PAUL-ANDRÉ PAIEMENT (1950-1978), OU LE DÉSESPOIR DU COLONISE

Paul Gay

Cet article étudie le cas, poussé à l'extrême, d'un Franco-Ontarien de Sturgeon-Falls qui s'est enlevé la vie, probablement pour n'avoir jamais admis sa situation de colonisé, et qui a crié - sous le rire et dans le grotesque des gestes comiques - son désir d'indépendance et d'affirmation française dans un milieu anglais.

André Paiement, in his grotesquely humorous plays, voiced his burning desire to live as a free and independent francophone in an anglophone society. Paul Gay examines the life and works of this Franco-Ontarian playwrigbt, whose suicide may be traceable to the despair caused by his perceived status as a cultural and linguistic 'colonial.'

C'est certainement avec André Paiement qu'on entre dans une littérature vraiment ontaroise. Nul comme lui n'a, jusqu'à présent, exprimé le Nouvel Ontario. Nul comme lui ne l'a voulu aussi formellement, aussi expressément.

Comme Molière qu'il a tant aimé, André sent tout jeune une attirance invincible pour le théâtre. Dès le collège Sacré-Coeur de Sudbury, il obtient le trophée du meilleur comédien dans la pièce Le Mariage de Paluge. En 1967 il joue, à l'école secondaire de Sturgeon-Falls, le rôle du jeune premier dans Knock de Jules Romains. En septembre 1969, 'à la suite d'une longue grève étudiante, l'Université Laurentienne renvoie son recteur. André profite de la grève pour se rendre à Toronto afin d'assister à la pièce Hair au Théâtre Royal Alexandra et au film 2001, A Space Odyssey. Ces deux spectacles influenceront sa créativité au sein de la troupe universitaire.' 1 Au collège Paiement s'est lié d'amitié avec 'ses collaborateurs futurs tels Pierre Bélanger, Claude Belcourt, Michael Gallagher, Gilles Garand s.j., François Lernieux, Pierre Germain, Robert Paquette et Gaston Tremblay. 2

Comme Molière, il compose des pièces de théâtre et il les joue. Comme Molière, il dirige des troupes et administre les budgets. Comme le grand comique parisien, il part souvent en tournée à travers son pays. Mais il se montre vraiment ontarois lorsqu'il écrit des pièces en collaboration, vrai théâtre communautaire, comme Moé j'viens du Nord, stie (1970), Et le septième jour (1970), Pépère parent (1971), La Vie et les temps de Médéric Boileau (1973); ou dans les spectacles musicaux comme La Nuit sur l'étang (1974), ou les spectacles de CANO.

Mais on doit à son seul génie dramatique A mes fils bien-aimés (1972) et Lavalléville (1974), sa pièce principalequ'on peutconsidérer, sans forcerla psychanalyse, comme son testament.

Avec des membres de la troupe universitaire de Sudbury il fonde en 1970 le Théâtre du Nouvel-Ontario. En août 1972 il va 'se joindre au groupe artistique qui fonda la Coopérative des Artistes du Nouvel-Ontario, à Earlton.' 3 En octobre 'il quitte son poste de directeur artistique du TNO pour lancer le groupe CANO.' 4 (André Paiement savait probablement que 'cano' veut dire en latin, 'je chante'.) Après une dernière tournée d'hiver avec le groupe CANO en 1976, et un travail artistique communautaire assez important en août 1977, il meurt subitement et tragiquement le 23 janvier 1978 à Sudbury. Comment expliquer cette disparition à 28 ans?

'Mais qui a tué André?'

Dans un très long article publié par la Revue du Nouvel-Ontario, intitulé 'L'acculturation et les Franco-Ontariens: Mais qui a tué André?', 5 Fernand Dorais tourne et retourne sous toutes ses faces, avec un luxe de documents, l'esclavage des colonisés. Il remarque que dans un système culturel en opposition au sien l'acculturé peut fuir, perdre le goût de vivre, s'abaisser devant le «possédant' que 'la loi, l'armée et les Eglises protègent', 6 effacer toute différence avec le colonisateur,7 danser avec ses chaînes (selon le mot cruel de Voltaire, 'Les peuples subjugués dansent avec leurs chaînes'), 8 ou 'être happé par et dans le processus de la colère rentrée'. 9 Pire encore: les acculturés peuvent aussi s'entre-dévorer. Fernand Dorais laisse sortir de sa plume cette affirmation horrible: 'Enfermez des rats dans une cage et mettez-y le feu: vous aurez ce qui se passe entre acculturés', 10 etc.

Où notre critique veut-il en venir? Car enfin, pas un mot des Ontarois avant la dernière page! Et puis, le nom propre de ce mystérieux André n'apparaît même pas ... probablement parce que chacun le connaît. 'La société sudburoise où j'opère, écrit Dorais à la fin de son article, a connu, hier, un deuil bien cuisant. L'un de ses fils, remarquablement doué, s'est enlevé la vie. Il avait des raisons hélas bien compréhensibles, à ce qu'on me rapporte, pour poser pareil geste. [ .... ] 'Mais qui a tué André!' A la poutre de son logis, il pend, et Pilate de dire: je m'en lave les mains. L'acculturation des Franco-Ontariens, hélas!' 11

Le critique-sociologue Fernand Dorais laisse donc entendre qu'André Paiement nous a quittés parce que son milieu provoquait chez lui un haut-le-coeur. Il est parti après avoir donné à ses compatriotes dans Lavalléville (1974), sa dernière pièce, une solution impossible, un cri ironicocomique de désespoir. Ses amis partageaint-ils son angoisse? Les pièces, rédigées avec eux mais auxquelles c'est lui, Paiement, qui mettait la dernière main, partent-elles du même regard?

PIÈCES DE CRÉATION COLLECTIVE: Moé j'viens du Nord, stie; Et le septième jour; La Vie et les temps de Médéric Boileau

Moé j'viens du Nord, stie est une pièce créée avec la troupe universitaire sous la direction de Pierre Bélanger. 'A. Paiement écrit le texte final et joue le rôle de Roger'. 12 Roger, le héros lamentable de cette pièce, ne possède rien, même pas de langue à lui. Il parle un joual franco-ontarien, plus anglicisé que le joual québécois, mais avec la même profusion de sacres crus et pénibles. Le père de Roger travaille à la mine depuis vingt-cinq ans, mais le fils déteste ce gagne-pain qu'il trouve humiliant. Que va faire Roger? Etudier? Non! Il déteste le High School de l'endroit qui entrave, lui semble-t-il, la liberté, mais rêve d'aller à l'Université où, selon lui, on secoue toute servitude. Que va faire Roger? Rien, sauf un enfant à la jeune fille qu'il fréquente, Nicole. La fin de la pièce nous montre notre 'héros' complètement affolé devant les effets d'une passion irréfléchie.

André Paiement peint sans indulgence Roger, ce déchet franco-ontarien qui ne cherche pas à réussir par l'instruction, une instruction que son père lui offre gratuitement. Les chansons et la musique ont beau entourer cette loque humaine d'un halo de poésie: elles ne servent qu'à endormir le spectateur sur une jeunesse irrémédiablement perdue peut-être. André Paiement a-t-il misé sur la catharsis? se produira-t-elle? Roger, qui semble tout d'un coup rencontrer la réalité dans sa paternité prématurée, connaitra-t-il, désemparé, le début d'une vie vraiment adulte? Il le mérite puisque la bonté constitue le fond de son coeur, une bonté native cachée sous un langage plus dur que lui.

Cette pièce, fort bien enlevée, témoigne de l'art scénique de l'auteur. Un vrai don. Quelques lignes, quelques scènes, trois ou quatre personnages, et voilà tout un caractère, toute une vie peut-être, tout un milieu pour sûr. Car 'le théâtre ontarois est avant tout jeu, musique, chansons, danses, mimes, participation du public. Il accorde plus d'attention au contenant qu'au contenu, plus au metteur en scène qu'à l'auteur lui-même et au comédien.'13

Et le septième jour consacre parfaitement cette tendance au jeu pur dans des instantanés sur'devenir homme' (p. 48), sur l'amour, sur les amis, sur la mort, qui passent par des diapositives, des masques (masques de tristesse, de colère, de contemplation) et surtout par la musique de Robert Paquette.14 La Vie et les temps de Médéric Boileau s'oppose à Moé j'viens du Nord, stie. Celle-ci jette un regard sans pitié sur les jeunes, tandis que La Vie et les temps de Médéric Boileau sourit d'amour devant deux vieux qui ont passé leur vie dans le bois. Paiement laisse transparaître dans cette pièce son admiration pour son grand-père. Ecrite 'sous la direction du Père Gilles Garand, s. j.' (p. 63), La Vie est une pièce vraiment remarquable par sa résonance humaine et sa fraîcheur, dans la nostalgie de la forêt et la vie dure du Nouvel-Ontario. La légèreté le dispute à la fantaisie. Ce qui frappe surtout c'est, de la part d'un jeune auteur, cette sympathie pour les 'vieux', cette compréhension. Quelle émotion se dégage de la vie de Médéric Boileau qui, d'une manière lyrique très variée (légers poèmes, chansons, deux contes mimés vraiment très beaux) se déroule devant nous d'une façon amusante! Le patriarche impotent aime à rappeler le souvenir de sa mère qui aimait tant le bois et l'hiver, sans oublier Eva Commando, célèbre sage-femme, spécialiste de la 'livraison des enfants.'15

De façon très spirituelle, Médéric raconte que, par six fois, on l'a fait changer de job parce que, chaque fois, on le trouvait trop vieux. La dernière fois, l'American Lumber and Export Company of Canada Limited l'a remercié avec un chèque. Ce fut la dernière fois qu'on le trouva 'trop vieux'. 'Ah! St-Pierre de Porquépique de St-Herménégilde!' s'exclame-t-il dans son juron préféré. Un autre thème déclicieusement abordé dans La Vie est l'amitié profonde de Médéric pour Aldège Parent. Les deux bûcherons ont vécu quinze ans ensemble au fond des bois et seul le mariage d'Aldège les a séparés. Tandis qu'Aldège va vivre en ville, Médéric reste dans les chantiers. Et pourtant Médéric, dans le fond de son âme, trouve très dur le métier de bûcheron. Il ne l'a aimé qu'après l'avoir quitté. Quand il finit sa vie héroique dans le même hospice qu'Aldège, il peut lui dire: 'Aldège, je m'en viens te trouver. Mais j'crois que j'va m'ennuyer du bois. J'me demande torvisse. Y a-t-y quéque chose de plus en ville qu'y a pas dans le bois?' Médéric a beau dire, 'la vie c'est une maudite beurrée de marde,' il avoue à Aldège, à la toute fin de la pièce: 'Aldège, j't'ai manqué dans le chantier. J'aimerais donc ça qu'on s'en retourne tous les deux, comme avant, rien que moé pi toé... '16

Ces pièces de création collective révèlent une partie de l'âme d'André Paiement: la vénération des personnes qui vieillissent, l'amour de la grande nature, la raideur devant l'incompétence des jeunes, le sens inné de la musique. Sturgeon-Falis, sa ville natale, n'est-elle pas une 'ville à l'âme musicale,' où 'l'air même est imprégné de musique?'17 Mais le plus profond Paiement est à chercher dans les pièces sorties de sa main seule.

PIÈCES DE CREATION PERSONNELLE: A mes fils bien-aimés et Lavalléville

Ces deux pièces vont, comme André, à la mort: la première, à la mort d'un individu; la deuxième, à la mort symbolique de sa race. A mes fils bien-aimés comporte un décor lugubre où Certains ont voulu voir une préfiguration de son trépas. On lit:

Un vieux théâtre. Sur la scène, on voit deux échelles de corde attachées au plafond, une grande boîte de bois, noire, vieille d'apparence, placée au centre de la scène. Il y a un escabeau et un gros câble soutenu au plafond par une poulie ... La scène sera aussi garnie d'autres câbles suspendus et de draps blancs qui recouvrent des objets situés ici et là.18

On lit également sur Joffre, un des trois personnages de la pièce dont le rôle sera interprété par Paiement lui-même: 'Joffre, 22 ans (l'âge même d'André), cheveux longs. Habit: bric à brac. Il porte un poignard à sa ceinture.'19

A première vue, le titre de cette pièce surprend. Il s'agit, en fait, du vieux Boulé qui a laissé à ses trois enfants, avant de mourir, une vieille salle de théâtre. Ces trois enfants sont Fernand l'aîné, Tom le second et Joffre le Benjamin. Le père, craignant que Joffre, l'enfant gâté, ne dépense de l'argent à tort et à travers, n'a pas laissé de capital bancaire à ses enfants, mais il a voulu que Joffre fût le principal responsable de la nouvelle entreprise théâtrale. Joffre arrive après les funérailles du père. Déjà détesté de ses deux frères, il se fait hiir encore plus en essayant d'obtenir de l'argent sans aucune collaboration. Il ignore le travail, ayant vécu en Europe en gigolo aux dépens d'une Suissesse âgée. Les discussions entre les trois frères s'enveniment à tel point qu'ils en viennent aux coups jusqu'à la mort de Joffre.

André Paiement a dessiné sa pièce comme un musicien sa musique. Il fallait, en effet, préparer l'issue finale et fatale, monter en crescendo dans l'éclatement de cette haine fratricide. Cette montée difficile, soutenue par la parole seule et par les gestes, le dramaturge l'a réussie. Par ailleurs, l'auteur a voulu que sa pièce soit 'd'expression franco-ontarienne' et que le langage utilisé soit celui'd'une culture vivante. 'A ce point de vue, A mes fils bien-aimés est un 'spectacle d'identification,' 'un effort d'authenticité,' comme le dit Pierre Bélanger à la fin de la pièce. Dans cette tragédie infiniment triste, où domine la mort comme le montre le dessin à l'encre de Chine (p. 122), spectacle d'horreur, André Paiement lui-même interprétait le rôle de Joffre.

Lavalléville, sous-titrée 'Comédie musicale franco-ontarienne,' est plutôt une farce énorme qui tente de cacher le drame d'une minorité sous la majorité anglaise. La source de cette pièce se trouve dans l'histoire authentique de Dubreuilville qu'André tenait de ses parents de Sturgeon-Falls. Aux environs de 1900 un nommé Napoléon Dubreuil avait fondé, en pleine forêt du Nord de l'Ontario, une sorte de colonie séparée du reste du monde: il la dirigeait en monarque absolu. Les 1200 habitants de Dubreuilville ne devaient parler qu'en français et ne communiquaient à l'extérieur que par une route reliée à une barrière sévèrement gardée à 30 km de Dubreuilville. N'y pénétrait pas qui voulait. Dans Hors du Québec, point de salut, 20 Sheila McLeod Arnopoulos s'est plu à raconter cette étrange histoire qui finit par la réintégration de Dubreuilville au reste du monde. Quant au nom de Lavallé(e), l'histoire de Sturgeon-Falls mentionne simplement un Lavallée qui y vécut comme imprimeur et fonda le premier journal de Sturgeon-Falls, La Colonisation.

A sa manière humoristique, André Paiement nous donne sans rire l"Historique de Lavalléville.' Le voici en résumé: En 1904 le jeune Napoléon Lavallé,21 Canadien français originaire de Montréal, fut à l'origine de la prospérité des Chutes Esturgeon, devenues Sturgeon-Falls. Mais, supplanté bientôt par un Anglais, Thyrone Burnsfiels, Napoléon préleva $700, 004. 13 du coffre-fort de Sturgeon et prit la fuite à travers les bois pour fonder Lavalléville. En 1912 sa femme Joséphine mit au monde deux jumeaux, Adolphe et Hermès. Napoléon, dès lors, fit de Lavalléville un village fermé au monde extérieur, une sorte de province bien à lui. La comédie commence quelque quarante ans plus tard. Hermès mort, Adolphe (dont le rôle est joué par Paiement) a succédé à l'ancêtre Napoléon dans le gouvernement absolu de Lavalléville. Pour asseoir son pouvoir, Adolphe a tué son frère Hermès, de connivence avec Adèle, la femme d'Hermès. Continuant la politique de l'ancêtre Napoléon, Adolphe, 60 ans, exerce en vrai dictateur la terreur sur les 800 habitants du village, et tout d'abord sur sa maison à lui. L'auteur a placé la scène dans la forge tenue par les Lavallé: Adèle, 55 ans, belle-soeur d'Adolphe; Diane, 18 ans, fille d'Adèle; Ambroise, 20 ans, fils d'Adolphe; Albert, 43 ans, employé des Lavallé. Toutes ces personnes, Adolphe entend les dominer en dictateur, ne serait-ce que par les coups de baguette dont il gratifie souvent le dos d'Albert.

Pour maintenir son autorité, Adolphe tient le village fermé au monde extérieur. Il n'y réussit qu'à moitié puisque Diane, qui a déniché des livres de mode écrits en 'langue étrangère' et des photos de sexe en français, veut absolument quitter ce village clôturé. Elle avoue à Albert: 'Y a pas de pire place que Lavalléville. On est des ignorants! Moi, j'ai envie de connaître le monde un peu.'Mais Albert prend le contre-pied de Diane:'C'est ici le bon pays ... J'aime dix fois mieux être un heureux boiteux qu'être en santé chez l'étranger ... Le grand Napoléon avait raison de nous emprisonner.' Albert aime donc sa servitude. Mais Adolphe, furieux contre l'attitude de sa nièce, lui met aux pieds de vraies chaînes, des chames de fer.

La résistance à Adolphe connaît plus de force du côté de sa belle-soeur Adèle, qui revendique pour elle la moitié de Lavalléville. Adolphe, après des scènes violentes, en devient quasi fou. Pour guérir, il fait venir de l'extérieur un étranger bilingue, une sorte de médecin, sorti tout droit de Molière, appelé Cyrbantigne Lariproutre. Les simagrées, les singeries et les audaces sexuelles de ce phénomène ne produiraient pas la guérison d'Adolphe, si Adèle n'avouait son amour à Adolphe. Alors tout s'arrange. Adolphe epouse Adèle; Diane décide de rester à Lavalléville où, 'déchaînée', elle épousera Ambroise. Adolphe peut alors desserrer son emprise sur ses sujets en leur criant, 'faites ce que vous voulez!' Un seul cependant reste attaché à l'enclume de la forge: Lariproutre, l'importé.

Le rire gros et gras provoqué par le jeu des acteurs ne peut cacher complètement l'immoralité de cette comédie. L'union d'Adèle et d'Adolphe n'est-elle pas un second crime après le premier, le meurtre d'Hermès? Ensuite, cette farce qui se joue dans une forge au fond des bois baigne dans un milieu fort vulgaire avec jurons et locutions à faire frémir des dragons. L'auteur veut qu'Albert, Adolphe, Diane soient 'sales' et 'mal habillés'; qu'Adèle soit tout en rouge et en perruque rouge; que Laliproutre, habillé 'sexy', devienne 'tout sale' au 3ème acte. La grossièreté de Diane pour sa mère souligne encore cette trivialité.

La musique entoure une immense statue du soleil, symbole de la vie. Pour Rimbaud, l'homme est fils du soleil. Pour André Paiement, c'est le soleil qui l'éveille à toute cette vie qui vibre autour de lui. Quand Ambroise, sculpteur, entre en portant la grandiose reproduction de l'astre du jour, suivi d'Albert et de Diane, le spectateur pense assister à une procession d'un nouvel ostensoir. Le dernier mot de la pièce n'est-il pas 'Soleil mon chef?' Cette lumière aveuglante éclaire leur identité. Elle indique aux Ontarois le repliement sur eux-mêmes, sans aucune ouverture aux 'étrangers'. Ainsi, se regrouper avec le parler populaire dans le bois, loin des grosses villes et des grosses industries, donnerait le salut. Autrement, c'est l'assimilation, l'acculturation. Cette solution est-elle viable? N'est-elle pas dérision et prévisible agonie, car André Paiement sait plus que tout autre que l'Ontarois doit vivre au milieu de 'l'autre?'

Les six chansons qui parsèment cette comédie musicale divertissent l'auditeur et, surtout, transmettent la pensée d'André Paiement. La première chanson, 'Soleil mon chef,' interprétée par Albert, témoigne de la déchéance du Franco-Ontarien. La deuxième chanson, 'Dondaine la ridaine,' chantée par Ambroise et Albert, avoue qu'Ambroise est prisonnier de son ignorance, qu'il est incapable de s'assumer. La troisième chanson, 'L'Etranger,' contient un des messages principaux de la pièce dans la voix d'Albert:

Savais-tu qu'on est poigné
On est tous des prisonniers, et
On est obligé de rester ...

'Le Ballet des balais,'objet de la quatrième chanson, donné par Adolphe et sa suite, sert à divertir d'une part, mais cache le vrai visage de l'Ontarois qui préfère l'assimilation. Mais la plus révélatrice de ces chansons est celle de Diane qui prédit la fin des Ontarois:

Oui je sens que mon pays
Ne vivra plus, plus tellement longtemps
Oui mon pays désuni
je l'ai connu
je l'ai vécu longtemps
Et quand je pense à tous les bons moments
J'ai envie d'y rester
Mais quand je pense à tout ce temps perdu
je dois m'en aller
Oui je sens que mon pays
Ne vivra plus, plus tellement longtemps (p. 51)

Dans la pièce, Diane reste après avoir voulu quitter le nid. C'est pour cela que la sixième et dernière chanson, 'La première fois,' laisse entendre un nouvel espoir pour les Ontarois. Mais, d'après les chansons qui résument cette comédie plutôt noire, l'espoir de salut pour les Ontarois reste hypothétique. On rejoint ici La Parole et la loi de la Corvée (1980), après avoir, dans les deux pièces, bien ri, bien chanté et bien dansé.

Il faut conclure ...

L'hypothèse qui sous-tend toutes les pages précédentes pour expliquer la mort tragique d'André Paiement reste plausible. Cependant, Madame Paul-Emile Parent, sa mère, me disait récemment: 'Il y a ça, mais il peut y avoir autre chose.'

Il ne reste qu'à s'incliner devant le mystère de cette douloureuse disparition et à repenser simplement notre admiration pour ce jeune homme au talent extraordinaire de compositeur, de metteur en scène, d'organisateur, de chef de troupe, de musicien. Qu'il y ait dans son cas, comme dans celui des peuples brimés, un brin de masochisme, peut-être! Mais au fond, c'est l'amour des siens qu'André a toujours voulu dans un humour souriant. Il aurait tant aimé que tous partagent la devise de Sturgeon-Falls, sa ville natale, 'SANS FAUTE (SF = SE).'22

Dans le contexte général de la création théâtrale ontarienne, André Paiement se range hardiment dans la lignée des pièces du genre de La parole et la loi (1980), création de La Corvée d'Ottawa, où le rire cache la tristesse et l'angoisse devant l'avenir des Ontarois. Paiement voulait 'faire peuple' avec le parler populaire: il voulait transporter la rue sur le théâtre. En fait, un autre esprit circule dans d'autres pièces qui sortent du milieu franco-ontarien, comme celles de Robert Marinier ou de Jacqueline Martin. Les pièces d'André Paiement reflètent toujours le milieu social qui proteste de son humble condition et de son désir impossible d'en sortir.

Notes

1 Bibliographie d'ANDRÉ PAIEMENT dans Lavalléville Sudbury: Prise de parole, collection 'Théâtre' 1975 p 93
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2 Ibid p 92
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3 Ibid p 94
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4 Ibid p 95
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5 FERNAND DORAIS 'L'acculturation et les Franco-Ontariens: Mais qui a tué André?' dans la Revue du Nouvel-Ontario no 1 Sudbury: 1978 pp 34-46
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6 Ibid p 40
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7 Au contraire, le Rapport Savard, prenant la position opposée, affirme en gros sous-titre 'Cultiver sa différence' 1977.
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8 FERNAND DORAIS, op cit p 44
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9 Ibid p 45
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10 Ibid p 46
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11 Ibid pp 48-49
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12 Moé i'viens du Nord stie Sudbury: Prise de Parole 1978 p 128. On notera ici, une fois pour toutes, que les oeuvres de Paiement ont été très bien présentées dans un coffret par Prise de Parole en 3 vols en 1978 vol 1 Moé j'viens du Nord stie, suivi de Et le septième jour et de A mes fils bien-aimés (132p); vol 2 La Vie et les temps de Médéric Boileau (72p); vol 3 Lavalléville (96p). Moé j'viens du Nord stie fut jouée pour la première fois en fév. 1971 à l'auditorium Frazer de l'Université Laurentienne (Sudbury). A mes fils bien-aimés fut jouée en tournée, à partir de sept 1972. La Vie et les temps de Médéric Boileau fut créée par la troupe de Paiement, d'abord à l'auditorium Frazer, ensuite en tournée. Lavalléville fut également jouée au susdit auditorium, puis en tournée de dix mois avec la troupe de Paiement (55 spectacles). Sur la première pièce mentionnée ici, signalons enfin l'article de Gaston Tremblay 'Moé, j'viens du Nord, stie: journal de bord,' dans Liaison no 27 été 1983 pp 12-17. Ce 'journal de bord' intéresse par le rappel des circonstances qui ont entouré la création et les premières représentations de cette pièce.
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13 PAUL GAY La Vitalité littéraire de l'Ontario français Ottawa: Editions du Vermillon, 1986 p 126
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14 ANDRÉ PAIEMENT Et le septième jour v. note 12 ci-haut
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15 Eva Commando fait probablement allusion aux Indiens Odjibwés. Parmi eux, la famille Commanda jouissait d'une excellente réputation (v. Histoire de Sturgeon-Falls Sudbury: La Société historique du Nouvel-Ontario 1946 p 25).
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16 La Vie et les temps de Médéric Boileau p 52
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17 Histoire de Sturgeon-Falls p 61; ibid. p 65 C'est la grand'tante même d'André, Antoinette Paiement, qui parle ici.
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18 Les deux couleurs noire et blanche, comme dans les anciennes messes des défunts.
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19 A mes fils bien-aimés p 68
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20 SHEILA MCLEOD ARNOPOULos Hors du Québec, point de salut? Montréal: Libre Expression 1982 p 200
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21 On remarquera le même prénom que celui de Dubreuil, Napoléon.
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22 Sur les Editions Prise de Parole et sur André Paiement en particulier, v. André G. Bourassa, 'Parole donnée aux Editions Prise du parole', dans Lettres québécoises no 17 printemps 1980, pp 83-84. On me permettra de renvoyer également aux articles que j'ai écrits sur Paiement dans René Dionne, Propos sur la littérature outaouaise et franco-ontarienne Université d'Ottawa: Centre de recherche en civilisation canadienne-française 1981 III 225-231.
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