LOUIS RIEL SUR SCÈNE: L'ÈTAT DE LA DRAMATURGIE QUÉBÉCOISE EN 1886

L.E. Doucette

Historique et analyse de deux pièces consacrées à la carrière tragique de Louis Riel, publiées toutes deux à Montréal en 1886. Quoiqu'elles ne semblent pas avoir connu les honneurs de la scène, ces deux textes illustrent très bien l'état de la dramaturgie québécoise dans les années 1880.

Description and analysis of two plays published in Montreal in 1886 and devoted to the tragic career of Louis Riel. Although neither seems to have been staged, these plays are fine examples of the state of dramatic composition in Québec in the 1880s.

Condamné le ler août 1885, à l'issue d'un procès qui avait duré une douzaine de jours, Louis Riel mourut sur l'échafaud à Régina le 16 novembre de la même année, âgé de 41 ans. Pour le Canada français l'exécution du chef métis fut le grand événement de la décennie: sa reddition, son emprisonnement et son procès faisaient la une des journaux depuis le mois de mai, surtout des journaux montréalais où nous avons puisé la plupart de nos renseignements, L'Etendard et La Patrie. Ainsi le lecteur québécois pouvait-il suivre toutes les péripéties d'une poursuite judiciaire et - pour ce qui avait trait aux principaux organes du Canada anglais - journalistique d'une âpreté inouïe jusqu'alors au pays.

Etant donné les rapports déjà vieux de plus d'un siècle entre politique et théâtre écrit au Canada français, il était donc tout naturel que la carrière mouvementée de Riel, en qui la naissante nation québécoise voyait l'un des siens, soit dépeinte sous forme dramatique. Sept mois après sa mort parut la première pièce consacrée à sa courte vie tragique, le Riel des Français Ch Bayèr et E Parage; avant que l'année 1886 soit écoulée sortirait une seconde pièce portant le même titre, oeuvre du docteur Elzéar Paquin, Québécois de vieille souche. Ce sont les seuls textes dramatiques du XIXe siècle consacrés à Riel qui subsistent (un autre, le 'Riel' d'Antoine-Victor Braseau, semble avoir péri avec une bonne partie des autres écrits de cet auteur).

C'est surtout en historien de la dramaturgie québécoise que je me propose d'aborder ces textes, puisqu'aucune représentation des deux pièces n'a encore été signalée avec certitude,1 et que la lecture publique de celle de Bayèr et Parage n'a suscité que deux brèves mentions - approbratrices - à l'époque. Vu la piètre tradition critique de cette période, où les pratiquants n'étaient en général que des louangeurs à gages, on n'y perd sans doute pas grand'chose. Pour nous, ces deux textes illustrent fort bien l'état encore précaire de la dramaturgie québécoise des années 1880.

C'est d'abord l'époque, rappelons-le, des grandes tournées de troupes professionnelles françaises, commencées en 1859 et devenues fréquentes depuis qu'elles sont favorisées par le développement du réseau ferroviaire reliant Montréal aux grands centres de l'Est américain (signalons la première visite de la 'Divine' Sarah à Montréal en décembre 1880). Le répertoire offert par ces troupes avait encouragé un foisonnement - relatif, du moins - de pièces locales: déjà avant le début de l'année 1886 six des adaptations-épurations de pièces étrangères dues à l'avocat J. George Walter McGown avaient paru, et pas moins de neuf signées par l'infatigable Ernest Doin; déjà aussi cinq des comédies mondaines, 'boulevardières', de Félix-Gabriel Marchand. Cette émulation du menu parisien populaire allait longtemps encore s'avérer néfaste pour la composition et le répertoire indigènes, et le grand renouveau amorcé cette année même par André Antoine et son Théâtre-Libre resterait à peu près inconnu au Canada pendant des décennies. D'autre part il y a la tradition dramaturgique locale qui, pour modeste qu'elle nous paraisse aujourd'hui, continuait à résister tant bien que mal aux appas étrangers. Tradition littéraire plutôt que scénique: en premier lieu le théâtre nationaliste et patriotique, si bien documenté par Etienne-F. Duval dans son Anthologie; ensuite le théâtre/para-théâtre politique, genre bien enraciné au pays et verdoyant encore dans les années 1880. D'une part, donc, des pièces légères d'inspiration européenne; de l'autre, des pièces souvent lourdes, relevant d'une société où le théâtre écrit primait depuis longtemps le théâtre joué.2 Ces deux sources se retracent clairement dans les deux Riel de 1886.

On aimerait en savoir davantage sur les deux Français récemment immigrés au Canada qui signèrent le premier texte qui nous concerne. La Patrie qualifie Ch Bayèr de 'docteur en philosophie et droit'; l'Etendard décrit E Parage comme 'professeur', deux titres assez vagues, même pour l'époque. Un dépouillement soigné des principales sources bibliographiques suggère que ni l'un ni l'autre n'aurait récidivé dans la littérature. Toujours est-il que messieurs Parage et Bayèr annoncèrent, dès le début de mai 1886, que la composition de leur pièce allait bon train et qu'on envisageait une représentation publique dans les plus brefs délais. C'est à l'Etendard que nous devons ces renseignements, et c'est des presses de ce quotidien ultramontain que sortit le premier Riel le mois suivant.3 La représentation annoncée n'eut pas lieu, les auteurs devant se contenter d'une lecture publique de leur texte le 14 mai, lecture qui obtint, au dire du même journal, un accueil très favorable:


 
L'auteur, M. Bayèr, assisté de M. Parage, a parfaitement rendu dans sa lecture les divers sentiments de ses personnages, et des applaudissements enthousiastes ont plus d'une fois interrompu les lecteurs.4


Il s'agit d'un 'Drame historique en quatre actes et un prologue', description qui n'est juste que si l'on consent à supprimer le premier adjectif. Le prologue crée le ton: il n'aucun rapport avec la vérité historique mais sert plutôt à préparer l'intrigue amoureuse (fictive) sur la charpente de laquelle sera clouée l''histoire' de Riel. L'action se déroule chez le gouverneur du fort Prince de Galles en 1873. Ce gouverneur, personnage central du prologue et antagoniste du héros éponyme, est fictif aussi, son rôle suggéré déjà par le nom qu'il porte, MacKnave ('knave' en anglais: 'scélérat'). Adversaire acharné de Riel et des siens à cause d'un différend survenu entre leurs pères et exacerbé par une gifle du jeune Riel lorsque les deux fréquentaient le Petit Séminaire de Montréal, MacKnave a dressé un guet-apens pour le métis qui doit se présenter au fort ce jour-là. Son plan échoue, mais le gouverneur réussit à tuer un compagnon de Riel. La mère de ce compagnon, Takouaga, nourrice indienne de la petite fille de MacKnave, s'empare de la fille et l'enlève pour remplacer son propre fils. J'insiste sur ces détails, car de ce geste de la nourrice découlera toute la lourde intrigue fictive de la pièce.

Le reste de l'action se déroule 12 ans plus tard. L'acte I nous situe chez les Pieds-Noirs en mars 1885. Un monologue de Takouaga nous rappelle les données de base, et de nouveaux personnages nous sont présentés: Gabriel Dumont; un journaliste franco-américain du nom de Francoeur; un journaliste britannique stéréotypé; un juif colporteur; et la fille du gouverneur, qui a maintenant 17 ans et s'appelle Kaira. Les choses se corsent rapidement: avant la fin de l'acte Kaira sera fiancée à Francoeur, MacKnave reparaîtra en tentera d'enlever la jeune fiancée (qu'il ne reconnaît d'ailleurs pas) pour qu'elle serve d'otage. La tentative échoue grâce à Gabriel Dumont, seul personnage historique de tous ceux de l'acte: il tue le cheval du ravisseur, mais MacKnave réussit à se sauver. Au deuxième acte on est au beau milieu de la bataille de Batoche. Le redoutable MacKnave revient déguisé et essaie de soudoyer Riel en lui offrant $35 000 pour trahir ses alliés. Devant le refus du héros, le traître profère des menaces qui présagent le destin de Riel: 'Il n'y a pas que les balles qui tuent', dit-il, 'il y a aussi la corde!' Ne pouvant le déshonorer, il essaie de tuer le métis d'un coup de poignard. Riel évite le coup et saisit MacKnave; dans leur lutte la perruque de celui-ci tombe et Riel le reconnaît. Mais l'assassin réussit de nouveau à s'échapper.

Entre temps, détail d'importance secondaire, semblerait-il, la grande bataille tire à sa fin. Riel, pour épargner le sang de ses compatriotes, décide de se rendre aux troupes du gouvernement canadien. L'acte III est le seul où il agira comme véritable protagoniste. On le rejoint dans la prison de Régina où dans un monologue initial il se remémore les luttes qui l'ont mené là. Pourquoi, se demande-t-il, pourquoi les ministres canadiens-français n'interviennent-ils pas? Malgré leur silence il tiendra bon jusqu'à la fin: 'Si mon martyre peut être utile à mon peuple du Nord-Ouest, je lui donne ma vie'. Mais Riel voudrait un signe du ciel pour lui indiquer sa voie. Sur quoi, dans une intervention qui étonne dans une pièce plus ou moins 'réaliste', voire 'historique', comme le disent les auteurs, on assiste à une 'Apothéose' (ainsi désignée dans le texte). Les auteurs ont soin de bien dépeindre cette scène aux multiples résonances françaises:


 
A ce moment, la toile du fond s'ouvre doucement par le milieu, laissant voir à l'arrière plan le Sosie de Riel, à genoux, tête nue, la chemise entr'ouverte sur la poitrine, la corde au cou; au-dessus, sur un piédestal, la Liberté, vêtue d'un péplum blanc, tient suspendue sur la tête du supplicié une couronne d'immortelles. A droite et à gauche du piédestal, des sauvages et des Métis donnent la main à des Canadiens et à des officiers du 65ème; entre eux, des instruments d'agriculture, des charrues, des gerbes de blé, etc. Cette scène-tableau est illuminée au feu de Bengale. ... La musique joue en sourdine et lentement la 'Marseillaise.' - La toile du fond se referme doucement, reformant les murs de la prison de Riel. - Quand la vision a disparu, Riel reprend):
Merci, mon Dieu, vous avez eu pitié de moi ... je connais maintenant le sort qui m'est réservé ...


Louis Riel pourra mourir en paix: désormais, sa fonction dans la pièce est finie. Il n'y a qu'à révéler un dernier trait de générosité: au sinistre MacKnave venu le railler le matin même de son exécution il explique que la belle Kaïra est la fille qu'il croyait perdue à jamais. Et Riel de bénir MacKnave qui, dans une scène rappelant maint mélodrame de l'époque, tombe à genoux et sanglote devant la magnanimité du martyr. Le dernier acte n'ajoute rien au portrait, car Riel n'y paraît pas. MacKnave retrouve sa fille et lui révèle sa véritable identité. Mais quelque sincère que soit son repentir, il le paiera cher: Takouaga, l'ancienne nourrice, réussit à le tuer au moment même de sa réconciliation avec Kaïra, ce qui permet de clore la pièce sur l'idyllique amour de Francoeur et de la jeune orpheline.

Connaissant mal la vie du vrai Riel, Bayèr et Parage ont dû la croire trop peu intéressante pour la faire passer telle quelle à la scène. D'où la décision d'y subjoindre toute une intrigue accessoire qui, en dernière analyse, finit par dévaloriser le geste héroïque de Riel. Il en résulte que le héros éponyme a souvent l'air d'un sot: héritier des idéaux de la Révolution française, fidèle serviteur de la Troisième République, il reste pourtant impuissant devant les machinations de son adversaire entreprenant, adversaire dont la noirceur mélodramatique fait ressortir davantage le désintéressement et la noblesse, mais aussi la passivité chrétienne de ce Riel. Autre trait français plutôt que canadien: l'antisémitisme virulent, évident dans le portrait du colporteur Abraham, amalgame des pires stéréotypes et miroir des attitudes qui en France donneraient bientôt naissance à l'affaire Dreyfus.5 Ecoutons un peu son baragouinage tandis qu'on lui vole tout son argent (I,10):


 
(Il ouvre le tiroir et reste stupéfait.) Rien! barpleu je fois bien qu'il n'y a rien! ... ch'ai l'oeil! (Il cherche.) Ah! un trou. L'archent sera tombé sous la dable. (Il se baisse sous la table pour chercher; pendant ce temps un Indien vient voler le tonneau.) Che fois bas d'archent ... che suis folé ... ah! les pandits ... (Il s'essuie le front avec une vieille loque rouge en guise de mouchoir. N'apercevant plus son bar:) Ah! ma bar qui est folée aussi ... ah! les chiens! ... foleurs! ... les Juifs! ... (se reprenant) Pas les Juifs ... les Beaux-Rouges!


Un dernier trait révèle l'origine étrangère des deux auteurs: leur ignorance foncière du pays où se situe la pièce. L'acte I, par exemple, s'ouvre au Lac-aux-Canards au mois de mars 1885, et là, à la même latitude que le haut de la Baie James, 'les Indiens sont occupés au fond de la scène à faire sécher le poisson', tandis que 'à droite se trouve Kaïra, devant sa tente et couchée à demi sur un banc de gazon'.Oeuvre popularisante et qui porte la marque d'un article d'importation: les enjolivements mélodramatiques qu'on y a pratiqués reflètent le goût de la génération précédente en France, denrée trop souvent retrouvée dans les bagages des troupes professionnelles en tournée au Canada à l'époque.

Tel n'est pas le cas pour la pièce du docteur Paquin, parue vers la fin de la même année, publiée par Beauchemin & Fils à Montréal.6 Ses défauts ne sont pas moindres, mais cette fois ils sont bien canadiens et proviennent surtout d'un respect trop soucieux des données historiques. Pièce à l'allure épique qui s'échelonne entre 1869 et 1886, elle campe quelque 75 personnages, dont beaucoup ne sont évidemment que de simples figurants.

Le résumé qui précède chacun des quatre actes en souligne l'aspect livresque. L'intention propagandiste de l'ouvrage ressort clairement de ces résumés aussi, surtout de celui de l'acte IV:


 
Souffrances de Riel dans son cachot. Pendaison de ce héros politique. Afflictions de la mère et de la femme de ce martyr. Il perd un de ses enfants avant de monter sur l'échafaud. Son épouse succombe après la consommation du meurtre judiciaire de Régina. Honte au gouvernement d'Ottawa! Que la race franco-canadienne choisisse: d'un côté, l'oppression anglaise et le joug orangiste, de l'autre, la politique libérale du Parti réformiste ou l'annexion aux Etat-Unis!


Soulignons tout d'abord qu'Elzéar Paquin n'a pas su relever le défi implicite dans une telle entreprise. A chacun des personnages il manque au moins une dimension importante: ce sont des porte-parole de l'auteur, des personnages-mannequins évoluant à travers un espace théâtral mal défini. La pièce de Bayèr et Parage péchait par excès de théâtralité; celle-ci manque tout à fait à l'ouvrage de Paquin. Résumer l'intrigue d'une telle pièce équivaudrait à récrire l'histoire complexe d'une génération entière. Contentons-nous de n'en donner que les grandes lignes. Paquin, raciste aussi à sa façon, peint le grand écart social et surtout moral qui sépare les 'sauvages' amérindiens des métis de l'ouest. Mais à la différence de l'anti-sémitisme gratuit des Français Bayèr et Parage, le racisme ici vise un but important: il s'agirait de rehausser la nation métisse vis-à-vis des Amérindiens, en soulignant sa supériorité fondamentale due à une culture canadienne-français. Les 'sauvages', abouliques, alcooliques, ignorants et cruels, ne sont donc que des caricatures. L'expansionnisme orangiste militant est détaillé ensuite, incarné dans le docteur Schultz, personnage historique comme d'ailleurs presque tous ceux qui paraissent dans le texte, propriétaire du journal anticatholique et antifrançais, The Nor'Wester. Entre la francophobie de l'un et la cruelle indifférence des autres nous voyons évoluer Riel, Gabriel Dumont, Michel Dumas et leurs alliés, tous patriotes idéalistes et sincères. L'acte I nous décrit l'exécution de Thomas Scott, condamné à mort par un tribunal métis malgré l'opposition de Riel: de là découleront tout naturellement la haine implacable des orangistes et les infortunes de Riel.

Six ans se sont écoulés entre les actes I et II. Riel, exilé, a perdu la raison par suite des persécutions dont il continue à être victime. (Ses séjours à l'asile avaient été passés sous silence dans l'autre pièce.) L'acte se clôt vers 1883, et la dernière scène est un long dialogue peu dramatique où Dumont et Dumas nous renseignent sur les grands événements qui se sont produits dans l'intervalle. C'est l'acte III qui revalorise le protagoniste: on le rejoint au Montana, au printemps de 1884. Bon époux, père de famille déprimé mais toujours idéaliste, Riel reçoit l'ambassade métisse conduite par Dumont qui le somme de revenir au pays organiser la lutte des siens. C'est ensuite la guerre, provoquée dirait-on par ces maudits sauvages, assoiffés de sang. Nous voyons sur scène escarmouches et massacres, et à la fin la fameuse bataille de Batoche. Riel décide de se rendre à l'adversaire pour empêcher toute perte de sang inutile. Le dernier acte, mieux amené que les autres et que celui des deux Français, nous présente un Riel emprisonné, croyant sincère, courageux devant la sentence qu'il subira presque sous nos yeux (scène 9). Reste à dépeindre le deuil de l'épouse et de la mère du héros, l'indignation des survivants, les effets immédiats sur les deux grands partis politiques du Canada et les options qui s'offrent à eux.

C'est ici que l'ancienne et vénérable lignée du Riel d'Elzéar Paquin se révèle clairement: les trois dernières scènes sont du pur théâtre politique à la québécoise, consacré par plus d'un siècle de textes, pour la plupart journalistiques. La scène 16 est un monologue où Gabriel Dumont, presque une année après l'exécution de Riel, décrit la réaction indignée du Canada français contre ce 'crime judiciaire'. Le dialogue qui a lieu ensuite entre lui et Michel Dumas (scène 17) est plus explicitement partisan ... et journalistique: Dumont n'y cite pas moins de 48 journaux québécois, canadiens-anglais, britanniques, français, américains et irlandais pour souligner leur condamnation unanime de la démarche du gouvernement MacDonald, 7 et le réquisitoire est habile. La dernière scène (18) nous présente un journaliste du nom de Jean-Baptiste, seul personnage fictif, et le sénateur F-X. Trudel, propriétaire de l'Etendard et l'un des fondateurs du nouveau Parti national. Ici l'attaque contre le parti conservateur devient plus virulente encore: Trudel cite Honoré Mercier, Edmond Lareau, Wilfrid Laurier et d'autres pour vilifier ces 'pendards'. Le bilan:


 

DUMONT: Quelle est donc la cause de tant de lâchetés et de défections dans le parti conservateur?

TRUDEL: C'est la soif de l'or, l'ignorance et l'esprit de parti qui aveugle.

DUMONT: Voilà, en effet, les causes qui dégradent le parti conservateur.

DUMAS: Oui! Voilà le cancer, le chancre, la gangrène qui tue ce parti!


Enfin Trudel somme tous les hommes de coeur et de bonne volonté de se joindre à son nouveau parti. ('Je veux des hommes qui se montrent aussi bons catholiques en politique qu'à l'église, et fermement décidés à voter la déchéance de Sir John MacDonald et de ses partisans.') Mais le dernier message politique n'est ni libéral ni réformiste. C'est le journaliste qui a l'honneur de le débiter: 'Eh bien! moi, j'affirme que l'annexion aux Etats-Unis est une question de temps. Il faut que le Canada, avant longtemps, entre dans la belle et florissante Confédération des Etats-Unis'. Conclusion qui ne devrait guère nous étonner puisque c'était celle de Papineau (rappelons la pièce de Fréchette, représentée et publiée six ans plus tôt), un autre des héros du docteur-journaliste Paquin, et que celui-ci, au moment de composer son ouvrage (enregistré d'ailleurs 'according to the Act of Congress, in the year 1886 ... in the Office of the Librarian of Congress', selon la page-titre) demeurait déjà aux Etats-Unis depuis trois ans et y resterait jusqu'en 1897.

Réunions politiques, monologues, citations prises dans divers journaux, attaques personnelles frisant le libelle diffamatoire: on reconnaît aisément presque tous les stratagèmes des Comédies du statu quo, des deux Tuque-bleue de 1848, de la Dégringolade de 1856. 8 C'est du (para-) théâtre politique à la bonne franquette, fidèle aux origines mêmes du genre au Québec. Fidèle, mais aucunement supérieur, hélas!, ce Riel, à ses prédécesseurs dans le théâtre polémique, son principal défaut étant le manque total de l'humour, de la verve satirique qui caractérisaient les textes précédents. Nous ne prétendons pourtant pas que l'auteur ait sciemment émulé ces pièces-là en écrivant la sienne. Pour Paquin, le grand modèle était bien plus proche: son professeur, son Mentor lors des études classiques qu'il avait faites au Collège de Montréal n'était autre que l'abbé Alphonse Villeneuve, grand fustigateur de l'adversaire politique et religieux dans des oeuvres telles que sa célèbre Comédie infernale ou Conjuration libérale aux enfers, publiée en 1871-1872 (Paquin ne sortit du Collège qu'en 1873), pièce qui ne comporte pas moins de 530 pages. De plus, l'élève avait déjà suivi le maître, brûlant ses ponts avant de partir pour les Etats-Unis, dans un pamphlet acerbe qu'il signa en 1882, La Conscience catholique outragée et les droits de l'intelligence violés par les deux principaux défenseurs de l'Université Laval, Sa Grâce Mgr Taschereau ... et Sa Grandeur Mgr Fabre. L'enchaînement avec les autres textes politiques est là quand même, car la Comédie de Villeneuve représente elle aussi l'un des aboutissements naturels de l'évolution du théâtre politique, tout en nous offrant un bel exemple de l'appropriation du genre par le clergé québécois pour ses propres fins.

En somme, deux Riel dramatisés mais peu dramatiques, deux pièces qui déçoivent, étant sans doute trop proches des événements héroiques qu'elles voudraient dépeindre: celle de Paquin, qui n'est que la reproduction non-distanciée, épisodique, de fils épars qui auraient pourtant pu étoffer un beau canevas tragique; celle de Parage et Bayèr, qui ne surent apprécier la tragédie sans 'drame' que leur offrait ce personnage si riche, si humain. La pièce des Français, où se reflète le répertoire importé qui envahissait alors la modeste dramaturgie indigène; la pièce du Québécois exilé qui souligne l'écart toujours grandissant entre texte et scène en ce dix-neuvième siècle finissant. Ni l'une ni l'autre de ces formes n'allait survivre telle quelle à l'assaut du seul genre capable de faire concurrence au cirque, aux comédies de boulevard, et plus tard au cinéma: le vaudeville-burlesque à l'américaine, auquel appartenait l'avenir au Québec.

Notes

LOUIS RIEL SUR SCÈNE: L'ÈTAT DE LA DRAMATURGIE QUÉBÉCOISE EN 1886

L.E. Doucette

1 La tradition selon laquelle le Riel de Paquin aurait été créé à New York sous les soins de Julien Daoust a la vie dure. Un dépouillement intensif (mais pas exhaustif) des journaux newyorkais des années 1886-1890 n'a rien produit. Quant à l'assertion parue dans le Répertoire de RINFRET, que la pièce y aurait connu les honneurs de la scène en 1884(!) et 1886, il s'agit là manifestement d'une coquille et/ou de l'une de ces affirmations - trop fréquentes, hélas! - sans fondement contrôlable que renferme cet ouvrage pourtant si utile. Le texte ne fut terminé qu'à la fin d'octobre 1886 au plus tôt (v. notre note 7). Comment aurait-on pu le répéter et le produire à New York avant la fin de l'année? Si la pièce de Paquin a en fait été mise en scène elle a dû l'être sous une forme radicalement différente de la version publiée, comme le démontrera notre examen du texte.
Retourner à l'article

2 Tendance qui paraît s'accélérer après 1870: des 56 pièces que j'ai repérées entre cette date et la fin de 1885, 33 semblent avoir été représentées; sur les 41 publiées entre 1886 et 1900, seules une quinzaine furent jouées.
Retourner à l'article

3 Riel, drame historique en quatre actes et un prologue, cinq tableaux, par CH. BAYÈR et E. PARAGE. Montréal, Imprimerie de l'Etendard, 37 rue Saint-Jacques, 1886. L'Etendard du 16 juin nous informe que le livre vient de sortir de ses presses (p 3). Signalons aussi la belle ré-édition du texte par les Editions des Plaines (1985).
Retourner à l'article

4 L'Etendard, samedi 15 mai, p 4. Le correspondant du journal avait mal compris la part de Parage dans la composition de l'ouvrage. Ainsi fut-il obligé d'insérer deux jours plus tard une correction: 'M. Parage nous prie d'annoncer qu'il est conjointement avec M. Bayer, l'auteur du drame Riel qu'on a lu l'autre soir dans les salles de l'Institut Canadien' (p 2).
Retourner à l'article

5 Nous ne voulons pas suggérer que l'anti-sémitisme n'ait pas existé au Canada français à l'époque (on n'a qu'à se rappeler les diatribes d'autorités cléricales contre la 'juive' Sarah Bernhardt), mais qu'il avait pris ici une forme moins publique et moins gratuite.
Retourner à l'article

6 Riel, tragédie en quatre actes, par le DR ELZÉAR PAQUIN. Montréal, C.O. Beauchemin & Fils, Libraires-imprimeurs, 256 et 258 rue Saint-Paul. Une excellente traduction du texte par EUGENE et RENATE BENSON se trouve dans Canada's Lost Plays (IV, pp 203-269), avec une très utile introduction d'ANTON WAGNER.
Retourner à l'article

7 Dans cette scène Dumont constate que 'le 14 octobre dernier, les élections ont eu lieu dans la province de Québec et elles ne nous ont pas trouvé dix justes dans les rangs conservateurs', référence à la victoire décisive du Parti National sous Honoré Mercier. Ce qui permet de dater le texte, ou du moins la composition de cette scène, et qui met en doute sa date d'impression: étant donné la lenteur relative de la composition typographique, aurait-on eu le temps de produire le texte et de le faire enregistrer à Ottawa et à Washington (v. la p. -titre) avant la fin de 1886?
Retourner à l'article

8 V. mon étude, Theatre in French Canada: Laying the Foundations, 1606-1867 Univ. of Toronto Press, 1984, pp 83-103; 152-182
Retourner à l'article