MONIQUE GENUIST, Languirand et l'absurde. Montréal: Pierre Tisseyre, 1982, 228 pp.

Ingrid Joubert

Monique Genuist, de l'Université de la Saskatchewan, a fait publier l'automne dernier une étude certes opportune sur le dramaturge québécois, Jacques Languirand. Longtemps ignoré ou négligé, Languirand vient donc de connaître son moment de gloire rétrospectif. Il est fort intéressant que Monique Genuist essaie de le situer par rapport à ce qu'elle appelle 'le théâtre de l'absurde', car une telle tentative théâtrale est restée bien isolée à l'intérieur de la production dramatique québécoise. L'auteur de cette étude universitaire essaie de cerner les raisons et de cet isolement et de l'échec relatif d'une telle forme de théâtre. La couverture du livre, aux couleurs et aux dessins fantaisistes où Languirand, coiffé d'un chapeau en papier et entouré de fleurs peintes, nous regarde ironiquement à travers le cadre de l'absurde, donne le ton à la manière simple et rafraîchissante dont la matière nous est présentée.

Une notice biographique présente brièvement les étapes de la vie de l'auteur et de sa production dans les domaines du théâtre, de la radio et de la télévision. Dans sa préface rédigée pour l'ouvrage de M. Genuist, Languirand se présente comme le caneton du théâtre québécois et se voit lui-même 'comme un bon écrivain, mais de second plan' dont l'entreprise au théâtre 's'est terminé par un échec'. Et avec un sourire narquois, il renvoie le lecteur ... à Monique Genuist: '... dans le doute à propos de mon théâtre et de ma démarche de dramaturge, c'est à elle qu'on devrait s'en remettre'. Précieux témoignage qui se trouve explicité dans une longue interview de l'auteur par le critique, tenue en 1979 et placée à la fin du livre, en compagnie d'une bibliographie détaillée bien organisée ainsi que d'une pièce inédite, L'école du rire.

L'étude des pièces dans l'ordre chronologique de leur création, est précédée par une introduction succincte où l'on situe Languirand par rapport aux représentants européens du 'théâtre de l'absurde' (tels que Beckett, Ionesco, Adamov, Ghelderode), dont on fait l'historique et justifie l'appellation. La brièveté entraîne ici une certaine imprécision, car dès ce début, l'auteur semble confondre 'théâtre de l'absurde' et 'philosophies existentialistes'; leitmotiv revenant fréquemment et qui trouve son point culminant dans la phrase suivante: '... la pensée française venait d'être marquée par les philosophies existentialistes dont on pourrait aller jusqu'à dire que les personnages de Beckett et d'Ionesco ont été l'incarnation' (p 149). C'est oublier la différence fondamentale entre le 'théâtre de situations' sartrien et le 'théâtre de l'absurde'. Sartre lui-même a pris nettement ses distances par rapport à cette forme de théâtre qu'il a qualifié de 'bourgeois' dans Un théâtre de situation (1973). Autrement dit, la notion de l'absurde (= absence de signification!) a inspiré des esthétiques théâtrales radicalement opposées qu'il importe de ne pas confondre avec la philosophie existentialiste.

Dans la dernière partie de son introduction, l'auteur du livre nous fournit une idée précise du schéma qui a présidé à l'organisation des chapitres suivants: chaque pièce sera d'abord placée dans le contexte de sa création, de sa réception et de sa carrière ultérieure. Ensuite seront examinés ses 'principaux moments dramatiques' ainsi que son affiliation avec l'absurde. Ce plan sera fidèlement suivi de chapitre en chapitre. Le 'fil d'Ariane' de cette étude est la notion de jeu qui, d'après l'auteur, est centrale dans l'oeuvre du dramaturge et se trouvera ainsi présente dans tous les titres des chapitres: Les Insolites: les jeux du langage; Le Roi ivre: le jeu de la cruauté; Les Grands Départs: le jeu de la lucidité, etc. Bien que ce 'fil' puisse paraître arbitraire s'il exprime avant tout un besoin intellectuel d'unité, Monique Genuist voit le leu au centre de cette vision pessimiste d'un monde 'inauthentique où chacun joue à être' (p 121). Pourtant, si les personnages sont des pantins, comme il l'est souvent affirmé dans l'étude, n'est-ce pas plutôt l'auteur qui se joue d'eux, des conventions théâtrales, du spectateur?

Le premier chapitre, consacré aux Insolites, donne une bonne idée du modèle adopté pour les autres. Après avoir parlé de la création du 'Théâtre de Dix Heures' par Languirand, dans le but de faire connaître à une élite intellectuelle québécoise tout un répertoire étranger ainsi que ses propres pièces, après avoir évoqué l'origine des Insolites, nés d'une expérience d'écriture automatique, M. Genuist passe à l'étude de la structure, des thèmes, des personnages et du langage de la pièce, dans leur relation avec l'absurde. Car le mouvement cyclique de l'oeuvre, entretenu par les interventions du hasard, révèle la futilité de l'action. Les thèmes de la dérision (dérision de l'amour, de la justice, de toute la vie) s'expliquent par l'ennui existentiel et la présence inévitable de la mort qui confèrent ainsi une dimension métaphysique et non pas sociologique à l'action: 'métaphysique en activité' selon l'expression d'Artaud. Les personnages semblent insolites par leur manque d'unité et de cohérence, paraissent des pantins guidés par le hasard et qui basculent facilement dans la folie. L'impression abstraite, intellectuelle qu'ils offrent tient au fait que Languirand ne s'intéresse pas au réel mais à la vérité - qui se fait mise en question. Mise en question également de la parole; d'où l'insolite du langage: on ne se comprend pas. Les malentendus, les automatismes du langage, les parodies suscitent le comique pour le spectateur tout en maintenant celui-ci dans un malaise né de l'incommunicabilité entre personnages et du silence inquiétant que tous essaient de camoufler en disant 'n'importe quoi'. Ainsi, selon l'auteur, le théâtre de l'absurde instaure le langage de la non-communication, peut-être parce que Languirand se situe 'au carrefour de deux moyens d'expression', le français et le québécois, situation qui le rend sensible à la fragilité de tout langage. Idée intéressante qui rejoint celle de Sartre au sujet des dramaturges du 'théâtre de l'absurde': 'Tous ces écrivains sont des exclus. D'origine étrangère, ils sont extérieurs à notre langue et à notre société. Alors, ils les regardent du dehors' (Un Théâtre de situation, p 75).

Exclu, Languirand le sera aussi par rapport à son propre pays, car ce théâtre métaphysique, obsédé par l'angoisse et la mort, écrit en français de France, reste étranger à la réalité québécoise. Son échec est dû à un double anachronisme, comme M. Genuist le souligne à propos de la défaite cuisante que Les Violons de l'automne ont connue à Paris en 1963: 'Il est ironique que Languirand n'ait guère eu de succès, au Québec, Parce qu'il arrivait trop tôt et à contre-courant, et que Paris l'ait rejeté parce que, cette fois, il arrivait trop tard' (p 114).

Les chapitres Il à VII, consacrés aux pièces Le Roi ivre, Les Grands départs, Diogène, L'Ecole du rire, Le Gibet, Les Violons de l'automne, Les Cloisons, sont autant de variations sur les mêmes thèmes: face à l'angoisse, les personnages ont recours à la cruauté, à la lucidité, à l'amour et même à la sainteté pour combler leur vide insupportable. Ainsi, après Les Cloisons, illustration dramatique de l'incommunicabilité dans le couple, l'auteur conclut que 'le cycle est bouclé, de la solitude fantasque des Insolites à la solitude nue de ce dernier couple. Le théâtre de l'absurde forme une suite de cercles concentriques qui s'enroulent et se ferment sur eux-mêmes' (p 131). Le huitième et dernier chapitre est consacré à un roman, Tout compte fait, publié en 1963 à Paris, qui, selon M. Genuist, apporte le bilan de la période 1956 à 1963, tout en annonçant le passage de Languirand de l'absurde à une vision chrétienne et mystique du monde, à une 'rage de vivre' qui amènera l'auteur au désir de construire et de sauver le monde, sous l'influence de la pensée ésotérique. Ainsi, les personnages de son théâtre, caractérisés par l'absence d'une conscience sociale, peuvent être envisagés comme 'la représentation involontaire d'une société malade et pourrie' (p 143) qu'il s'agit maintenant de sauver par la communication de la vérité (ésotérique) découverte entre temps par l'auteur.

Une telle volte-face engage M. Genuist à conclure que ce théâtre de l'absurde n'était qu'une expérience provisoire de l'auteur, un 'accident de parcours' incapable d'exprimer ses convictions fondamentales, qui elles, auraient trouvé leur épanouissement dans la pensée ésotérique. Selon l'autocritique du dramaturge, l'échec relatif de son théâtre s'explique par son incapacité d'écrire dans un langage populaire québécois et par le manque d'épaisseur humaine de ses personnages, dû à sa jeunesse et à son inexpérience de la vie. Et l'auteur de conclure: 'j'aurais pu faire un bon homme de théâtre. C'est finalement la grande frustration de ma vie' (p 176). On peut, en effet, se demander comment construire un monde dramatique convaincant sur l'accidentel, sur un demi-engagement dans l'absurde. Cet échec ne tient-il pas avant tout à l'ambigifité de l'auteur qui, influencé largement par une esthétique étrangère, écrit pour un public québécois dont il n'arrive pas à parler la langue, et emprunte une vision du monde étrangère dont il se dégagera après quelques expérimentations cocasses? Ainsi, le manque d'épaisseur des personnages pourrait s'expliquer non pas par la jeunesse de l'auteur mais par son manque de conviction à l'égard de son univers dramatique. Enfin, il faut se demander si l'itinéraire de Languirand va de l'erreur à la vérité ou de la lucidité à la mauvaise foi ... Par ailleurs, il serait passionnant de savoir pourquoi le théâtre de l'absurde, resté une tentative isolée avec Languirand, ne peut pas ou n'a pas pu s'acclimater à l'univers québécois. Est-ce dû à une différence de public? Languirand n'aurait-il pas su créer le sien?