Louise Blouin et Raymond Pagé
De 1939 à 1949 la radio québécoise diffuse des centaines d'adaptations d'oeuvres étrangères. Le Québec devient ainsi un lieu de rencontre de divers réseaux culturels. L'orientation du répertoire et les modifications imposées aux textes originaux révèlent des tensions entre les forces d'acculturation et lesforces d'enculturation.
Between 1939 and 1949 hundreds of adaptations of foreign works were broadcast in Québec and the province's radio network became in effect a meeting groundfor various cultural systems. This study of imported repertory and of the types of adaptation imposed upon original texts reveals conflicting tensions between acculturating and enculturating forces.
Le voyageur de la lune en atterrissant sur ce satellite trouve une boîte mystérieuse: 'à l'ouverture de la boite, je trouvai dedans un je ne sais quoi presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quels petits ressorts et de machines imperceptibles. C'est un livre à la vérité mais c'est un livre miraculeux qui n'a ni feuillets ni caractères; enfin, c'est un livre où pour apprendre les yeux sont inutiles; on n'a besoin que des oreilles. Quand quelqu'un souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne l'aiguille sur le chapitre qu'il désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche d'un homme, ou d'un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l'expression du langage.1
Parmi tous les modes de l'expression et de la communication humaines, l'oralité est certes l'un des plus anciens et jusqu'à aujourd'hui, il demeure essentiel. Au vingtième siècle, l'avènement de la radio et le développement des moyens audio-visuels ont contribué à élargir le territoire mental et imaginaire que peut toucher la simple émission sonore, que ce soit celle de la parole humaine ou même celle de la musique. Un tel élargissement des possibilités de la voix et de sa diffusion avait déjà été pressenti par plusieurs artistes comme en témoigne l'extrait précité.
La propulsion d'ondes sonores dans l'air, bien canalisée par la technique radiophonique, s'offre à des publics de plus en plus vastes et variés. Cependant, de par le caractère instantané et direct du médium, chaque auditeur perçoit la texture très intime du message qui lui est communiqué: de là naît la magie de la radiophonie, chacun devenant l'unique destinataire du programme émis par son appareil. L'auditeur se retrouve donc dans la même position que le lecteur, seul et libre face à sa perception. Il peut à son gré élaborer sur le non-dit de l'émission comme sur celui du livre.
Pourtant, malgré ces similitudes, la lecture et l'audition prennent rapidement des directions différentes. Celle-là exige en effet des apprentissages et une intervention intellectuelle qui n'ont pas toujours été accessibles à tous. La radio par contre, comme support de communication directe qui n'est pas assujetti aux signes abstraits du graphisme, pénètre de plain-pied dans l'imaginaire de l'individu. Ce dernier, qu'il soit instruit ou pas, reçoit un discours d'ordre oral, donc primitif, sur lequel il peut greffer son propre univers. Il peut voir à sa guise dans cette écriture d'aveugle toute tissée de voix, de musique et de bruits. La voix nue ou soutenue par son décor sonore prend vie véritablement, faisant naître par la suggestion de ses moindres inflexions les diverses intensités de mille gestes, mimiques ou attitudes esquissés par le son mais tracés finalement par l'auditeur lui-même, selon sa volonté ou sa plus belle folie. La radio se présente donc comme un mode d'expression essentiellement démocratique, ouvert sur un public étendu et diversifié. Ici émerge la notion de culture de masse.
Grâce à cette puissance de rayonnement instantané, multiple et concret, la radio apparaît comme un moyen privilégié pour la diffusion des oeuvres littéraires. Sacrilège! s'écriront certains intellectuels prétextant que les oeuvres y sont altérées lorsqu'elles n'y sont pas défigurées. Il est vrai que, par le traitement radiophonique, certaines oeuvres deviennent 'populaires' grâce à une transformation radicale susceptible de les mettre à la portée de tout le monde. Il n'en demeure pas moins que certains artisans de la radio créent des oeuvres originales, de leur cru ou à partir de textes connus, et rejoignent des milliers d'auditeurs dont certains n'auraient jamais eu de contacts ni avec l'oeuvre ni avec l'auteur. Se construit alors dans un espace très vaste en un moment très court, un événement que la diffusion d'un livre ou même la représentation d'un spectacle ne saurait concurrencer ni en ampleur ni en efficacité.
Avant de parvenir à de tels résultats cependant, la radio québécoise a dû traverser bien des phases et vivre bien des péripéties. Dès ses débuts, vers les années trente, elle développe dans les familles un engouement qui fait se grouper les gens autour des appareils-récepteurs. Mais c'est la guerre qui lui permettra de préciser et de resserrer sa relation avec les préoccupations de la collectivité. Les nouvelles et les émissions de propagande profitent alors d'un centre d'intérêt naturel pour captiver l'esprit de la population qui oscille entre la joie et la panique. Paul Gury, l'un des auteurs les plus prolifiques de cette période, réussit d'ailleurs à fasciner le public avec un personnage d'espion d'un réalisme tel qu'il échappe à la fiction: les auditeurs de la Fiancée du commando téléphonent au poste pour dénoncer qui un rival qui un voisin!
Après les premières expérimentations, le jeune médium atteint la maturité et s'ouvre son âge d'or. Entre 1939 et 1949, nombre de créations -radioromans, radiothéâtres, sketches ... - ont été présentées par les stations CBF et CKAC. Des études ont déjà été entreprises sur le répertoire québécois de cette période.2 Toutefois une partie de la programmation était consacrée à la diffusion d'oeuvres étrangères. Cette partie du corpus n'ayant pas été traitée, il semblait donc opportun de combler cette lacune et de se pencher sur les adaptations présentées.
Cette démarche nous apparaissait d'autant plus pertinente que l'onde de choc de la radio sur l'affectivité et la sensibilité de la masse est d'une telle puissance qu'elle peut avoir une influence majeure sur la configuration d'un imaginaire individuel ou collectif. Ainsi la transmission d'adaptations d'oeuvres étrangères représente un lieu de confrontation des valeurs. Ces emprunts peuvent générer un processus par lequel l'individu s'enracine dans sa culture. Mais ils peuvent tout aussi bien entraîner une modification des idéaux au sein d'une société: c'est l'acculturation. Il devient alors intéressant d'analyser ce type de discours radiophonique comme facteur de transformation et d'intégration.
Au cours des premières années de diffusion, les postes CBF et CKAC n'avaient pas encore précisé leur politique de programmation en ce qui a trait aux dramatiques et aux émissions culturelles. Certes, l'Heure provinciale, commanditée par la province de Québec, a joué un rôle éducatif de première importance en présentant des extraits de pièces françaises, des poèmes, des oeuvres musicales, des causeries et autres documents à teneur culturelle. Mais il s'agissait en fait d'une émission hétéroclite dont le théâtre n'était qu'un des éléments constitutifs. Elle a tout de même tenu l'antenne de CKAC de 1929 à 1939. 3 De 1933 à 1937, une série intitulée La Demi-heure de J.-O. Lambert diffuse des créations originales mais aussi des pièces en un acte du répertoire français dans leurversion littéraire, ce qui ne convenait pas spécifiquement au médium. A la même époque, sur les ondes de CBF, on pouvait entendre plusieurs émissions spéciales et quelques grands classiques. Et vers 1939 apparaissent des séries régulières d'adaptation.
C'est à partir de 1939, alors que la radio prend un plus grand essor, qu'on assiste à l'écolosion de séries consacrées au théâtre étranger, tant à CKAC qu'à CBF. L'étude du répertoire des pièces étrangères présentées dans ce cadre nous amène à percevoir le type de matériau culturel que chacune des stations acceptait ou décidait de proposer au public. Il est possible d'établir des fréquences sériant le genre, le pays d'origine, l'époque et les auteurs des oeuvres retenues. Ces faits ont une très grande importance si l'on considère que plusieurs livres étrangers étaient à l'époque fort peu accessibles, que la production d'ouvrages québécois était très restreinte et les habitudes de lecture fort peu répandues.
En plus de l'identification des oeuvres présentées et des normes qui souscrivaient à leur choix, ce répertoire permet de réfléchir sur les problèmes esthétiques relatifs aux divers genres impliqués dans ces adaptations, notamment les différents passages d'un art à un autre: texte original / film / adaptation radiophonique, texte original / adaptation radiophonique, scénario de film / adaptation radiophonique - de là se dégage une sorte d'intertextualité qui joue à plusieurs niveaux.
Un texte original d'abord adapté pour le cinéma subira, par exemple, des modifications engendrées par l'écriture de l'auteur du scénario du film mais aussi des changements inhérents aux conditions même du tournage ainsi qu'aux techniques cinématographiques. Lorsque l'on se sert ensuite de ce scénario modifié et que l'on décide d'en faire une adaptation radiophonique, les mêmes facteurs dérivants exercent leurs contraintes: on a alors affaire à une nouvelle vision d'un adaptateur qui est lui aussi à la merci de son médium. De fait l'adaptation radiophonique façonne en quelque sorte un genre hybride tissé à la fois de littérature, d'écriture dramatique et souvent, comme nous l'avons vu, cinématographique. Tout cela doit s'unifier ou s'épurer pour entrer dans un cadre technique, celui de la radiophonie, lequel est condamné à générer une efficacité instantanée.4
A partir d'une oeuvre existante, l'adaptateur doit donc effectuer tantôt des coupures, tantôt des résumés, tantôt des rajouts ou encore des explications; chacun de ces choix est justifié par la nature du médium mais n'en demeure pas moins subjectif. Cette oeuvre déjà perçue par l'adaptateur et filtrée par le médium est ensuite réalisée par des comédiens et techniciens avant de rencontrer enfin les oreilles des auditeurs: elle aura donc subi plusieurs lectures et plusieurs re-créations.
Nous sommes ici en présence d'un double discours influencé par chacun des contacts et des passages, mais le problème devient encore plus complexe si l'on considère qu'il existe aussi plusieurs auditions possibles. En effet, un auditeur qui ignorerait tout de l'oeuvre-source arrive vierge et reçoit sans référent un message qui est déjà un méta-langage sans qu'il en soit conscient. Cependant celui qui a eu une prise de contact directe avec le docurnent-source, que ce soit un livre, un film ou une pièce, effectue immanquablement des comparaisons et devient ainsi conscient de tout le travail effectué sur le matériau premier et ce, pour toutes les phases possibles de la transformation et pour toutes les versions existantes d'une même oeuvre.
La radiophonie de par son propre mode technique de communication modifie donc à la fois la forme et le contenu de ce dont elle se nourrit. A partir d'un message statique, de par la perversion qu'elle y opère, elle en vient à produire un événement et à créer une dynamique. Il s'agit là d'une force exécutant sur la matière culturelle sinon des mutations, certainement des permutations. Cette parole puissante et cosmique fut appelée avec justesse 'logosphère' par Gaston Bachelard lors d'une conférence intitulée 'Rêverie et Radio'.5
En somme, si on essaie de tracer la trajectoire des perversions textuelles encourues, il faut partir d'un texte écrit qui contient un sens et dont la lecture génère un certain effet dont sera tributaire la version de l'adaptateur. Cette nouvelle production devient à son tour un sens dégageant un nouvel effet différent de la lecture originale, et cela se produit chez l'auditeur qui viendra y forger à son tour un nouveau sens. Nous sommes donc en présence d'une gamme de réactions où s'enchaînent et s'engendrent différents degrés d'interprétations.
Il est intéressant de noter que ces questions ne sont pas confinées aux studios. Elles seront livrées au public grâce notamment au journal Radiomonde.6 Son chroniqueur, René-O. Boivin, traite des problèmes esthétiques en critiquant la façon dont certaines pièces sont adaptées. Jean Desprez et d'autres adaptateurs présentent aussi aux lecteurs certaines de leurs méthodes et certaines de leurs difficultés relatives à la mise en ondes d'oeuvres littéraires ou cinématographiques non créees spécifiquement pour le médium de la radiophonie.
Les adaptations tirées du répertoire du cinéma, art qui à l'époque était très florissant, vont contribuer pour beaucoup à cet essor des émissions culturelles. Souvent, une oeuvre ayant déjà été adaptée au cinéma devenait à la radio plus alléchante pour l'auditeur qui l'avait visionnée en salle ou qui identifiait tel personnage à tel acteur connu. Mais ces emprunts profitaient également au cinéma. En effet la diffusion d'adaptations et parfois de trames sonores, de même que l'engagement fréquent de comédiens étrangers de passage au pays, favorisaient le succès du film.
Grâce à ces échanges, il devenait plus aisé de diffuser la culture dans le grand public. Il faut dire que pour les producteurs et réalisateurs, il était souvent plus rapide de partir d'un texte déjà élagué, celui du scénario de film, que d'une oeuvre littéraire la plupart du temps étrangère et souvent touffue. Les problèmes posés par le minutage par exemple, ou par les trop longues descriptions, étaient alors bien souvent solutionnés à l'avance.
Afin de bien saisir le sens et l'importance du phénomène des adaptations à la radio québécoise pour les années 1939-1949, il faut tenir compte de ces éléments. Ceux-ci nous aident à comprendre le contexte particulier de cette période ainsi que les conditions de travail et d'existence sous-jacentes à ce mode bien précis de production. Précisons d'ailleurs que le choix de cette époque (1939-1949) s'impose non seulement du fait qu'il s'agit là de l'âge d'or de la radio québécoise et de la naissance de la plupart des grandes séries, mais aussi et surtout parce que ces années représentent deux phases importantes de notre histoire et de notre évolution: la période de la guerre et celle de l'après-guerre. L'effervescence de ces deux moments historiques nous permet de distinguer les mouvements, les tendances et les métamorphoses d'une société en construction via un médium qui était lui aussi au même moment en train de se façonner.
L'inventaire compilé dénote, pour cette période de dix ans, la présentation de 780 pièces étrangères qui ont été adaptées pour notre radio. De ce nombre, 593 proviennent de la programmation du poste CBF et seulement 187 de la station CKAC. Cette dernière diffuse donc quatre fois moins d'adaptations théâtrales que son concurrent CBF. Parmi les causes principales de cet état de fait, il convient bien sûr de noter que CBF, en tant que station d'Etat, était bien subventionnée. L'entreprise privée, quant à elle, ne pouvait compter que sur ses commanditaires et de ce fait restait incapable de rivaliser avec les sommes importantes investies par le gouvernement. La situation est d'ailleurs la même aujourd'hui.
CBF pouvait donc se permettre de garder à l'antenne, parallèlement à Radio-Collège (1941-53), une autre série importante: les Grandes Emissions du théâtre contemporain (1939-1942), le Théâtre populaire (1942-1943) et le Théâtre de Radio-Canada (1943-1955). 7 Le mode de financement du poste CKAC l'obligeait à se restreindre à des visées parfois un peu plus commerciales afin d'assurer la rentabilité de l'entreprise. C'est ce qui explique entre autres le grand déploiement et le faste américain de la présentation de la série Radio-Théâtre Lux. Celle-ci se devait d'être suffisamment flamboyante pour séduire un nombre élevé d'auditeurs et présenter aux commanditaires des cotes d'écoute impressionnantes.
Radio-Théâtre Lux8 représente effectivement la période la plus prolifique de la station CKAC, tant au niveau de la quantité qu'à celui de la qualité. En effet, entre 1942 et 1945, on joue sur les ondes de ce poste 156 des 187 adaptations qui y seront diffusées au cours de la décennie. Les 31 autres seront au programme lors des années 1947, 1948 et 1949. Quant aux années 1939 à 1941, elles demeurent presque vierges de toute présence d'oeuvres adaptées, si ce n'est de quelques contes de Noël ou émissions de circonstances. Ainsi à l'occasion du tricentenaire de la naissance de Racine, Radio-Canada diffuse de nombreuses oeuvres alors que CKAC se contente de mettre à l'affiche la pièce Athalie, qu'il reprendra d'ailleurs l'année suivante au lieu de réaliser une nouvelle production. Il est en outre surprenant de constater qu'il s'agit là de la seule pièce du répertoire classique jouée sur les ondes de la station tout au long de cette période. Nous ne sommes donc pas en présence d'une des priorités de la direction du poste, tandis qu'à Radio-Canada on se donnait des visées d'éducation populaire tout en évitant l'aspect commercial de la sélection et de l'adaptation des pièces, au moins dans le cas de la série Radio-Collège.
A CKAC, les sources choisies, qu'elles soient cinématographiques ou littéraires,9 étaient dominées par les auteurs français, suivis des américains. Ces derniers offraient l'avantage de la proximité mais apportaient en contre-partie un obstacle de taille: la traduction. Celle-ci représentait une embûche sérieuse et un déboursé supplémentaire pour les producteurs. De plus, la culture et l'esprit français semblaient à l'époque présenter plus d'affinités avec notre mentalité. Elles servaient bien les visées de protection de notre langue ainsi que de nos valeurs traditionnelles. Plusieurs Anglais, quelques Hongrois, Autrichiens et Russes se partagent le reste de la programmation des adaptations et ce sont la plupart du temps des oeuvres à succès déjà traduites en français.
La programmation de CKAC se compose ainsi d'oeuvres romantiques, de mélodrames, de romans populaires, en somme d'ouvrages et d'auteurs très connus comme Alexandre Dumas, Edmond Rostand, Prosper Mérimée, Xavier de Montépin, Daphné Du Maurier ... Nous y retrouvons également les succès du comique comme ceux de Francis de Croisset, Robert de Flers et Gaston Caillavet. Dans chacune de ces deux veines, on utilisait aussi des ouvrages mineurs, non canoniques, ainsi que des extraits de la Petite Illustration.10 L'ensemble des adaptations radiophoniques de CKAC entre 1939 et 1949 est donc essentiellement centré sur le dixneuvième et le vingtième siècles et surtout tourné vers la France. Le choix s'avère varié mais est surtout axé sur des pièces où l'émotion affleure, donc qui touchent aisément et avec efficacité un très grand nombre d'auditeurs, but primordial visé par la station. L'évolution de la production s'effectue en trois phases: le début de la guerre peut être identifié comme une période de rodage, d'expériences et d'initiations; puis entre 1942 et 1945, on atteint une sorte d'âge d'or qui va se ternir jusqu'à s'estomper avec la fin de la guerre.11
A Radio-Canada, la phase de rodage a été moins marquée puisque les moyens étaient plus grands. Ce sont d'ailleurs ces derniers qui ont permis a la station d'éviter le déclin causé par les difficultés économiques du relèvement d'après-guerre.
L'émission Radio-Collège regroupe à elle seule 168 des 593 adaptations présentées sur les ondes de la station d'Etat entre 1939 et 1949, soit presque l'équivalent quantitatif de la diffusion de toutes les émissions du poste CKAC dans le même intervalle. Cette corrélation peut d'ailleurs être étendue à la sélection du répertoire puisque la plupart des oeuvres incluses dans les programmations de CKAC ont également été jouées à CBF. La programmation de Radio-Canada englobe donc presque entièrement celle de la station privée. Mais comme CBF présentait aussi d'autres séries et demeurait stable dans ses politiques de diffusion, elle la dépasse largement.
Les dominances d'oeuvres, de genres, d'auteurs et de nationalités remarquées à CKAC se retrouvent ici, si ce n'est la présence de plusieurs oeuvres classiques. Il est opportun de souligner également le fait que de nombreuses pièces et films français sont adaptés tout de suite après leur création; ceci, bien sûr, provient du fait que les liens entre l'industrie française et Radio-Canada étaient beaucoup plus nombreux et beaucoup plus étroits que ceux que pouvait établir la station privée. Ceci confère à l'ensemble une plus grande modernité.12 En sus des pièces à succès et d'approche facile (Pagnol, Sardou ... ), CBF ne craignait donc pas de présenter des pièces de Cocteau, Anouilh, Claudel, Gide ... passablement plus ardues pour l'ensemble de la population. Cependant l'on prenait bien soin d'effectuer dans la programmation un dosage modéré où les oeuvres plus hermétiques alternaient avec d'autres plus légères. Lors des saisons estivales, le sérieux faisait alors relâche et laissait carrément la place à la comédie. On note aussi plusieurs reprises dans la programmation.
Radio-Collège a utilisé deux procédés pour tenter de faire passer la plupart des grandes oeuvres du théâtre français. Par-fois la pièce était livrée à raison d'un seule venue. De telles pratiques visaient un double but: celui de la diffusion d'une culture qui soit accessible à l'ensemble de la population et celui d'un complément à la formation des étudiants.
A la lumière de ces observations, on peut aisément constater que l'éventail d'oeuvres offertes était beaucoup plus large et varié à Radio-Canada qu'à CKAC. Aussi, la facture de la présentation y était plus française et moins américanisée. Dans une station comme dans l'autre cependant, l'apport principal de toutes ces adaptations a sûrement consisté dans le fait de permettre à une bonne proportion d'auditeurs de prendre conscience que des oeuvres étrangères pouvaient avoir une relation directe avec leur propre expérience humaine et sociale.
La variété de ce répertoire peut surprendre ceux qui connaissent la réputation de la censure de l'époque. En fait, la situation sociale était à ce point précise à ce sujet que la plus grande partie du travail restrictif s'opérait par le biais d'une sorte d'auto-censure jouant à plusieurs niveaux: l'auteur, les directeurs de programmes et les postes savaient pertinemment ce qui leur était permis et ce qui ne l'était pas; de ce fait, les risques d'abus se trouvaient grandement diminués.
Trois critères principaux souscrivaient à l'élaboration de ce code tacite de la production artistique. Tout d'abord, il fallait se soumettre à une censure morale (c'est-à-dire qu'il fallait suivre les préceptes sociaux et religieux en vigueur, par exemple: éviter le divorce, le meurtre non puni ... ); une censure idéologique sévissait également (anti-communisme par exemple); enfin, la censure linguistique tâchait de faire évacuer la vulgarité, l'argot et les écarts de langage.
Victime de ces préceptes, les créateurs devaient tenir la bride de leur imaginaire. On peut concevoir alors le problème qui se posait aux adaptateurs d'oeuvres étrangères. Dans les archives de jean Laforest se trouve une documentation pertinente à ce sujet;13 on peut y consulter une liste de pièces étrangères susceptibles d'être choisies pour l'adaptation. Il s'agit de comédies, drames sentimentaux, comédies de moeurs, drames d'aventures. Un court résumé de la pièce y est suivi de suggestions de deux natures différentes. On indique comment modifier les personnages et les événements de l'intrigue d'une part afin que la censure ne puisse en interdire ni la production ni la diffusion, d'autre part pour que la pièce soit radiophonique et fasse les ondes. Pour illustrer ce propos, on peut retenir les exemples suivants: si dans le texte-source un divorcé s'éprend d'une dame, dans l'adaptation radiophonique on fera de ce divorcé un veuf pour sauvegarder la morale publique; de même si un personnage reconnaît un enfant naturel dans le texte, on suggère pour la mise en ondes de taire cet épisode ou de faire du rejeton un fils adoptif. On peut employer n'importe quel stratagème pour sauver la face, même au détriment d'une oeuvre et souvent d'un auteur célèbres.
Par de tels subterfuges, l'on cause aux auteurs étrangers, sans leur consentement, le même préjudice qu'on faisait subir aux auteurs locaux. Modifier ainsi la structure des oeuvres, la psychologie des personnages de même que les intrigues secondaires et parfois même principales, agit en effet comme une trahison puisque la transformation est orientée par des valeurs et des jugements sans rapport réel avec les impératifs de l'adaptation radiophonique. L'idéologie et la forme entrent alors en conflit, tronquant les oeuvres dans leur esthétique propre et dans leur originalité. Rappelons que cette initiative n'est pas nécessairement le fait des responsables de l'adaptation. La grille de censure est dessinée selon des normes préexistantes. Son respect s'impose comme condition de la diffusion.
La supercherie est d'ailleurs accentuée par les commanditaires qui s'ingéraient dans la présentation des émissions dramatiques avec comme seul objectif de capter l'intérêt de l'auditeur pour mieux vendre leur message.14 En témoignent les émissions de Radio-théâtre Lux à CKAC, où le rédacteur va jusqu'à utiliser des procédés d'interpénétration entre les intrigues et les messages publicitaires en utilisant par exemple, entre chaque acte, les personnages même de la pièce pour mousser certains produits. La transition entre l'univers de la fiction et celui de la réalité commerciale est effectuée avec une telle habileté que même l'auditeur averti s'y laisse prendre. La finesse de la ruse fait sourire avant que, de la conscience, surgisse la réprobation. En réalité cette pratique rappelle un procédé alors habituel chez les diffuseurs américains.
Un tel art du déguisement donnait souvent des résultats inattendus. C'est ainsi qu'en dépit d'une soumission apparente aux prescriptions et aux proscriptions formelles, les adaptateurs réussiront à faire passer des situations et des idées qui, bien que camouflées dans la structure du texte, n'en véhiculaient pas moins un message non-conformiste. De telles audaces laissent entrevoir une fissure dans le carcan social, politique et religieux. Sans heurter de front l'idéologie dominante, elles érodent des pudeurs et des timidités.
Il n'y avait toutefois pas que la morale sociale et religieuse à préserver. Les adaptations devaient respecter également les objectifs linguistiques proposés à la collectivté. Dans cette optique, il s'agissait non seulement de travailler à la conservation de la langue mais aussi de relever le niveau de langage du public en prêchant par l'exemple, c'est-à-dire en utilisant un français normatif. Beaucoup de commerciaux devenaient alors des cibles faciles.15 Ceux-ci, souvent très mal traduits par ailleurs, avaient été conçus pour un public anglophone et ne convenaient aucunement à la psychologie et aux conditions de vie du peuple québécois. Ces nids d'anglicismes et de fautes syntaxiques étaient perçus comme de véritables injures à la nation. Les messages publicitaires intégrés dans le dialogue des adaptations représentaient en ce sens un élément positif. En dépit de leur caractère trompeur, le traitement original qu'ils recevaient en relevait la qualité linguistique.
Cet ancrage à un français international répond, on le voit, à des préoccupations nationalistes.16 La radio devient un lieu où se vit la situation d'urgence d'un peuple coincé entre les Etats-Unis et le Canada-anglais, situation de tiraillement redoublée par celle de la domination du pouvoir britannique malgré l'attachement mythique à une mère-patrie francophone. Les intervenants croient que le fait français au Québec, bien véhiculé par sa radio, pourra survivre en imposant une pratique de la langue française à un peuple que l'on avait encadré de structures entièrement anglaises.17 Ici la quête de l'identité passe par la France.
Les modes d'application de cette politique ne faisaient toutefois pas l'unanimité. Certains, comme René-O. Boivin, refusaient de s'asservir à une norme extérieure, celle-ci fût-elle française. A ceux qui développent un complexe d'infériorité face à la vieille France, le chroniqueur de Radiomonde répond que le respect de la langue ne devrait en rien enrayer notre droit à l'autonomie, à l'expression personnelle ni même à la fierté d'avoir notre propre culture et nos artistes pour la véhiculer. Il rédige une série d'articles où il dénonce l'envahissement des interprètes venus d'outre-mer ainsi que le relâchement évident dont ceux-ci faisaient montre souvent, éloignés de leur capitale.18
Pour sa part, le notaire Athanase Fréchette, ancien président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, affirmait que la radio française au pays ne remplissait pas bien son mandat. Dans la plupart des émissions commanditées, prétend-il, l'esprit en est plus anglais que français car la radio est soumise aux dictées du parti au pouvoir qui reflète la mentalité anglaise.19 Pour remédier à ces carences, maître Fréchette va même jusqu'à proposer une radio québécoise qui soit garante des valeurs et de la culture indispensables à l'existence d'un véritable Etat français.
Le témoignage de ces deux critiques illustre bien lavigilance constante de certains porte-parole qui ne se lassaient point de harceler la direction des postes, les haranguant afin qu'ils présentent un niveau de langage adapté aux besoins et à la situation. On ne se gênait pas non plus pour souligner le caractère unidirectionnel donné aux 'échanges' culturels.20 Alors que le Québec recevait nombre de programmes américains, européens et français, il n'en exportait jamais et on laissait croire que notre production n'était tout simplement pas à la hauteur de celle des autres peuples.
Ces échanges d'opinions montrent l'importance que prennent les séries dramatiques, de même que le rôle et la place que se taillent les adaptations dans la programmation des postes et la vie quotidienne des gens.21 Autour de cette réalité se posent les grandes questions qui fermentent au coeur du mouvement évolutif des sociétés, et plus spécifiquement du Québec des années 40: comment se réalise la diffusion d'éléments issus de cultures étrangères? Quels sont ces éléments? Comment sont-ils accueillis eu égard, d'une part, au souci de fidélité à la tradition nationale et, d'autre part, à la sollicitation du changement? Les perspectives esquissées ici laissent entrevoir à la fois des accords tacites et des tensions entre les foyers d'acculturation et les forces d'enculturation. Et nous n'avons dessiné que les configurations externes ainsi que les tendances générales du phénomène. Cette recherche que nous avons amorcée nous conduit directement à l'analyse du contenu de ce discours qui place le Québec au confluent de plusieurs réseaux culturels. Nous espérons ainsi pouvoir mesurer le poids des emprunts dans la fabrication du message dont on nourrissait les auditeurs québécois. Peut-être même pourrons-nous dégager certains traits producteurs d'une théorie des genres littéraires au Québec.
Notes
1 Les Etats et Empires de la Lune, 1657 par Cyrano de Bergerac, cité par Jean Tardieu dans
Grandeurs et faiblesses de la radio, Unesco, 1969, p 46
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2 Nous faisons allusion aux études de Pierre Pagé et Renée Legris.
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3 Paul-Emile Senay dirige la première émission de théâtre radiophonique à CKAC en 1925 le
Médecin malgré lui de Molière. Voir Radiomonde 13 avril 1940
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4 Une analyse pertinente de ce phénomène a été faite par Jean Tardieu dans Grandeurs et
Faiblesses de la radio Unesco 1969.
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5 Conférence prononcée le 5 février 1949 au Centre d'études de radio-télévision. Voir Jean
Tardieu, op cit p 16.
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6 Le premier numéro de Radiomonde parait le premier janvier 1939. Les renseignements précis et
détaillés sur la programmation des postes et la vie artistique québécoise, comblent une grave
lacune.
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7 Cette série sera commanditée à partir de janvier 1948. D'ailleurs elle sera baptisée Théâtre Ford
de janvier 1948 à mars 1950. Quant à Radio-Collège, la série prend le nom de Sur toutes les
scènes du monde dès 1953.
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8 Cette série ne présente pas de reprises, mais les Feux de la rampe 1947-1948 reviendra aux
succès du Radio-théâtre Lux.
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9 De 1943 à 1945, à CKAC, 114 pièces sont présentées. En 1943, 28 d'entre elles sont tirées de
films dont 20 sont inspirés d'oeuvres écrites. En 1944: 16 films dont 13 sont issus du répertoire
littéraire. En 1945: sur 26 pièces, 17 films dont 11 sont issus de livres. Au total donc: 61
adaptations modelées sur des scénarios de films.
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10 Revue hebdomadaire publiée à Paris.
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11 Entre les actes d'une pièce, on ne se gênait pas d'ailleurs pour faire de la propagande et inviter
les auditeurs à faire leur part dans cette guerre.
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12 Ces remarques, en ce qui concerne la modernité et le choix de pièces plus difficiles,
s'appliquent surtout pour les années 1946 à 1949. Radio-Canada était dégagé à cette époque de sa
concurrence avec CKAC. En d'autres temps, la lutte était serrée entre Radio-Théâtre Lux, le
Théâtre populaire et le Théâtre de Radio-Canada. CBF devait alors se faire accessible.
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13 Ces documents peuvent être consultés sur microfilms au Centre de documentation en études
québécoises de l'Université du Québec à Trois-Rivières. Cote: + ARL. n. 0042 bobine no 6
(document de Jean Laforest).
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14 Dans ses chroniques de Radiomonde, René-O. Boivin ne se lasse pas de dénoncer l'ingérence
des commanditaires et de mettre en garde les directeurs des postes contre le traitement
irrespectueux des oeuvres et par conséquent de l'auditeur
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15 Rubrique: 'En flânant dans la rue Brique' Radiomonde 25 novembre 1939
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16 'Au 24 juin, les postes de radio peuseront-ils à parler français?' Radiomonde 23 juin 1945
(René-O. Boivin)
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17 'Léopold Houlé a compilé les expressions fâcheuses employées à la radio ainsi que les défauts
courants de prononciation' Radiomonde 29 juillet 1939
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18 'Pour aider nos artistes canadiens' dans Radiomonde mai-juin 1939. Au cours des années,
Radiomonde y reviendra souvent.
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19 Rubrique: 'la Voix du peuple' Radiomonde 27 juillet 1946
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20 Rubrique: 'Pan dans l'oeil' (René-O. Boivin) Radiomonde 9 août 1947: 'Le troc: un cheval pour
un lapin'
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21 Le lecteur intéressé par ce sujet aurait avantage à consulter le mémoire de maîtrise en lettres de
Louise Blouin, Répertoire du théâtre français et étranger à la radio québécoise 1939-1949
U.Q.T.R. 1979. Notre article emprunte d'ailleurs substantiellement à l'introduction de ce travail.
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