MARCIEN FERLAND, Les Batteux. Saint-Boniface: Les Editions du blé, 1983. 131 p

Ingrid Joubert

Le public franco-manitobain a accueilli avec satisfaction la publication chez les Éditions du Blé des Batteux, comédie lyrique de Marcien Ferland. Car il avait eu la joie, l'hiver dernier d'assister en foule aux représentations successives de cette ceuvre sur scène. Plus de 100 acteurs avaient été engagés dans cette importante production qui avait su attirer un nombre record de spectateurs. Les chansons qui accompagnent l'action ont depuis ce moment pris une vie indépendante sous la forme de concerts donnés par l'auteur-compositeur-chef d'orchestre.

La comédie lyrique des Batteux, première création de ce genre au Manitoba français, est certes une création originale qui réussit aussi bien à captiver le lecteur, en l'absence de sa dimension musicale. Pour apprécier sa valeur dramatique, il faut évidemment tenir compte de l'aspect lyrique et parfois sentimental que son inspiration musicale lui confère et qu'une pièce de théâtre admettrait difficilement.

Il s'agit d'une sorte de pastorale qui célèbre la saine vie de campagne manitobaine au début du XXe siècle: sont évoqués le dur travail des champs au moment de la récolte, l'intimité familiale, la piété intense de ce monde rural et une intrigue amoureuse entre une fille de la maison et un des 'batteux' arrivé du Québec. Ces scènes de genre sont comme naturellement ponctuées par une série de chansons qui contribuent à la création de l'atmosphère ou au développement de l'action, comme au moment de la fête de Germaine. Ce cadre musical confère une légèreté poétique au thème traité et rend l'évocation de cette période quelque peu idyllique.

Pourtant, cette évocation va être animée par un souffle dramatique. L'auteur a eu l'idée ingénieuse d'y insérer un événement de l'histoire locale (la loi Thornton de 1916) dont les répercussions se font encore sentir. Cet épisode passionnant enracine la pièce dans la réalité historique du Manitoba et lui confère un caractère dramatique indéniable. En même temps, l'auteur réussit à atténuer l'anidité des nombreux discours par leur alternance avec des scènes champêtres et familiales et par la répartition habile de ces morceaux de rhétorique. Il excelle également dans l'orchestration des mouvements de foules, car comme dans un opéra, le nombre de personnages impliqués dans l'action est impressionnant. L'évolution savante de ces groupes donne à la pièce sa vibration collective et historique.

D'un point de vue dramatique, l'action est habilement conduite à travers les quinze scènes où alternent scènes de foules et scènes individuelles, extérieures et intérieures.

Deux scènes de gare encadrent l'action, marquant l'arrivée et le départ des batteux. Après quelques scènes champêtres dont le but est de donner une image à la fois réaliste et pittoresque de cette vie saine, l'action se hisse à un niveau politique dans les scènes 6 à 12 où sont évoqués le rassemblement politique des francophones au Collège, le débat en Chambre, le sermon militant à l'église et la visite de l'inspecteur à l'école. Après ce noyau historique d'événements, l'action nous ramène à la situation familiale des Fillion et au dénouement de la petite intrigue amoureuse qui réussit à lier préoccupations personnelles et intérêt collectif: le québécois, Pierre, futur mari d'Isabelle Fillion, va assurer l'enseignement du français au village.

Une dizaine de chansons ponctuent les moments principaux de l'action qui se trouve ainsi comme baignée dans une atmosphère harmonieuse et poétique estompant tensions et conflits. Cette poésie est fortement accentuée par le jeu habile des éclairages qui permet par ailleurs des changements de décor saisissants. La technique du décor simultanée, où chacun des endroits prend tour à tour vie suivant le jeu des lumières, est sans doute nécessaire. Car le grand nombre de lieux évoqués (huit) ainsi que la foule de personnages qui y évolue risqueraient autrement de faire de la pièce une lourde machine à monter.

Le danger de schématisation des personnages inhérent aux pièces historiques est, généralement, évité grâce au souci du détail qui individualise suffisamment les protagonistes pour nous faire croire et adhérer à leur personnalité propre. La variété du langage utilisé qui va du discours quasi littéraire au patois rural contribue largement à cette différenciation.

Sans qu'on puisse à la lecture se prononcer sur la partie musicale de cette ceuvre, il faut reconnaître que ses qualités dramatiques inspirent confiance. Contrairement à beaucoup d'opéras où la valeur du texte est sacrifiée à la musique, les Batteux frappent par le soin que l'auteur a donné à la structure de l'action, à l'agencement de la partie historique et la pastorale, ainsi qu'à l'évolution des personnages dans cet ensemble complexe. Qui plus est, l'intérêt documentaire du morceau ne fait pas de doute, et le public franco-manitobain vibre à une telle évocation à la fois réaliste et lyrique d'un passé assez récent. Ce même public voit dans la publication de ce livre comme une cérémonie du souvenir prolongeant une expérience collective récente. Les photographies de la production, encadrant le texte et mettant en valeur une distribution impressionnante, ajoutent à cet aspect de célébration franco-manitobaine. Espérons que leur valeur artistique assurera une sur-vie durable au texte ...