FORUM - Un demi-siècle de théâtre de langue française dans la région Ottawa-Hull par GUY BEAULNE

In this Paper, originally Presented in English to the Association for Canadian Theatre History at its meeting in Ottawa in June 1982, Guy Beaulne recalls fifty years of theatre in tbe French language in the Ottawa-Hull region.

Dans cette communication donnée à l'origine en anglais a l'Association d'histoire du théâtre au Canada lors de sa réunion à Ottawa en juin 1982, Guy Beaulne retrace cinquante années de théâtre de langue française dans la région d'Ottawa et Hull.

Ce dimanche après-midi, je me sentais heureux et fier comme un prince. J'étais assis à côté de l'homme que j'aimais par-dessus tout et je tenais la boîte à merveilles qu'il m'avait confiée. Le tramway roulait sur la rue Sussex et nous nous arrêterions au coin de la Cathédrale. De l'autre côté de la rue était la vieille Académie de la Salle, où mon père donnait un spectacle en matinée dans le petit théâtre. La pièce était du protonotaire Horace J. Kearney de Hull, et c'était là une des dernières apparitions de Wilfrid Sanche dans Louison et son garcon vont à l'Exposition. (Wilfrid Sanche, comédien et metteur en scène, a pris sa retraite du théâtre en 1932.) Celui-ci était venu à Hull de Sainte-Scholastique (Mirabel) en 1884, à l'âge de cinq ans. Mon père aussi était de Sainte-Scholastique (Belle-Rivière) et était arrivé à Ottawa avec ses parents et son frère en 1901. Ces deux hommes deviendraient les principaux animateurs et chefs de file du théâtre de langue française sur les deux rives de l'Outaouais.

Nous descendîmes du tramway et, la main dans la main, nous nous dirigeâmes vers le théâtre. C'était un moment de joie profonde qui prit fin tout à coup, dans une impression de fin du monde, quand mon père se tourna vers moi et me dit: 'Ma boîte? Qu'est-ce que tu en as fait?' J'étais écrase, anéanti. je l'avais oubliée!

Il y eut un conciliabule à l'entrée de la salle où il fut décidé que je me rendrais à l'arrêt de la rue Sussex, que j'attendrais le retour du tramway du bout de la ligne et que je réclamerais la boîte au conducteur. Il faisait froid et la neige avait commencé de tomber, mais j'étais heureux de faire ainsi pénitence pour racheter ma faute stupide. J'attendis donc jusqu'à ce que le tramway réapparaisse et s'arrête dans son bruit de cloche à pédale. Le portillon s'ouvrit dans un sifflement et le conducteur descendit en me tendant la valise: 'Dis à Léonard que j'en ai pris bien soin. Bonne séance!'

Papa était connu comme homme de théâtre, assurément, mais il avait également bon nombre d'admirateurs comme athlète. Son père était forgeron-charron à Sainte-Scholastique, comme son père avant lui. A la suite d'un grave accident de ferrement, grand-père avait réussi, par l'entremise de son député, à devenir peintre en bâtiment au ministère des Travaux publics. Papa s'était inscrit au cours commercial du collège que les Oblats de Marie-Immaculée avaient ouvert à Bytown en 1850 et qui, depuis 1866, était devenu l'Université d'Ottawa. C'est pendant ces années qu'il prit un intérêt très vif pour le sport. Il avait de l'endurance, était de bon tempérament, entêté et d'une agilité exceptionnelle pour sa carrure et son poids. Il devint une étoile de rugby, ce qui lui permit d'être de l'équipe de championnat du club d'Ottawa. Il était aussi un joueur recherché de lacrosse et un ardent lutteur. Il rêvait de joindre le cirque et il serait parti, n'eût été sa mère à laquelle il était tendrement attaché. Cependant, il apprit les trucs de la foire et de l'illusion qu'il pratiquait à l'occasion, entre deux matches de lutte, avec des caravanes de spectacle. Il est remarquable que ce petit gars de la terre, qui n'avait reçu qu'une formation élémentaire, devint le chef incontesté du théâtre de langue française en Ontario, le directeur artistique de l'Université d'Ottawa, pendant plus de 30 ans, et un professeur d'élocution recherché et respecté. Sur sa tombe, au cimetière Notre-Dame à Vanier, on peut lire: 'Homme de théâtre'.

Wilfrid Sanche arriva à Hull alors que la petite ville était en fête. Les Oblats, qui avaient étendu leurs services spirituels jusqu'à la paroisse Notre-Dame de Hull, venaient d'inaugurer l'Oeuvre de la jeunesse, service qui s'occupait non seulement des loisirs habituels mais qui instaurait un groupe de théâtre, le Cercle dramatique de l'Oeuvre de la jeunesse. Il donna, la première représentation théâtrale de la région, Exil et Patrie, du père Hamon, s.j.

Les cercles littéraires et dramatiques au Canada français furent pendant de nombreuses années une forme paroissiale populaire d'action sociale, culturelle et politique. Plusieurs de ces sociétés étaient des cellules d'inspiration nationaliste et patriotique nées de l'esprit de la rébellion de 1837. Elles créaient un milieu de rencontre, des occasions de discuter et d'évaleur l'énergie et la volonté morales et politiques de la nation, ainsi que de trouver les moyens de mieux exprimer et faire valoir les idéaux de fierté et les aspirations vitales du Canada français. A partir de 1884, le Cercle dramatique de Hull remporta l'adhésion et la faveur de la population.' Peu après, d'autres cercles naissaient à Pointe-Gatineau (1886), Aylmer (1894) et Masson (vers 1898).

Le 26 avril 1900, Hull était victime d'une conflagration qui détruisit le théâtre en paralysant l'action du centre de jeunesse. Aussitôt, deux autres sociétés prirent la relève: le Cercle dramatique et athlétique de la Garde d'épée Léon XIII, dont le directeur était Arthur Fréchette, et le Cercle dramatique des jeunes gens.

En 1903, un nouveau théâtre la salle Notre-Dame, ouvrait ses portes. Le Délégué apostolique, Mgr Sbaretti fut présent, de même que l'Archevêque d'Ottawa, Mgr Duhamel, ainsi que le Premier ministre du Canada et Lady Laurier. Les Oblats en avaient assumé les frais de construction. L'architecte était Charles Brodeur. Le théâtre avait 844 fauteuils, un balcon et quatre loges près de l'avant-scène. Coût révélé: 5 966$. Le Cercle dramatique Notre-Dame de Hull était, jusqu'en 1908, le lieu principal de la vie culturelle sur la rive nord de l'Outaouais. La salle Notre-Dame demeure pendant 42 ans le théâtre principal et la salle de concert la plus importante de la ville.

Le Cercle dramatique avait établi un circuit de tournée qui l'amenait à Ottawa, Aylmer, Buckingham, Sainte-Scholastique, Maniwaki, Gracefield, Rockland et Masson. De 1903 en 1908, il offrit entre cinq et sept pièces par saison. Son répertoire était composé des mélodrames populaires à Paris (tels Les Pirates de la savanne, Michel Strogoff, Les Boucaniers, Le Courrier de Lyon, Les Aventuriers, La Prise de Jérusalem, Gaspard, Le Fils du pendu, Le Forgeron de Strasbourg) auxquels on ajouta plus tard des pièces canadiennes: les comédies à succès de Horace J. Kearney, les courtes farces de Regis Roy et le Félix Poutré de Louis Fréchette.

En 1909, la Compagnie d'amusement de Hull ouvrit son théâtre Odéon sur le site même de l'ancienne salle Saint-Joseph, au coin des rues Principale et Courcelette. La salle élégante et spacieuse coût a 30,000$. jusqu'en 1917, elle était le foyer du Groupe Wilfrid Sanche. Le journaliste Edgar Boutet indique dans un recueil d'articles, '85 ans de théâtre à Hull' (l 969), qu'au moment de sa mort en 1941 à l'âge de 61 ans, Wilfrid Sanche avait sans doute dirigé plus de 200 productions de diverses pièces dans la région d'Ottawa. C'est un commentaire évidemment enthousiaste mais peu vraisemblable. Cependant, il indique bien l'activité considérable de Wilfrid Sanche comme directeur et metteur en scène.

A Ottawa aussi, les groupes d'amateurs étaient actifs. Le plus ancien fut le Cercle dramatique de la Salle, fondé en 1892 par son directeur dans la paroisse Sainte-Anne de la Basse-ville.

Léonard Beaulne et Hector Laperrière fondèrent en 1905 le Cercle Crémazie qui connut quelques années d'activité. Son premier spectacle etait L'Expiation, un drame de Lebardin, religieux français, présenté dans la salle paroissiale de l'église Hintonburg. Quatorze ans plus tard, en 1919, le folkloriste Charles Marchand organisa le Cercle Marie-Jeanne qui jouait au Monument National, nouveau théâtre au coin des rues George et Dalhousie. C'était la propriété de la paroisse Notre-Dame. Il avait plus de 700 fauteuils, un grand balcon bien incliné sur des colonnes de fer et quatre loges à proximité de la scène. C'est là que Léonard Beaulne passa les années les plus ardentes de sa vie théâtrale. Ce fut pendant ma jeunesse un second chez-moi, dont je vous parlerai davantage tout à l'heure.

Entretemps, un troisième animateur était Ernest Saint-Jean prêt à prendre une place importante dans notre théâtre. Il avait fait ses débuts à 12 ans avec le Cercle -dramatique de Hull en jouant un rôle muet dans le mélodrame si populaire Les piastres rouges, pièce constamment reprise jusqu'à la Deuxième guerre. Saint-Jean était devenu depuis un comédien régulier. En 1910, il decida de prendre la direction du Cercle Saint-Jean qui, pendant les 12 prochaines années, aurait un auditoire considérable et fidèle. Dans la seule saison de 1914, le cercle présenta huit pièces d'auteurs français et canadiens.

Ernest Saint-Jean était un homme de trempe et un meneur d'hommes. Léonard Beaulne le respecta et se joignit à lui. Les amateurs de spectacles d'Ottawa et de Hull furent généreusement, servis. Les soirées de gala sous le patronage de citoyens éminents etaient fréquentes. En 1922, Saint-Jean abondonna. il revint à la scène en 1934 en fondant le Cercle Marie-jeanne, du nom de l'un de ses grands succès.

Avec le départ de Saint-Jean, Léonard Beaulne était prêt à organiser sa propre troupe. Pour lui, le théâtre était devenu une vocation profonde. Il était convaincu de la dimension culturelle. Il croyait qu'une évolution de la conscience populaire est possible et que le théâtre peut devenir une école populaire de langue et de diction. Pour affermir cette action, il avait déja fondé l'Ecole de diction Notre-Dame en 1920. En 1919, il avait été nommé directeur artistique de la Société des débats français de l'Université d'Ottawa. Le spectacle des élèves était un événement artistique annuel attendu avec intérêt. L'impact artistique du Groupe Beaulne, ainsi que celui des troupes qui l'avaient précédé dans la région Ottawa-Hull, est évident dans cette citation tirée du Droit (1928) où l'on parle du point central duquel rayonne tout le théâtre amateur dans la Capitale.


 
L'ainé de ses autres frères, il a périodiquement contribué aux autres groupes en formation, souvent en leur sacrifiant ses plus beaux talents. Monsieur Beaulne et ses collègues nous ont donné plusieurs exemples de la manière dont il faut s'y prendre pour la conservation de la langue française à Ottawa. Ils ne font pas simplement du théâtre, comme on dit souvent en termes du métier: ils font plus que cela, animés d'une souveraine ambition, qu'il est bon de signaler ici; ce qu'ils font gratuitement sous une forme amusante, récréative, éloquente bien souvent, c'est une école de langue et de mentalité française, excellente et d'une valeur incalculable; dans le milieu peu homogène où nous sommes exposés à voir diminuer l'héritage traditionnel du génie français, nos façons de croire, de penser et d'aimer sont françaises.


Pendant de longuer années l'influence de mon père a été considérable sur le théâtre d'ici. je me permets de signaler à l'appui de cette constatation un article d'un des rédacteurs du Droit, Victor Barrette (février 1948). Mon père venait de mourir à l'âge de 60 ans (octobre 1947):


 
On a écrit de belles pages sur le pur artiste qu'était ce diseur abondant et magnifique. Il en reste d'autres à écrire, et s'il fallait se répéter, ce ne serait pas pour diminuer le prix de tant d'éloges. L'ami Léonard a été le plus brillant et le plus constant serviteur de la langue française à Ottawa; on a dit à ce sujet la grandeur entraînante de son désintéressement. On l'a classé avec autant de raison parmi les apôtres du français en cette province, titre qui est le plus honorable qu'on puisse décerner aux plus grands de nos compatriotes. Il a laissé un nom, une famille, un héritage de succès, une doctrine et un exemple.


William Adkins, le directeur du Little Theatre, me redisait souvent son admiration et sa considération pour mon père. Il avait du respect pour son sens professionnel profond et rigoureux. Il aimait rappeler combien le travail était agréable avec lui parce que tout était prévu techniquement et que tout s'ajustait et s'agencait inévitablement quelle qu'en soit la complexité.

Voilà donc quelles ont été les racines du théâtre de langue française tel qu'il fut inventé et entretenu dans la vallée de l'Outaouais.

La boîte à maquillage était devenue ma propriété exclusive. je passais de longues heures dans le secret de ma chambre à m'enduire de gras et de fards, à me coller des postiches, à me dessiner des moustaches et des balafres. Le parfum des poudres me grisait comme il me grise encore aujourd'hui, éveillant des souvenirs et des phantasmes tantôt joyeux et tantôt troublants d'arrière-scène.

Dans mon quartier, la boîte merveilleuse était mon symbole d'autorité. je dirigeais des spectacles qui avaient lieu, pour la plupart, dans notre remise et mon gang avait le privilège de distribuer, de porte en porte, les feuillets de promotion que l'imprimeur livrait à mon père régulièrement pour son théâtre.

Le groupe de mon père était de caractère coopératif. Tout profit réalisé au contrôle était partagé selon un pourcentage consenti au préalable. Plusieurs comédiens ne jouaient que pour le plaisir de paraître en scène. Evidemment les profits étaient minces puisque le nombre de représentations était forcément limité par la dimension de l'auditoire disponible. Les acteurs répétaient le plus souvent plus d'un mois pour jouer quelques représentations. Des groupes mieux organisés pouvaient donner jusqu'à six ou huit représentations en jouant toutes les fins de semaine et en organisant des sorties dans la région. Souvent j'ai entendu ma mère, surtout pendant les années éprouvantes de la crise économique, reprocher à mon père de réduire sa part pour partager davantage avec ses comédiens. Au fond, c'est lui qui devait assumer tous les risques pour obtenir si peu en retour.

Une saison de six à huit spectacles imposait un lourd horaire de répétitions, une présence soutenue en salle après les heures de travail quotidien. Souvent les répétitions devaient avoir lieu à la suite de la représentation du soir alors que les acteurs étaient disponibles. je me souviens, par contre, de l'entrain des répétitions de fin de semaine dans notre salon, auxquelles on me permettait d'assister. Les salles de répétition étaient rares, et il était souhaitable d'avoir autant de réunions que possible dans les maisons pour diminuer les frais. Comme on me demandait habituellement de souffler j'étais alors au comble de mes joies érotiques, côtoyant la jeune première sur un plan de familiarité privilégiée.

Pendant la première moitié du siècle, le moindre des problèmes était le décor, à moins que vous ne projetiez une tournée importante. Comme de telles tournées étaient rares, il fallait s'accommoder de ce qui était disponible. Chaque théâtre avait un choix de cinq à huit décors (salle de bal, living-room, forêt ou jardin, fumoir ou bibliothèque, donjon, etc.). Même si les spectateurs les avaient vus souvent depuis dix ans, c'étaient là les décors à utiliser. Construire un décor exclusif coûtait cher et personne ne pouvait se le permettre. Le spectateur adaptait lui-même le décor aux besoins de l'action, des personnages et de la réalité historique. Meubler un décor était toujours un exercice frustrant. Pour les pièces d'époque les seuls fauteuils disponibles étaient ceux du Château Laurier. Ils étaient de style Tudor, il me semble, mais ils relevaient bien un décor pour Shakespeare ou Molière, ils soulignaient un style. Evidemment, il n'y avait pas un seul meuble Louis XIII, Louis XIV ou Louis XV dans toute la région. Après la Deuxième guerre, la première ambassade de France, rue Sussex, fut meublée en Louis XIV. J'invitai la fille de l'ambassadeur, Jacqueline de Hauteclocque, à se joindre à la troupe. Je pus ainsi emprunter les meubles de l'Ambassade pour composer un décor d'époque authentique. A d'autres occasions, il fallait s'accommoder des meubles de chez soi ou en emprunter chez le marchand de meubles en compensation d'un bloc publicitaire dans le programme. Il offrait habituellement de déménager lui-même la marchandise, à l'aller et au retour, pour s'assurer qu'il n'y aurait rien de brisé ni d'égratigné. Le seul ennui, c'est que l'on revoyait le plus souvent les mêmes ameublements d'exposition sur toutes les scènes. Dans les spectacles de mon père, on retrouvait inévitablement les fauteuils de notre salon ainsi que les tableaux et les tentures de la maison. Les acteurs qui avaient répété dans ce décor se retrouvaient sur scène en lieu connu.

Les costumes étaient loués à prix raisonnables. Ils venaient de chez Ponton, rue Notre-Dame est, à Montreal. On s'y procurait le maquillage ainsi qu'une bonne collection de perruques et d'accessoires de toutes époques qui avaient été achetés pour la plupart de compagnies françaises retournant en Europe après leur tournée nord-américaine.

Les matinées et les soirées du dimanche étaient des occasions de réjouissances au Monument National. Plusieurs spectateurs venaient pour les deux représentations et apportaient leur nourriture, ce qui leur permettait de pique-niquer à l'intérieur de la salle. D'autres, pour s'assurer de bonnes places en soirée, arrivaient plus tôt en apportant aussi à manger: le balcon s'animait ainsi bien avant le lever du rideau. Quand le spectacle commençait, des parfums d'oignons restaient un temps accrochés au plafond du théâtre.

Certains jours, le public devenait impatient et s'agitait en provoquant les comédiens, en se moquant d'eux ou en singeant leurs réplique s. L'auditoire entrait rapidement dans le jeu. Alors un des acteurs venait à l'avant-scène le prier de bien vouloir se calmer et laisser parler les comédiens. La menace ultime était d'interrompre le spectacle. Mais ces dialogues improvisés étaient habituellement un divertissement qui ravissait la salle. Quelques acteurs maladroits devenaient des têtes de turc et on était sans pitié avec eux. Quel plaisir je prenais à ces jeux!

Souvent, au cours de la matinée, des enfants qui ne parvenaient pas à suivre sautaient sur l'avant-scène et s'alignaient sur leur ventre de chaque côté de la boîte du souffleur. Le menton dans leurs mains arrondies, ils regardaient de plus près jusqu'à ce que leur tête tombât lourde de sommeil.

La fin des années 20 est le début d'un changement important dans notre théâtre. En 1929, la haute société d'Ottawa fonda son groupe de théâtre, La Rampe. Sa raison d'être était de «donner à la population canadienne-française l'occasion de passer le temps agréablement et de prendre contact de temps à autre avec les manifestations de la pensée et de l'art français». Sa vie serait courte, mais il remporterait les honneurs des premiers concours de pièces de langue française au Gala dramatique national (Dominion Drama Festival, 1933) sous la direction de l'excellent shakespearien Harry Hayes.

En 1929, le jeune comédien Oscar Auger, qui venait de terminer une saison avec sa nouvelle troupe, le Cercle académique de Hull, obtint une bourse d'étude du Gouvernement français et partit pour Paris avec sa fiancée, la comédienne Laurette Larocque. Ces bourses étaient exceptionnelles, et le jeune théâtre découvrit tout à coup l'espoir ardent de pouvoir élargir son horizon.

En 1932, les artistes créateurs se rassemblèrent à l'instigation des Pères Dominicains de la paroisse Saint-Jean-Baptiste. Ainsi naquit la société des Confrères-artistes du Caveau. Suivant son modèle, la guilde du Moyen Age, cette société groupait des cellules de chanteurs, de sculpteurs et de peintres, de littérateurs, d'écrivains et de comédiens. jusqu'au début des années 50, le Caveau était la plus influente société artistique et culturelle française d'Ottawa et de Hull, particulièrement sous la direction artistique de Florence Castonguay, comédienne et metteur en scène de grande sensibilité, qui sera célébrée autant à travers les concours du Dominion Drama Festival que dans la Capitale.

J'ai vécu la fébrilité du premier concours de ce Dominion Drama Festival en 1933. Mon père dirigeait, dans cette compétition régionale, les étudiants de l'Université d'Ottawa qui jouaient un acte du «Médecin malgré lui» de Molière. Pour étoffer la participation française, il avait accepté de présenter son propre groupe dans La Paimpolaise de Théodore Botrel. je n'avais que 12 ans, mais étant souffleur pour les deux spectacles, j'avais plein accès aux coulisses et à la salle.

Pour la société canadienne-française, le Drama Festival fut dès le début le Gala dramatique et demeura un événement très couru, C'était l'une des plus importantes réunions sociales de la Capitale et sûrement un sommet artistique et culturel. Le fait que ce concours avait lieu en présence du Gouverneur général lord Bessborough, qui l'avait inspiré, imposait à tout fonctionnaire d'un certain rang d'y participer et d'y créer, par sa femme au besoin, la meilleure des impressions sur l'entourage. C'était donc une soirée en cravate blanche et en robe de velours, de taffetas ou de soie ne lésinant pas sur la fourrure, les bijoux et les parfums suaves. Oh! ces effluves qui vous montaient aux narines quand vous entriez au foyer du théâtre!, Mêlés aux senteurs étranges des fourrures mouillées de neige et à la vue de seinsgénéreusement offerts à la contemplation générale, ils évoquent en moi des souvenirs précieux et vivants.

Chaque année la maison se ressentait pendant des semaines du gala prochain, la première année parce que mon père en était, ensuite parce que moi-même j'y étais associé en compétition ou dans l'organisation. Pour les concurrents, l'épreuve était épuisante. Chaque groupe n'avait que 40 minutes de scène. Le reste de l'heure était utilisé pour planter le décor et pour l'enlever. Ainsi chacun jouait contre la montre dans la main du juge-critique. Un retard faisait perdre des points et pouvait conduire à la disqualification.

Les juges-critiques venaient habituellement de Londres. Leur français était lourd et imprécis. Cependant quand, pour calmer les réclamations, on fit venir de Belgique Georges de Warfaz, il suscita une telle tempête par ses critiques de notre accent et de notre diction qu'il fut contraint de s'excuser publiquement.

Jusqu'à la guerre de 1939, l'Ottawa Little Theatre fut le foyer élégant du théâtre de langue française dans la Capitale. L'Académie de la Salle et l'Ottawa Technical High School étaient également utilisées. Le Monument National se transforma en edifice à bureaux. Notre population était alors d'environ 35 000 personnes, soit à peu près le tiers de la population totale de la ville, mais au plan social l'esprit paroissial dominait. L'on franchissait avec réticence les limites de sa paroisse pour aller au spectacle. Le principal outil de promotion d'une activité musicale et théâtrale était le journal quotidien Le Droit. Un groupe renommé pouvait à l'occasion profiter d'un avis favorable au prône du curé le dimanche matin. A cause de mes bonnes relations, c'était là ma filière habituelle. Cependant d'autres moyens étaient bientôt nécessaires. Au début des années 30, les propriétaires du magasin général J.B. Pharand lancèrent à Hull le poste CKCH qui devint rapidement l'agent dynamique du milieu canadien-français. Sous la direction d'Alexandre Dupont, de Marcel Paré, de Raymond Benoît et de leurs successeurs, une seconde scène allait solliciter les comédiens de l'Outaouais, celle de la radio.

Les années de guerre obligèrent l'Ottawa Little Theatre à devenir un cinéma. Les compagnies de tournées venant de France cessèrent leurs visites. En 1908 et 1917, Sarah Bernhardt avait été applaudie et vilipendée. En 1926, Germaine Dermoz et Pierre Magnier avaient joué au Russell Theatre Cyrano de Bergerac, Le Maître des forges et Seigneur Polichinelle. En 1929, Romuald Joubé, Germaine Rouer et Joffre avaient présenté au Little Theatre Le monde où l'on s'ennuie, Primerose, El Cid et La Flambée. Quelques années plus tard, Romuald Joubé etait revenu avec Chantecler d'Edmond Rostand. En 1930, la troupe française de l'Opéra comique avait présenté Monsieur Beaucaire, Ciboulette et Paganini au Little Theatre. Après la guerre, Gaby Morlay dans 'Il était une fois' et Madeleine Ozeray dans Le Mystère de la charité de Péguy attirèrent peu de spectateurs à Ottawa. La tournée n'y fut jamais une entreprise financièrement rentable.

On m'en voudrait, et avec raison, de ne pas rappeler l'importance de l'Ecole de déclamation et de musique de l'Université d'Ottawa de 1935 jusqu'au début de la guerre. Laurette Larocque était rentrée depuis peu de Paris avec son mari Oscar (Jacques) Auger. L'Université lui confia l'animation de l'école qui venait d'être créée. il était, depuis son retour, une vedette de la scène montréalaise et de Radio-Canada; elle était devenue chroniqueuse théâtrale, professeur de phonétique et metteur en scène. Elle anima avec splendeur et une fantaisie originale la scène outaouaise. L'Innocente de Lenormand, La Fleur merveilleuse de Zamacoi's, Andromaque de Racine et Othello de Shakespeare dans la version d'Alfred de Vigny furent de grands succès. Elle imprima l'élan nécessaire à la poursuite d'une dramaturgie canadienne en créant sa propre pièce L'Indienne ainsi que Les Boules de neige de Louvigny de Montigny et Les Patriotes de Fulgence Charpentier, tous deux d'Ottawa. J'ai eu le plaisir d'être associé à plusieurs de ces spectacles.

Après la guerre, le Caveau dut quitter sa grande permanence de la rue Rideau et déménagea dans la paroisse dominicaine. Il entraîna avec lui les forces principales du théâtre de langue française. Le Little Theatre proposa de créer une section française, mais nous avions l'intuition qu'il valait mieux garder nos distances pour assurer notre survivance. Quelques expériences de théâtre bilingue eurent lieu entre le Caveau et le Little Theatre. Nos mondes étaient culturellement trop éloignés l'un de l'autre, cependant, pour que nous puissions profiter davantage d'une telle association.

À Hull, entretemps, René Provost, fondateur d'une troupe de théâtre aux armées, Les Amis Enrg., avait ouvert en 1945 son école de théâtre, l'Ecole d'art dramatique. Pendant plusieurs années, ce fut le centre de formation du théâtre d'amateurs et des amateurs de théâtre. René Provost était un homme de théâtre dévoué. Il avait hérité de son père une imprimerie qui était le comptoir d'impression de tout le théâtre régional. Joseph Provost avait été associé à la vie théatrale à Hull pendant plus de 40 ans. C'est lui qui imprima les pièces de Kearney dans lesquelles il joua divers rôles. A l'âge de 16 ans, René Provost, pianiste-accompagnateur talentueux pour l'opérette, fit, avec le folkloriste Charles Marchand, une tournée du Canada subventionée par le Pacifique canadien.

Je termine, en vous rappelant le phénomène des 'pageants' et des jeux choraux qui occupèrent les scènes extérieures et intérieures des années trente à la guerre. Nés de l'action populaire de masse que le scoutisme et le mouvement de l'Action catholique de Belgique, de France et d'Italie avaient suscitée, ces grands jeux étaient devenus au Québec la forme d'expression de la jeunesse étudiante catholique et de la jeunesse ouvrière catholique. Riches de symboles et de rhétorique, ils s'appliquaient, comme dans les bandes dessinées, à convaincre par raccourcis et à émouvoir par démonstrations directes et contractées ponctuées de choeurs parlés. Le plus majestueux de tous furent les grands jeux du Congrès marial de 1946 au parc Lansdowne. Imaginez une scène ouverte de 500 pieds de largeur sur 100 pieds de profondeur avec, au centre, une tour de 45 pieds de hauteur. Sur cette scène plus de 1 000 figurants recrutés dans les écoles catholiques de Hull et d'Ottawa chantaient, dansaient et mimaient dans leurs costumes hauts en couleurs. Le choréographe était Maurice Morenoff de Montréal et le directeur, Jacques Auger. Le père Gustave Lamarche, c.s.v., avait écrit Notre-Dame de la couronne et la poétesse Rina Lasnier Notre-Dame du pain. Le génie technique de ces réalisations était le père Antonin Lamarche, c.s.v. J'étais le régisseur de cette aventure extravagante. Un immense écran de 85 pieds sur 30 pieds servait aux projections pendant le spectacle et une distribution de comédiens et de comédiennes de Montréal avait été engagée dans les rôles principaux. Les représentations étaient en français et en anglais. Les Clercs de Saint-Viateur, de Rigaud, qui en étaient les producteurs, subirent malheureusement un sérieux échec financier qui ébranla profondément par la suite leur engagement théâtral.

En 1948, j'avais été rédacteur de la vie artistique au Droit; j'avais succédé à mon père comme directeur artistique à l'Université d'Ottawa. J'avais été metteur en scène au Caveau où j'avais fondé l'atelier dramatique. J'avais dirigé plusieurs saisons de théâtre radiophonique à la station CKCH et travaillé au cinéma avec Crawley Films et l'Office national du film. J'avais maquillé et barbouillé des générations de chanteurs, de comédiens, de patineurs de fantaisie et de danseurs. Mon père venait de mourir et le Gouvernement de France m'offrait une bonne d'études pour poursuivre ma formation au Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris. Je partis. J'ai cru que j'allais revenir mais il en fut autrement.

Partout où j'ai voyagé sur toutes les scènes que j'ai visitées, j'ai eu l'impression de retrouver les fantômes de ma jeunesse qui m'ont donné le goût et l'amour du théâtre, qui ont fait naître en moi cette vocation qui fut ma joie. Je les entraîne avec moi: ils sont ma vie, je suis leur voix. J'entretiens leurs rêves.