LÉON PETITJEAN et HENRI ROLLIN, "Aurore l'enfant martyre: Histoire et présentation de la pièce," ed. ALONZO LE BLANC, Montréal: VLB Editeur, 1982. 275p

Maurice Blanchard

Tout comme la pièce Aurore l'enfant martyre découle d'une réalité, le livre d'Alonzo le Blanc est axé, lui aussi, sur un fait réel, le succès remarquable que connut cette pièce au Québec de 1921 à 1951. Le texte répond à une structure chronologique car il est d'abord question de l'histoire vécue avant la pièce, entendons celle d'Aurore Gagnon (1909-1921), petite fille de Fortierville, morte à la suite de traitements brutaux reçus aux mains de son père, Télesphore Gagnon (1883-1961), et de Marie-Anne Houde (1890-1922), belle-mère dénaturée, véritable marâtre. Prenant pour point de départ certains témoignages et pièces à l'appui, Alonzo Le Blanc rappelle le crime et le procès qui, grâce à la pièce, s'inscrivent au folklore québécois.

L'auteur aborde, dans une deuxième section, l'histoire d'Aurore l'enfant martyre créée en 1921 alors que l'épisode de Fortierville se faisait connaîître. En 1951 le film La petite Aurore l'enfant martyre, réalisé au Québec par France-Film, prolongera le succès de cette dramatique. Dès 1921, la troupe de Petit) ean-Rollin-Nohcor exploite l'événement sensationnel pour faire recette. Une collaboration entre Léon Petitjean et Henri Rollin, la première version de la pièce prend une forme grand-guignolesque. Aurore est discrètement jouée avec succès au théâtre Princess à Québec afin de permettre à la troupe de Montréal d'aiguiser sa création.

La petite Lucienne de Varennes, morte prématurément et vite remplacée par sa soeur Simone, crée le rôle d'Aurore en 1921 secondée par D'Estrée, Briant, Rollin, Petitjean, Emile et Nohcor. La presse, et encore plus le clergé, s'attachent à la valeur morale de la pièce, surtout à l'avertissement aux veufs qui donnent à leurs enfants une marâtre cruelle. jusqu'au début de 1922, Aurore 'fait le tour' de Montréal (l'Arcade, le National, le Chanteclerc, le Théâtre Laurier, le Casino) avant sa tournée de la province où elle parait, entre autres, au Théâtre Russell dans la région outaouaise et au Théâtre Impérial à Québec.

Le livre de Le Blanc retient l'attention tant par ses renseignements minutieux sur la pièce que par ce qu'il révèle sur l'univers théâtral d'une époque révolue. Le théâtre traditionnel prône surtout l'oral d'où l'importance du texte de Le Blanc qui s'annonce comme la première édition d'une pièce jouée plus de 6,000 fois. Après la mort de Petitjean, la troupe doit reconstituer de mémoire le scénario d'Aurore qui passe du drame au mélodrame. Une troupe rivale n'hésite pas à 'adopter' un thème populaire. Ainsi, Henry Deyglun, en 1927, s'attribue la paternité de la pièce de Petitjean-Rollin. Dans un chapitre consacré à Thérèse MacKinnon, qui interprète le rôle d'Aurore plus de 3,000 fois entre 1936 et 1951, nous apprenons qu'un comédien joue souvent plus d'un seul rôle lors d'une représentation. La troupe voyage en voiture(s) avec les éléments essentiels du décor, et un horaire surchargé requiert souvent une douzaine de représentations par semaine. Les locaux sont parfois de véritables théâtres, le plus souvent des salles paroissiales ou même un 'aréna' rempli à craquer. MacKinnon se rappelle aussi la réaction primaire d'un grand public qui distingue mal le fictif du réel. Pour Aurore, les spectateurs veulent ou adopter la martyre ou se venger d'une marâtre brutale. La comédienne chargée de ce dernier rôle doit souvent quitter le théâtre en tapinois. Le public est surtout friand de spectacle. Lors de la réouverture, à Québec, du théâtre Princess, en 1934, le propriétaire J.-A. Sève y fait venir la troupe Rollin-Nohcor qui présente Aurore, son plus grand succès. Les cinq heures de spectacle comprennent nulle autre que la Bolduc ainsi qu'un grand film français Voyage de noces.

Au cours d'une troisième section qui précède la présentation du texte même d'Aurore, Le Blanc se permet une analyse de la pièce fondée sur le schéma actantiel de Greimas. L'auteur relève ensuite les qualités instinctives des dramaturges Petitjean et Rollin. L'alternance du comique et du pathétique, la dualité de l'action, de la spatio-temporalité, de la psychologie élémentaire des personnages témoignent tous d'un théâtre hautement conscient de l'impuissance d'une collectivité devant un mécanisme social plus fort qu'elle. Le Blanc rattache ainsi Aurore aux racines profondes du théâtre québécois.

Finalement, l'édition critique de Le Blanc importe surtout parce qu'elle comble une lacune vieille de soixante ans. Grâce à cette édition, nous sommes, pour la première fois, en mesure de lire, d'étudier, d'apprécier le texte d'une pièce tout aussi familière qu'absente. De nombreuses photos, des extraits d'articles de journaux, des biographies, des interviews, une bibliographie complète, la reproduction de fragments originaux de la pièce, tous, ajoutent à la valeur du texte en tant qu'étude historique. Un langage ni artificiel ni simpliste, qui va droit à l'essentiel, promet une lecture aussi prompte qu'agréable. Le texte est solidement charpenté; la quasi-uniforme longueur des chapitres n'épuise jamais. Pour le lecteur désireux d'approfondir sa connaissance de l'histoire du théâtre québécois, le livre de Le Blanc s'impose comme une étape nécessaire et informative.