Maugham est même leur premier spectacle); ils s'efforcent en somme d'offrir ce qui du côté anglais est assumé par des amateurs traditionnels et des tournées (c'est la tournée de Judith Anderson qui révèle Pirandello (C) au public montréalais cette année là), mais qui n'est plus accessible aux francophones (une seule tournée en 1931 exploite le succès de Topaze (A tendant vers B) ou qui ne l'est pas encore (en 1932 la «Société Artistique Idéale» en est à La Marraine de Charley).Au cours des années qui suivent, le Stella connaît de sérieuses difficultés (incendie en mars 34; démêlés avec la censure à propos «d'indécentes plaisanteries. . . hors texte»); surtout, des erreurs de programmation (on va du pur «suivisme» par rapport à ce qui se joue en France, sans tenir compte des contextes sociaux et politiques différents - reprenant donc une situation «coloniale» - à un détachement complet des contingences historiques, avec un répertoire idéaliste quasi-religieux -, ce qui constitue également une position de repli - ) entraînent une désaffection du public et mettent en cause l'originalité de l'expérience. En 1935 le Stella doit fermer ses portes après des tentatives «sporadiques» comme dit Béraud pour subsister en fàisant appel à des recettes locales (notamment des revues, très étroitement liées à l'ici et au maintenant.17 Au contraire le M.R.T. poursuit sa carrière sans crise majeure à cette époque. Mieux, alors que la compagnie francophone s'essouffle et recourt à des expédients qui atténuent la portée de sa tentative, avant de renoncer tout à fait le M.R.T. élargit son action, accentue son ouverture, de deux façons: il fait une place plus importante à un répertoire qui ne relève pas des traditions «coloniales» du groupe anglophone, et présente des pièces de domaines culturels différents (français, scandinave, russe); il établit une «section française» qui permet de continuer une activité de production novatrice après la faillite du Stella, et qui, à long terme, prépare des animateurs (ainsi Dagenais qui organisera L'Equipe et Yvette Brind'Amour future fondatrice du Rideau Vert y font leurs premières armes). A bien des égards, le M.R.T. sert de relais entre le Stella et les Compagnons, qui commenceront leur activité en 193718 Il permet dans une certaine mesure de pallier à la faiblesse des structures de production propres à la communauté francophone, et intervient comme facteur d'ouverture culturelle pour les deux grandes communautés montréalaises.19
Au cours de la période qui nous concerne, il semble que parmi les oeuvres de type (C) qui sont présentées aux publics montréalais, une place privilégiée ait été accordée aux pièces émanant de l'autre grande aire culturelle (C1), par rapport à celles provenant de cultures «tierces» (C2,C3,C4 etc). Nous avons noté que le Stella en 1930 présentait Somerset Maugham. Tout à la fin de notre période les Compagnons se feront un succès avec La Nuit des Rois de Shakespeare (1946) et L'Equipe jouera Le Héros et le Soldat de chocolat de Shaw après s'être imposée en 1945 avec Le Songe dune Nuit d'Eté20 Entre ces dates, je relève Le Grillon du Foyer (1938 M.R.T. français) Tessa de Margaret Kennedy - pièce adaptée par Giraudoux il est vrai (L'Equipe 1943).
En face de ce répertoire C1, nous avons un Pirandello (Chacun sa vérité, M.R.T. français 1938 - «C2»), une adaptation d'après Dostoievsky (Crime et Châtiment M.R.T. français 1939 - «C3»), et Le Chant du Berceau de Martinez Sierra (Compagnons 1944 - «C4»): autant dire qu'on ne saurait dégager de lignes de forces dans ce qui est emprunté à des cultures «tierces». Du côté anglophone, si l'équilibre Cl/C2,C3,C4 etc. est mieux conservé, il y a tout de même prépondérance de ci. Ainsi en 1931 nous avons R. U.R. de Capek (C2) et La Souriante Madame Beudet d'Amiel (C1; en 1933 Noé, d'Obey (C1 qui aura une large audience chez les francophones) et Hedda Gabler (C3); en 1936 The Inspector General, d'après Gogol (C4) mais aussi Miracle of our Lady de Ghéon (C1) en studio. Même si l'on ne tient pas compte des productions du M.R.T. francophone, (e.g. Une vilaine femme brune de Guitry) on relève parmi les pièces données en studio The late Christopher Bean (Attention à la peinture!, de Fauchois) et The Marvellous history of St Bernard (Ghéon): première production en studio, dirigée par Charles Rittenhouse). Aucune autre aire culturelle (tchèque, C2, allemande - Mary Stuart, C5 - , italienne - Commedia dell'arte, C6 - , hongroise - Liliom C7 - espagnole - Cradle song C8) ne peut offrir autant de productions, les mieux traitées (scandinave C3: à Hedda Gabler ilfaut ajouter Ghosts en studio, ce qui met Ibsen à égalité avec Ghéon!; russe C4, où nous trouvons aussi Uncle Vania en studio) ne venant avec deux pièces que loin derrière C1, avec six pièces21 Cependant, si quantitativement on s'intéresse au répertoire français, on se cantonne dans des pièces qui ne posent guère de problèmes idéologiques (alors qu'on joue du Shaw, ou des pièces d'Elmer Rice, sans parler de Karel Capek, de Schiller ou d'Ibsen), ou esthétiques (alors qu'on monte The Chester mysteries ouen studio Oedipus Rex, voire Liliom et la Commedia). De ce point de vue les francophones s'attaquent à des textes plus complexes ou d'une plus haute tenue littéraire (Shakespeare, Shaw). Il faudra attendre les années 50 pour voir Molière joué par des anglophones ayant quelque métier: quant à Corneille ou Marivaux il n'en est pas question.
Tout se passe comme si chaque communauté culturelle était
prête à jouer en traduction des oeuvres du répertoire
de sa voisine acceptées idéologiquement ou esthétiquement
par cette voisine: Ghéon et Obey seront des auteurs très
souvent montés par les Compagnons;
Shakespeare et Shaw ont
une large place dans le répertoire du M.R.T. anglophone. On peut
alors se demander si le "prélude à l'ouverture" que constituent
les années 30 ne commence pas par un regard jeté sur l'enclave
voisine, par un effort pour comprendre un étranger familier. Le
fait que plusieurs oeuvres «tierces» (Martinez Sierra, Pirandello)
aient été jouées un peu plus tard quasi-simultanément
en traduction française et en traduction anglaise semblerait confirmer
cette hypothèse, en nous marquant une nouvelle étape dans
la prise de conscience d'une relation. Seulement il s'agit de savoir dans
quelle mesure cette prise de conscience est participation à un
jeu
sinon à une mystification, acceptation d'une certaine représentation
par autrui comme présentation d'autrui. Il se pourrait bien alors
qu'à la dépendance «coloniale» par rapport à
la culture parentale se substitue une dépendance «fascinée»
par la culture soeur.
LES ANNÉES DIFFICILES: CRISES ET RENAISSANCES DES THÉÂTRES À MONTRÉAL 1929-45
Pierre B. Gobin
1 Je n'ai pu trouver dans les études publiées
que
des bribes d'information, en ce qui concerne le domaine francophone (L'énorme
«somme» que constitue le tome v des Archives des lettres canadiennes,
intitulé le Théâtre canadien-français
(Montréal,
Fides 1976) ne consacre qu'un article au «Théâtre
professionnel à Montréal de 1898 à 1937». John
Hare, chercheur intègre, scrupuleux, remarquablement informé,
n'accorde guère que deux pages (246, 247) à la période
qui m'intéresse. Les souvenirs du Père Legault dans le même
ouvrage sont très anecdotiques en ce qui concerne «les Compagnons
de St Laurent (1937-1952)». Les thèses portant sur les Compagnons,
et les présentations historiques d'ensemble comme celle de Jean
Béraud, 350 àns de théâtre au Canada
français, Montréal 1958, n'offrent guère que des
données fragmentaires ou «brutes») et en ce qui concerne
les productions anglophones. jusqu'ici, en dépit de l'aide précieuse
de Heather McCallum et de ses collaborateurs, ainsi que de Richard Plant,
je n'ai pu non plus établir de contacts avec des chercheurs consacrant
une part importante de leurs efforts à cette période. A cet
égard, je crois qu'une des rubriques les plus importantes de la
Revue
d'Histoire du Théâtre au Canada pourrait bien être
l'échange de renseignements concernant les recherches
en cours
(prélude à l'établissement éventuel d'un
annuaire ou répertoire des chercheurs où les membres de l'Association
décriraient non seulement leurs travaux publiés, mais aussi
leurs projets plus ou moins avancés).
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2 «Filtres de la réception et facteurs
d'ouverture, répertoires européens et publics québecois»
travail présenté à l'atelier sur les problèmes
de la réception au 9ème congrès de l'AILC/ ICLA, Innsbruck,
août 1979 et actuellement sous presse. Dans cette étude destinée
à des comparatistes, je mettais l'accent sur les pièces européennes
appartenant à des aires culturelles «tierces», c'est
à dire excluant les domaines anglais et français. Ici au
contraire ayant à, traiter d'une période relativement plus
«maigre» et où les liens avec les «métropoles»
demeuraient plus forts, il me semble utile d'inclure ces domaines, et cela
d'autant plus que je m'adresse au premier chef à des chercheurs
canadiens.
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3 Ceci s'applique à l'époque considérée.
Le développement des études scénographiques, l'existence
de revues leur accordant une large place, la possibilité matérielle,
l'aptitude technique, la reconnaissance théorique de la nécessité
de mieux enregistrer et traiter les documents modifieraient sans doute
les données si l'on travaillait sur un corpus plus récent
du moins en ce qui concerne la production seconde - un atelier tenu les
6 et 7 juin 1980 à Victoria University (UofT) sous les auspices
de l'Institut International de Sémiotique vient de me le confirmer;
j'attends beaucoup à cet égard du colloque sur la théâtralité
que ma collègue Josette Féral (Dept. of French, UofT) organise
pour les 14, 15 et 16 novembre prochains.
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4 Il s'agirait ici de recherches sur la sémiologie
des spectacles qui pour l'instant n'ont suscité que peu de travaux;
en français ceux de Kowzan, d'Ubersfeld sont les plus notables mais
plusieurs Canadiens ou chercheurs travaillant au Canada, ont déjà
apporté une contribution significative (e.g. Bouissac à Toronto,
Laroche à Québec, Pavis à Montréal); les travaux
de Hans G. Rupprecht d'Ottawa sont publiés surtout en allemand.
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5 Voir sur ce point les publications de Baudoin Burger
et les recherches récentes de Ramon Hathorn.
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6 En ce qui concerne le domaine francophone L'Eglise
et le Théâtre au Québec de Jean Laflamme et Rémi
Tourangeau (Montréal Fides 1979) offre des premiers éléments
pour l'étude des rapports idéologiques, en mettant toutefois
encore l'accent sur des considérations morales et
explicites,
prépondérantes
pour l'instance spécifique étudiée.
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7 Au sens fort, lié à l'étymologie
(allogène), et au sens de l'anglais foreign. La relation de la carrière
du magicien "Isengrim" dans la trilogie romanesque de Robertson Davies
est significative: un Canadien ne devient un mainte dans les arts du spectacle
qu'en surmontant une exclusion, et en s'affirmant «en pays étranger».
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8 Il est significatif que les travaux des chercheurs
aient jusqu'ici tendu à privilégier l'étude des
exceptions
à
cet état de choses (théâtres construits par des collectivités
ou des promoteurs canadiens, tournées basées en Ontario,
études locales portant sur des problèmes généraux,
répertoire canadien des temps hérdiques, etc.)
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9 Cela ne veut pas dire qu'une telle étude ne
soit pas possible. Un relais utile dans ce cas pourrait être donné
par la reprise (et/ou le «remake») d'un texte ancien dans une
production récente, comme par exemple les Faux Brillants de
Marchand dans la version de Jean-Claude Germain. Une communication récente
de Louise Forsyth ouvre la voie à cer-genre de travail.
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10 J'utilise l'oppositon de Georges Bataille entre
l'homogène
(tout ce qui est tenu pour «normal» dans une société
qui fonctionne bien) et l'hétérogène (insolite,
marginal, non récupérable, qu'il soit sacré
(hétérogène
haut) ou considéré comme déchet (hétérogène
bas), bref la part maudite)qui me semble très féconde.
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11 Il est vrai, comme le montrent bien Laflamme et
Tourangeau (op. cit. pp 301-305) que les prélats dénoncent
toujours les divertissements avec vigueur. Mais c'est surtout le cinéma
qui est la cible de leurs attaques (il convient d'ailleurs de ne pas confondre
cinéma et représentations dramatiques sous le vocable de
<théâtre»
comme semblent le faire parfois ces auteurs, e.g. p 302). Les campagnes
de la «Ligue du dimanche» constituent sans doute une position
de repli par rapport à l'interdiction pure et simple des spectacles.
La question du théâtre mixte et du théâtre collégial
est traitée par Laflamme et Tourangeau dans le même chapitre
(pp 305 et suivantes) et dans
Archives V (article de Jeanne
Corriveau pp 169-201 et articles de John Hare déjà cités).
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12 Sur ce genre de personnages et sur l'humour qui
leur est associé, voir l'introduction de Pierre Pagé à
son anthologie Le Comique et l'humour à la radio québécoise,
eds.
La Presse, 1976 qui montre bien comment la «charge» sympathique
a aussi une pertinence sociale.
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13 Comme le demandait Myron Galloway dès mars
1950 dans Cue, la revue du M.R.T., associant l'activité des
compagnons
et leur évolution vers le professionnalisme avec la découverte
(ou la «naissance») de dramaturges canadiens.
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14 En l'état actuel de mes recherches, je n'ai
pu encore me livrer à un dépouillement détaillé
de journaux ou revues de toute la période qui me permettrait de
compléter ces données non plus qu'à une étude
des pièces soumises aux éliminatoires régionales
du Festival. je n'ai pu non plus dater les productions «en studio»
du M.R.T.
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15 Cette ouverture est plus sensible après 1944-45,
comme je le suggère dans mon étude présentée
au congrès de l'AILC/ICLA à Innsbruck.
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16 Cependant, même dans le cas (C), il ya encore
à cette époque dépendance par rapport à la
«métropole» comme le souligne un article de Paul Lefebre
et Pierre Ostiguy «L'adaptation théâtrale au Québec»,
Jeu
9 (automne1978) pp 32-47:
Longtemps les pièces étrangères, autres que
celles de la France, nous sont parvenues à travers des traductions
(et toute traduction est une lecture) faites à Paris. Bien entendu
il en va de même pour les textes traduits vers Panglais, à.
cela près qu'il existe alors DEUX centres majeurs de traduction,
et que l'option «nord américaine» de New York peut donner
plus longtemps l'illusion d'être adéquate.
Je ne traite pas du répertoire D dans le présent article.
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17 Henri Letondal, le principal animateur de ces revues
avait été -chansonnier et «diseur» dans un cabaret,
en même temps qu'auteur dramatique. Il conviendrait d'examiner la
relation entre les revues et la dramaturgie proprement dite aussi bien
dans une perspective historique et sociologique que dans une perspective
structurale.
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18 Le travail de Mario Duliani mérité
toute une étude, dont Béraud ne nous offre que l'amorce (p
235) et pour laquelle les éléments ne semblent pas avoir
été recueillis par le M.R.T.: Cue par exemple n'apporte
pas de renseignements sur les productions en français de Chacun
sa vérité de décembre 1938, ou de Crime et
châtiment, en 1939.
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19 C'est je crois seulement à la fin des années
50 que les compagniès francophones seront matériellement
et surtout idéologiquement aptes à se passer de ce facteur
d'ouverture. L'activité théâtrale francophone à
Montréal prendra alors nettement les devants; c'est peut être
là des raisons de la langueur du M.R.T. au cours de ses dernières
années (voir note 2).
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20 Le Songe fut aussi joué par d'autres
groupes durant la même période notamment par Radio Petit Monde
en 1935. Chose curieuse, les Compagnons ne jouent aucune pièce du
répertoire (C) avant 1944 (Le Chant du Berceau de Martinez
Sierra «C4» Cf. l'appendice 1 de l'ouvrage d'Anne Caron Le
P.E. Legault. . . Fides 1978).Je ne compte pas ici les tournées
(Gaby Morlay 1938
Victoria Regina) même prolongées
(Ludmilla
Pitoeff et Youl Brynner 1943 La Maison de Poupée).
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21 Il est possible que certains titres m'aient trompé;
je ne sais par exemple à quoi renvoie The Liar (il Bugiardo de
Goldoni, Le Menteur de Corneille, ou une autre pièce?).
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