ROSEMARIE BISSONNETTE, "Une Bagarre très politique." St. Boniface: les Editions des Plaines. 1981.

INGRID JOUBERT

Une pièce de théâtre francophone vient d'être publiée au Manitoba par les Éditions des Plaines. L'auteur d'Une Bagarre très politique est Rosemarie Bissonnette, originaire de Saint-Jean-Baptiste, village canadien-français des environs de Winnipeg. Après avoir assuré des emplois aussi variés que ceux de l'enseignement, du journalisme et de l'administration auprès du gouvernement fédéral, elle fait ses débuts dans la création théâtrale.

En fait, son village a eu un rôle important à jouer dans la naissance de la pièce qui vient d'être publiée. Car initialement, le comité organisateur des fêtes du centenaire de la paroisse lui avait demandé d'écrire 'quelque chose' sur les origines de Saint-Jean-Baptiste. Après s'être amplement documentée sur l'époque concernée, Rosemarie Bissonnette a choisi dans l'histoire locale un épisode particulièrement dramatique où s'affrontaient durement les partis anglophone et francophone dans une lutte pour le pouvoir politique. Le curé de la paroisse, M. David Fillion, s'était trouvé malgré lui au centre de la bataille, en assumant un rôle de 'leader'. Comme l'indique la dédicace, la pièce est ainsi censée rendre hommage à la fois aux fondateurs du village et, de façon plus générale, au courage et à la persévérance des pionniers, dont l'auteur évoque avec beaucoup d'émotion les difficultés redoutables.

Selon le témoignage du préfacier Pierre Gagné, curé de Saint-Jean-Baptiste, Une bagarre très politique a été représentée avec grand succès en 1977 lors des célébrations du centenaire du village. Cette pièce a donc été écrite sur mesure, pour ainsi dire. Deux particularités s'en suivent: son inspiration historique et sa conception réaliste. Ce double aspect est apparent dans le souci de documentation dont fait preuve l'auteur et qui se traduit par l'adjonction d'appendices formés par une série d'articles de l'époque évoquant en détail l'épisode sur lequel est basée la pièce. Même souci se retrouve dans l'origine des personnages, dont l'auteur affirme l'authenticité historique. Comme tout drame historique, celui-ci tente d'insérer action et personnages dans un cadre aussi conforme que possible à la réalité de l'époque. Ainsi le décor très sobre, dont tous les éléments servent l'action, évoque-t-il le dénuement et la simplicité de la vie studieuse de l'abbé Fillion dans son presbytère. Les différentes atmosphères sont créées par les variations de l'éclairage. La fragilité de ce petit espace humain est suggérée par la proche présence d'un monde extérieur hostile, qu'il s'agisse de l'hiver canadien ou de la pression brutale d'êtres ennemis. Le décor fonctionnel du troisième acte, qui se passe au tribunal, rend explicite, par sa disposition spatiale, la confrontation sans merci entre deux groupes linguistiques et politiques.

Un même souci de réalisme se fait sentir dans les nombreuses indications scéniques qui, dans les scènes d'action en particulier, ont tendance à écraser le texte. Comme dans une chorégraphie, le moindre geste, la moindre attitude des personnages sont déterminés par l'auteur, qui laisse peu d'initiative au metteur en scène. Ainsi toute l'attention est-elle portée vers l'aspect événementiel du sujet dont on souligne le caractère véridique à l'égard du modèle historique. Et le pouvoir de la pièce tient en effet à l'orchestration efficace des différentes, forces en conflit et à l'agencement des phases successives de l'action. Par contre, l'épaisseur psychologique des personnages a été sacrifiée au réalisme historique.

Ce dernier est mis en relief par les divers niveaux de langage utilisés, dans un effort pour marquer la place occupée par les personnages dans la société. Les religieux parlent de façon plus distinguée que les politiciens, au langage d'action, - et aussi que les cultivateurs dont l'expression est savoureuse et pittoresque. Par ailleurs, ce désir de réalisme linguistique a posé un problème majeur à l'auteur: comment faire parler le parti anglophone dans une pièce française? En même temps que le niveau argotique de leur parler, correspondant à la vulgarité brutale de ces personnages, on note qu'ils s'expriment dans un drôle de mélange d'anglais et de français. Dans la scène des élections, Klyne et Grant répondent essentiellement en anglais aux questions posées en français. À l'arrivée de Taylor et Bell au presbytère leur échange de paroles avec Fillion se fait en anglais, mais quand les deux premiers sont seuls, ils se parlent en français! Mais le comble de l'ambiguïté linguistique se trouve lors du procès qui se tient entièrement en français, malgré la présence d'un juge et d'un procureur anglophones. En outre, Taylor y parle un français impeccable et Henderson, autre assaillant, qui avait toujours répondu en français à l'avocat, répond à la question: 'Est-ce que vous comprenez le français monsieur Henderson?' par: 'Ben . . . non.' Un réalisme intégral aurait exigé que toutes les scènes comptant des anglophones soient conduites en anglais, y compris le procès. Un mélange de conventions théâtrales et de réalisme scénique fait ressortir les limites de ce dernier ...

Une bagarre très politique se compose de trois actes d'importance inégale dont chacun évoque un moment différent: le premier se situe le 11 décembre 1878, le deuxième 5 jours après, tandis que le troisième saute au 16 janvier 1879. À cette dispersion temporelle, due au désir d'évoquer à la fois l'action et ses répercussions légales et politiques, correspond l'éclatement spatial: les deux premiers actes se passent au presbytère de l'abbé Fillion, alors que le dernier se situe au tribunal où se déroule le procès. Ces deux lieux correspondent aux deux volets de la pièce: bagarre et signification politique. Or le risque de dispersion de l'action est évité par l'unification de l'intrigue autour du personnage central de Fillion qui sert de lien entre les deux parties: la bagarre entre les partis anglophone et francophone a lieu chez lui, qui sera l'accusé principal du procès.

L'action même frappe par la variété des registres qu'elle déploie: scènes de violence physique ou de tension psychologique alternent avec des scènes d'apaisement et de joie. Les deux pôles du drame sont l'agression répétée intervenant dans le premier acte et la lutte juridique occupant le troisième, pôles autour desquels sont groupées les scènes de moindre tension dramatique. Le premier acte, découpé en une multitude de petites scènes (14), développe une forte tension dramatique qui monte par paliers, de l'inquiétude, provoquée par le résultat des élections, aux coups de feu et à la brutalité déployée par les agresseurs anglophones. Le deuxième acte, nettement plus lent dans son rythme, est plutôt faible; il sert essentiellement de transition entre les deux autres et de préparation pour le troisième! La seule justification dramatique de cet acte est de fournir une accalmie entre deux périodes d'agitation.

Le troisième acte, formé d'une longue scène unique, articulée selon les diverses phases de l'interrogatoire de l'avocat Dubuc, dégage toutes les implications politiques et juridiques de la bagarre initiale, et aboutit à la justification entière des religieux. Pourtant, l'auteur aurait pu exploiter bien davantage le potentiel dramatique d'une telle scène de procès: la faiblesse de l'accusation et l'attitude favorable du juge envers la cause francophone rendent l'issue par trop prévisible, au détriment des effets d'incertitude et de surprise. Le point culminant de la pièce se situe donc plutôt à la fin du premier acte, Véracité historique et exigences dramatiques seraient-elles incompatibles?

La création des personnages soulève un problème analogue. À part l'abbé Fillion dont la forte personnalité s'impose à certains moments, les autres personnages évoquent la seule silhouette de leur modèle historique dont ils portent le nom, sans accéder à une vraie autonomie psychologique. L'orientation tout événementielle de l'action ne permet guère un approfondissement des personnalités. Elles représentent plutôt les diverses composantes d'une situation collective. Or un tel procédé, inhérent au genre du drame historique, comporte le risque d'une schématisation excessive dans le partage des 'bons' et des 'méchants', risque augmenté dans cette pièce par le fait que celle-ci est censée rendre hommage aux fondateurs francophones du village. En effet, l'équilibre dramatique est mis en danger par l'aspect exclusivement négatif du parti anglophone dont la noirceur contraste avec la pureté et l'héroïsme des protagonistes. C'est une technique empruntée au mélodrame.

Il est donc évident que les intentions de l'auteur sont d'ordre polémique: par une polarisation des structures dramatiques, il oblige le spectateur à en dégager des conclusions évidentes. Cette orientation unilatérale du sens va à l'encontre d'un souci de complexité qui ferait appel à la liberté d'interprétation du destinataire.

Une telle problématique est celle de toute pièce fortement engagée. Souci historique et exigences dramatiques peuvent entrer en conflit. Et ce n'est pas sans raison que le théâtre classique distinguait entre 'vrai' et 'vraisemblable'. Par ailleurs, le choix du sujet lui-même est tendancieux: un épisode brutal (la bagarre) est présenté comme une illustration de l'ensemble des rapports politiques régnant entre deux groupes linguistiques en conflit. Et la présentation de la matière est encore plus partiale: par identification dramatique avec les personnages francophones, nous sommes invités à célébrer leur victoire sur un adversaire brutal et sans scrupules.

Une telle perspective prend sa valeur dans le contexte qui l'a engendrée: rendre hommage au courage et à la capacité de résistance des fondateurs de la paroisse de Saint-Jean-Baptiste lors d'une célébration du centenaire de celle-ci. Comme évocation d'un moment historique précis où la lutte contre les anglophones n'était qu'un aspect particulièrement pénible d'un combat acharné pour la survie, Une bagarre très politique offre un témoignage précieux aux Franco-manitobains. Il leur permettra d'y puiser force et encouragement pour une lutte de tous les jours qui, sans être aussi dramatique, n'en est pas moins difficile à soutenir. Ainsi, passé et présent se rejoignent dans l'esprit du lecteur de la pièce, qui, dès l'origine, était une oeuvre de circonstance.