LÉO BONNEVILLE, Le Cinéma québécois par ceux qui le font. Montréal: Editions Paulines et A.D.E., Collection Communication et mass media, 1979. 794 p

Georges Godin

'Un document unique sur le cinéma québécois.'Voilà ce qu'on peut lire au dos de ce recueil d'entretiens regroupés par Léo Bonneville, et le qualificatif est à peine exagéré. Ouvrage important, en tout cas, car on y trouve les propos de trente réalisateurs, distribués dans l'ordre alphabétique, de Paul Almond à Thomas Varnos, en passant par Arcand, Brault, Carle, Godbout, Groulx, Jutra, Perrault et Anne-Claire Poirier.

J'en passe, et non des moindres; mais Bonneville lui-même a omis certains réalisateurs qu'on peut juger importants: Aquin, Bulbulian, Forest, Portugais, etc. est sans doute excusable, étant donné la façon dont l'ouvrage a été produit, ce qu'il explique dans la 'Présentation'. Ce sont en effet des 'entretiens publiés au cours de plusieurs années dans la revue 'SEQUENCES'. Ils sont donc 'tributaires de la date de leur parution'; tributaires également, dans une certaine mesure, des films qui ont motivé ces rencontres entre Bonneville (auquel se sont joints à l'occasion Janick Beaulieu et Jacques Camerlain) et le réalisateur du moment.

Aux entretiens eux-mêmes, qui forment l'essentiel de l'ouvrage, l'auteur a ajouté, pour chacun des interlocuteurs, une notice biographique, la filmographie complète (courts et longs métrages jusqu'en 1979), une bibliographie s'il y a lieu et un aperçu critique, toujours pénétrant et assez direct, mais comportant parfois des jugements trop catégoriques, vu la brièveté de cette section. Le tout est bien illustré en noir et blanc, avec une photographie du réalisateur et d'autres qu'on a tirées de ses films importants.

L'ouvrage aurait gagné à comporter un supplément d'une dixaine de pages, avec un index des titres de films et un autre des noms propres, dans lequel on aurait pu trouver les producteurs, les comédiens, les cameramen et autres collaborateurs. Voilà qui aurait quelque peu aidé à justifier le titre, qui semble un peu abusif. Car même si le cinéma québécois est d'abord un cinéma de réalisateurs, même si les vedettes à l'américaine y sont absentes (dès qu'apparât une Geneviève Bujold on nous la souffle), on ne peut sans injustice parler d'un cinéma'par ceux qui le font'en n'accordant la parole qu'aux réalisateurs. L'un des aspects les plus importants qui distinguent cet art/industrie d'autres formes d'expression assez proches, comme la littérature, la peinture ou la photographie, c'est justement qu'il se doit d'être un travail de collaboration entre gens de divers métiers.

Godbout, qui 'utilisé différents moyens d'expression depuis un bon nombre d'années', reconnaît très justement cette distinction, lorsqu'il déclare au tout début de son entretien 'qu'écrire un roman, c'est une aventure spirituelle solitaire', alors que 'faire un film, c'est un travail d'équipe, c'est un travail où il faut passer par beaucoup d'intermédiaires parce que beaucoup de choses vous échappent... .' Si la vedette y est à peu près absente, le comédien est bien présent - il a aidé à faire le cinéma québécois; quant à l'homme derrière la caméra, son importance dans notre production cinématographique ne saurait être sous-estimée. Si Michel Brault n'était pas devenu réalisateur, il n'en aurait pas moins influencé le cinéma québécois en tant que cameraman; or, en vertu du principe directeur de cet ouvrage, il n'aurait pas eu droit à la parole ...

Et ç'aurait été bien dommage, car l'entretien avec Michel Brault est parmi les meilleurs, comme ceux de Gilles Carle, Jacques Godbout, Jean-Pierre Lefebvre et quelques autres. C'est d'ailleurs ici qu'on peut situer l'un des éléments fort intéressants de l'ouvrage, en même temps qu'un de ses points faibles: les auteurs sont très inégaux et très variés dans leurs propos, leur texte a des hauts et des bas.

Très variés d'abord, et c'est là qu'on peut constater la grande diversité d'approches des réalisateurs québécois - une sorte de miracle, étant donné qu'ils sont tous plus ou moins allés à la même école, 'l'Office nationale du film, qui est, avant tout, une école de cinéastes' (G. Carle). Rien de commun entre les préoccupations très techniques de Michel Brault, la démarche politique de Denys Arcand, les démêlés de Gilles Groulx avec différentes formes de censures, l'engagement féministe d'Anne-Claire Poirier et les développements de Jacques Godbout sur les rapports entre l'écriture et le cinéma. Rien de commun non plus entre la valeur littéraire de certaines sections, l'atmosphère polémique de certaines autres et les simples platitudes qu'on trouve à l'occasion. C'était là un risque à prendre au départ, celui de se retrouver avec un texte de valeur très inégale, car même si «la plupart des entretiens ont été revus par les interlocuteurs', la part de talent et de métier est partagée de façon très irrégulière - on peut être excellent cinéaste et fort mauvais causeur.

C'est pourquoi il ne faut pas demander à ce livre ce qu'il ne saurait donner. Voilà un ouvrage à consulter plutôt qu'à lire. La présentation adoptée par l'auteur, l'ordre alphabétique, en fait une sorte de dictionnaire des réalisateurs. On pourrait imaginer une autre présentation, plus risquée mais aussi plus attrayante ou même provocante. L'auteur aurait pu classer ces réalisateurs selon certains styles, ou certaines tendances, selon leurs spécialisations dans les genres ou les formes. Il aurait pu même aller plus loin dans l'audace, et imiter le cinéaste dans l'art de la composition ou du montage. L'ouvrage aurait sans doute été moins fonctionnel, mais le livre aurait été plus écrit.

On pourrait imaginer un montage, ou un collage, autour de quelques questions, comme l'inévitable et ennuyeux 'Comment êtes-vous venu au cinéma?' Certaines questions se fatiguent vite. Répétée une trentaine de fois, celle-ci provoque des réponses qui tombent facilement dans le radotage; et l'on comprend très tôt que Gilles Carle y a répondu à peu près pour tout le monde: 'Disons par le chemin le plus normal, c'est-à-dire le plus bizarre.'

On imagine également un montage possible autour de certains thèmes: la pauvreté des moyens financiers, la faiblesse ou l'inexistence du réseau de distribution, la censure, les splendeurs et misères de l'ONF, etc. Ces deux dernières questions reviennent constamment dans chacun des discours, et elles sont d'ailleurs toujours plus ou moins liées l'une à l'autre. L'Office y apparaît comme la langue d'Esope: la meilleure et la pire des choses pour le cinéma québécois. Des opinions très paradoxales se côtoient non seulement d'un réalisateur à l'autre, mais même à l'intérieur de certains entretiens, comme chez Denys Arcand et Gilles Carle. Ailleurs, cela va du plus blanc au plus noir, du dithyrambique de jean Beaudin: 'C'est sûrement la plus grande "boîte cinématographique" au monde', aux propos outragés de Gilles Groulx: 'On a fait avec moi un peu ce que les autorités russes ont fait de leurs dissidents'.

L'opinion de Godbout est particulièrement intéressante, dans la mesure où il situe les difficultés de l'ONF au niveau de l'incompétence bureaucratique, tout en précisant immédiatement: il y a des incompétences partout'. C'est sans doute cet esprit de fonctionnaire qui explique des aberrations telles que la façon dont on distribue, par exemple, La Nuit de la poésie, en quatre bobines à changer en plein milieu des poèmes de Michèle Lalonde. Il est impensable que le réalisateur, Jean-Claude Labrecque, soit responsable d'une telle bévue, et on est bien forcé de conclure que les produits finis du cinéma québécois échappent trop souvent à ceux qui les signent.

Tout compte fait, on peut résumer cette controverse sur l'ONF, comme tout ce très bel ouvrage sur le cinéma québécois, par les propos à la fois critiques et optimistes de Michel Brault: ' ... le cinéma québécois s'est fait dans la clandestinité. Contre la conception du cinéma des administrateurs'. Et pourtant, ajoute-t-il plus loin:'... j'avoue qu'il me faut l'ONF pour travailler. Pour moi, l'ONF, c'est ce que les cinéastes en ont fait.'

De même, et malgré toutes les difficultés, quelques défauts et plusieurs échecs, le cinéma québécois est ce qu'il est grâce à 'ceux qui le font'. Il était donc important de laisser la parole à certains d'entre eux.