ANDRÉ DUVAL, Place Jacques-Cartier ou quarante ans de théâtre français à Québec, 1871-1911. Québec: Les Editions La Liberté, 1984. Illus., 318 p. $25.00

Ramon Hathorn

Depuis une dizaine d'années, on a vu paraître plusieurs études importantes sur le théâtre du Québec et du Canada français. Voici enfin un livre consacré entièrement à l'histoire théâtrale de la ville de Québec. Auteur de deux essais historiques, Québec romantique et La Capitale, André Duval a publié en 1980 Québec-Boston, une rétrospective sur les relations entre ces deux villes pendant la première moitié du 17e siècle. Dans sa reconstitution du passé, qu'il qualifie de 'récit'plutôt que de 'monographie', il fait le bilan du théâtre de la vieille capitale entre les années 1871 et 1911.

Suivant rigoureusement l'ordre chronologique, Duval consacre un seul chapitre à chaque année théâtrale, permettant au lecteur de suivre le va-et-vient d'artistes étrangers ou canadiens et, à certains moments, les présentations d'amateurs de la ville. Le format du livre est agréable, avec ses nombreuses reproductions d'annonces théâtrales, de pages-titres de pièces et de photos d'auteurs. Il manque cependant une introduction et une conclusion mais l'index des noms de personnes et celui des pièces de théâtre aident à remplir cette lacune.

La longueur des chapitres varie selon l'importance des personnalités, la richesse du répertoire ou l'événement historique. Selon l'auteur, l'année 1871 marque 'le début d'une aventure théâtrale de quarante ans', car c'est alors que la Compagnie lyrique et dramatique française des Antilles a décidé de s'installer définitivement à Québec. Sous la direction d'Alfred Maugard, la troupe composée de comédiens parisiens fuyant la guerre franco-prussienne était passée par les Antilles et Montréal avant de choisir la place Jacques Cartier comme domicile. Sous le nom de Théâtre Jacques-Cartier, en plein coeur de la basse-ville dans le quartier populaire de Saint-Roch, la Compagnie présenta vingt-cinq pièces entre le mois d'août et la fin de l'année. Mettant l'accent sur la gaîté, elle offrait un répertoire varié: comédies, vaudevilles, opérettes, drames et drames-vaudevilles.

Les huit premiers chapitres décrivent la contribution culturelle de la famille Maugard et, en plus, l'encouragement enthousiaste d'Hector Fabre à la fondation d'un théâtre de langue française dans la ville de Québec, malgré l'opposition cléricale qui s'est manifestée. Ailleurs, nous retrouvons de précieux détails sur d'autres interprètes tels Blanche de la Sablonnière et Paul Cazeneuve, sans oublier les nombreuses allusions à Sarah Bernhardt dont le nom se retrouvait souvent dans les dépêches de la presse canadienne sous la rubrique 'Nouvelles étrangères'. Il ne faut pas oublier non plus les remarques pertinentes sur les dramaturges québécois: Félix-Gabriel Marchand, le juge Routhier et Louis Fréchette.

La suite chronologique de ce livre révèle le passage à Québec d'un très grand nombre de troupes et l'existence de plusieurs théâtres, souvent éphémères. La Compagnie franco-canadienne (1872) sera suivie entre autres par la Comédie française (1878), la Compagnie d'Opéra de Maurice Grau (1883), la Compagnie Théâtrale (1891) et enfin les troupes de Cazeneuve (1904), de Sarah Bernhardt (1905) et du Théâtre National (1910). De tous ces théâtres, seul l'Auditorium connut une longue vie. Cette salle, remarquable pour l'époque, enrichit le climat culturel de la Haute-Ville depuis son ouverture en 1903 jusqu'en 1982 en tant que salle de théâtre et cinéma. Quant au théâtre Saint-Jacques Cartier de Saint-Roch, fondé en 1871, ce dernier subit les ravages du feu en 1911. La décision inexpliquée de ne pas le reconstruire signala la fin d'une époque. C'est sur cet épisode plutôt regrettable que se termine l'étude d'André Duval. Un aspect très utile de ce livre est l'énumération des nombreuses pièces tirées du répertoire français. Paraissent à tour de rôle Le Masque de fer et Michel Strogoff de Dumas, Le Gendre de M. Poirier de Labiche, La Dame aux Camélias, ainsi que deux pièces des plus populaires: La Grâce de Dieu et Marie-Jeanne ou la femme du peuple. Du répertoire étranger on ne voit que très peu: Shylock ou le Juif à Venise par exemple, ou La Case de l'oncle Tom. Outre le mélodrame et la comédie, le public de la ville se montra satisfait des Pirates de la savane, drame en cinq actes, de la Périchole d'Offenbach et de l'opéra-comique, La Dame Blanche. Mais il faut reconnaître aussi la popularité des variétés et de la vaudeville.

Malgré la prédominance des pièces françaises, on constate un effort de présenter au public québécois des pièces d'actualité ou d'auteurs canadiens. Dans la première catégorie, on pouvait voir Les Aventures d'un Québécois à Paris, Jacques Cartier ou le Canada vengé et Un dimanche à l'hôtel du Canada. Les pièces à caractère historique étaient souvent des adaptations de romans tels ceux de Marmette: Le Chevalier de Mornac, l'Intendant Bigot et François de Bienville. De Louis Fréchette on présenta trois pièces qui s'inspiraient de la rébellion de 1837-38: en 1876, Félix Poutré et quatre années plus tard, le Retour de l'exilé et Papineau. Parurent également Les Vengeances de Pamphile le May (1870) et Montferrand (1904), le légendaire homme fort, de Louis Guyon.

Un très grand nombre de chapitres, faute de répertoire, sont remplis de détails biographiques ou d'événements sociaux. Ce n'est pas le cas dans celui consacré à l'ouverture de l'Auditorium en 1903 ni dans cet autre décrivant le comité de censure choisi par Mgr Bégin, évêque du diocèse de Québec, à la suite du tumulte causé par la visite de Sarah Bernhardt en 1905. Et le chapitre rappelant les hauts faits du tricentenaire de la fondation de Québec est enrichi de neuf photos précieuses de l'époque. Pendant cette fête populaire qui durait treize jours, on retrouvait dans les rues les grands noms de Québec, français et anglais, en costume de l'époque. Les Indiens du village huron de Lorette partageaient le plateau élevé des Plaines d'Abraham avec d'éminentes personnalités comme Sir Wilfrid Laurier en pantalon galonné accueillant le Prince de Galles, lui-même en costume d'amiral. Les feux d'artifice, les arcs de triomphe et les drapeaux multicolores de l'année 1908 inaugurèrent une tradition qui dura, selon l'auteur, jusqu'à la deuxième guerre.

Les allusions à Sarah Bernhardt abondent dans le livre du Duval, la plupart étant des nouvelles de la 'diva' voyageant en Europe ou aux Etats-Unis. Résumant les hauts faits de la seule visite de Sarah à Québec, l'auteur rappelle les lettres pastorales de l'évêque de Montréal et de Mgr Bégin et souligne la guerre éditoriale entre Le Soleil et L'Evénement. Mais il néglige cependant de mentionner le rapport paru dans L'Evénement du 4 décembre qui évoque le sermon de l'abbé Gauvreau de la paroisse Saint-Roch contre le mauvais théâtre. Il laisse également de côté la violence portée contre la Bernhardt lors de son départ de la ville et le poème nettement anti-sémite publié par des étudiants du Séminaire de Québec et reproduit le 6 décembre dans les colonnes du Soleil et de L'Evénement. Enfin, dans le chapitre sur l'année 1911, on cite le reportage de L'Evénement qui, en juin, décrit les adieux des Montréalais à Mme Bernhardt, sans faire de référence au fait que la tragédienne devait paraître à l'Auditorium le 8 juin et a dû renoncer à son projet en raison de la fermeture du théâtre, le 5, pour cause de restaurations soi-disant 'urgentes'. Dans l'ensemble, Place Jacques Cartier offre au grand public un précieux survol panoramique du théâtre français de la ville de Québec, le tout présenté dans un format et un style très agréable. Pour l'historien du théâtre, cependant, l'étude pose certains problèmes, entre autres le manque de bibliographie et de références précises aux journaux cités. Souvent par exemple, la date d'un épisode décrit dans L'Evénement se limite dans bien des cas au mois ou à la saison. Dans le dernier chapitre, on lit un bel extrait d'un sermon de curé contre le théâtre, mais on n'a aucune idée de la source de ce document important. Les index des noms de personnes et de pièces sont très utiles, mais les noms de théâtres et de troupes n'y figurent pas. Et ce qui manque à la fin, c'est une synthèse, travail pénible et exigeant mais nécessaire permettant au lecteur de mieux comprendre le sens caché de la statistique théâtrale.

Ceci dit, il est évident qu' André Duval a fait des recherches poussées et fructueuses. Il a ouvert le chemin à d'autres chercheurs qui voudraient faire l'histoire des divers théâtres français de Québec. A d'autres aussi d'étudier le public anglais de la vieille ville, afin de constater les différences d'attitudes envers le phénomène du théâtre si peu apprécié jusqu'en 1911 par certains habitants de la ville et leur clergé. Voilà donc un livre important. Il ne reste qu'a féliciter l'éditeur d'avoir appuyé un aspect si important de notre histoire culturelle collective.