J `AI VINGT ANS*

Alain Grandbois

[L'action se passe vers la fin de la nuit. La moitié de la scène, à gauche, est faiblement éclairée. A l'extrême gauche, un lit d'étudiant, genre divan. Au chevet du divan, quelques tablettes où dy a des livres. Unefenêtre, aufond. Un fauteuil, une petite table ronde, où il y a des revues et encore quelques livres. Devant la fenêtre, une table de travail. Tout cela, très propre, très net.

Une jeune homme est assis à cette table, le dos à lafienêtre, etface au public. Quand le rideau se lève, on entend la fin d'une musique sombre. Des feuillets sont épars sur la table. LE JEUNE HOMME se lève, tenant un des feuillets, qu'il lit lentement]:

'Et les grandes caravanes de la nuit
Envahissant notre conscience dévastée
Parmi l'effroyable coeur du monde
Parmi les mille pièges des noires solitudes sacrilèges
Dénudant davantage encore
Les longs déserts livides des planètes éteintes
O nuit dévastatrice O temps solennels
O nuit lente O trop sûre gravitation vers la mort ...

[Il s'arrête de lire, froisse lefeuillet qu'il jette sur la table, fait trois ou quatre pas en se couvrant le visage de ses mains, puis se met à parler, d'abord très lentement.]

Ah ... La nuit ... Toujours la nuit ... La nuit et ses ténèbres ... La nuit qui nous concerne, qui nous pénètre, qui nous ronge jusqu'aux os ... qui nous roule comme la mer roule ses noyés dans ses monstrueuses profondeurs ... On s'enfonce, de plus en plus, avec un poids de plus en plus lourd sur la poitrine, poings et pieds liés, avec un poids de plus en plus lourd dans la poitrine. On veut crier, on veut appeler, on veut sortir de ce cauchemar infernal, on se sent impuissant, paralysé, on est comme un mort qui se débattrait pour retrouver, pour rejoindre la vie ...

[LE JEUNE HOMME fait quelques pas, et reprend, avec une animation croissante.]

Et pourtant, pourtant, j'ai vingt ans ... On dit que c'est merveilleux d'avoir vingt ans.

[A partir de ce point, un ton ironique.]

On le répète dans tous les livres. C'est le printemps, le soleil, les fleurs, la musique, l'amour, l'avenir ... L'avenir commence à vingt ans ... Oui, vous avez toute la vie devant vous, avec ses innombrables possibilités, ses richesses, ses bonheurs, sa splendeur ... Vingt ans, mais c'est le tremplin pour bondir vers les étoiles!

[Ici, ton anxieux, interrogatoire.]

Mais ... Mais quelles étoiles?

[Deux ou trois secondes de silence. Ton plus naturel, dégagé.]

L'autre jour, un vieil ami de ma famille m'a rencontré. Il m'a tapé sur l'épaule, m'a dit:

- Heureux gaillard, tu as vingt ans! quelle chance, quelle veine inouïe. je donnerais tout ce que je possède pour avoir tes vingt ans!

[Même ton.]

Il était là, le chauffeur ouvrant la portière de sa voiture, il était là, me donnant de petites tapes sur l'épaule, le teint rose, l'oeil réjoui, le ventre confortable, le ton de la voix intelligent et protecteur. Il a continué:

-Ah, mon garçon, tu ne connais pas ta chance!jeunesse, jeunesse! Et puis, les petites femmes hein, comme tu dois t'en donner jusque-là! Sacré veinard, va! Petit farceur. Et bien le bonjour, je suis pressé ... Tu sais, les affaires ... Oui, je travaille, je ne fais pas de poésie ... Moi, je n'ai plus vingt ans ... Et la vie nous apprend bougrement à être sérieux ... Bonjour.

Le chauffeur tenait toujours la portière ouverte, l'ami de ma famille s'en gouffra dans sa voiture, le gant de porc à la main. Le chauffeur retrouva son volant; je sentais qu'il méprisait le patron parce que celui-ci avait daigné consacrer une minute de son très précieux temps à un aussi chétif individu que moi. Car aujourd'hui, les valets sont [aussi] arrogants que les maitres.

[Ton méprisant.]

Ce maître, cet influent ami de ma famille, j'aurais dû le gifler dès son 'heureux gaillard'. J'étais interdit. je n'y ai pas pensé. je n'ai pu lui répondre un mot. je suis un peu lent, il me faut toujours un peu de temps pour saisir, pour comprendre. J'ai l'esprit de l'escalier.

[Revient au ton songeur, naturel]

Je songe toujours à une foule de choses, de sorte que je ne suis jamais prêt, au moment même où il faudrait que je le fusse, quand un événement soudain, ou une rencontre imprévue, me surprennent. Peut-être ne suis-je pas très intelligent. Dans le sens que l'on accorde maintenant à ce mot. En latin, intelligere, cela veut dire comprendre. Je comprends de cette façon-là, mais pas à la façon d'aujourd'hui, qui tient tout des apparences en escamotant l'essentiel.

[Revient au ton de mépris.]

Mais ce que je sais, c'est que j'aurais dû gifler l'ami de ma famille. Il a accompli sa vie. La vie qu'il souhaitait d'avoir. Médiocre, égoïste, profiteuse et dorée. Il a passé parmi deux guerres qui ont bouleversé le monde entier comme si rien n'avait été bouleversé. Sa conception de l'existence se limitait à trois bons repas par jour, à un voyage l'hiver, en Floride, au dévouement d'une femme craintive et fidèle, dont il récompensait la fidélité par de petites aventures sournoises et tarifées, au compte en banque s'arrondissant chaque année, malgré les taxes, contre lesquelles il pestait, pour la forme seulement, car il savait, comme on dit, très bien s'arranger. Il a profité de tous les privilèges, sauf du privilège de risquer sa peau, de donner son sang. Les guerres l'ont enrichi. Sa seule inquiétude se bornait au cours de la bourse. Il jouait sur le blé, le bois, le caoutchouc, le chemin de fer, la mine d'argent, d'or, d'amiante, de cuivre, il jouait sur l'immeuble, les laiteries, la briqueterie, la radio, les automobiles, le cinéma. Mais il jouait surtout sur l'acier. Car l'acier ne trompait jamais, il y avait encore des guerres, même entre les deux grandes guerres. Il y en a toujours. Il y en aura jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'hommes pour les faire. jusqu'à la fin de la prochaine. Le sang des autres, cela ne l'intéressait pas, à moins que cela n'aidât ses affaires. Les autres et leur sang, ni vu, ni connu. Il est devenu doucement millionnaire avec son nom haï, mais respecté par les troupiers, car on l'avait nommé maréchal ou général, ou amiral honoraire de quelque chose, pour services rendus à la patrie. Il est devenu millionnaire et décoré.

Je ne l'ai pas giflé. Peut-être n'en ai-je pas eu le courage! Je remarquais tout à l'heure que je n'avais que l'esprit de l'escalier.

[Ton songeur.]

Je m'examine. Je réfléchis. Mon esprit de l'escalier tient peut-être à une défaillance, à un manque de courage. Cette abstention, dont je tiens à m'absoudre si facilement, cache peut-être le visage d'une lâcheté méprisable, de la faiblesse suprême. Peut-être suis-je au-dessous de cet être que je vômis, qui n'a pas offert son sang, qui a gagné des fortunes tout en prenant sapart de la gloire du vainqueur. Il n'apas donné son sang, je n'aipas donné le mien non plus. Sans doute, on ne m'a pas encore procuré l'occasion de ce bel avantage. Oh, je suis bien rassuré. Cela ne tardera pas. Ça viendra bientôt. je comprends avec lenteur, c'est entendu, mais cela, je l'ai compris depuis longtemps, tout ce que je souhaite, c'est que l'on me donne le temps de préparer ma petite mort. Puisque l'on me refuse le temps de préparer ma petite vie. Mais j'aurais dû le gifler. Je manque certainement de caractère. Mais ce qui est plus grave, c'est que je m'en fous parfaitement.

[Musique sombre, en coulisse, à la fin de la période et au début de ce qui suit.]

Oh, je sais, j'ai vingt ans.

A ce moment même de mon âge, des millions d'êtres ont vingt ans.

Que font-ils de leurs vingt ans? Parmi ces millions de jeunes gens qui ont aujourd'hui vingt ans, ceux qui se sont donné la peine de réfléchir sont, comme moi'

[Ton plus appuyé, assez tragique.]

remplis d'une épouvantable angoisse. Nous sommes les noyés de la nuit.

Nos amés nous ont trahis. Nos amés, et les pères et les grands-pères de nos proches amés nous ont misérablement trahis. Ils ont été stupides, rnaladroits, faux. Le coeur plus dur que cet acier qu'ils avaient appris à tremper. Mais tout cela, avec du talent, des dons.

[Ton ironique.]

Ils ont inventé le ballon dirigeable, l'automobile, et l'avion, et la gomme à mâcher, et les réfrigérateurs, et l'antisepsie, et le divorce, et le jazz, et le cinéma, et le système Taylor, et la guerre des gaz, et la fausse paix, et les compromissions malhonnêtes, et la Société des Nations, et l'économie dirigée, et les cafétérias, et la bière en conserve, et la musique en conserve, et les vitamines en conserve, et les camps de concentration.

[Ton ironique, mais en plus sombre.]

et un choix fort varié des tortures de la chair, du nerf et du cerveau, celles de l'ombre ou du silence, celles du vol des secrets les plus sacrés par les stupéfiants, par le rayon lumineux dans la prunelle, par le jet d'eau glacée, ou par la brûlure du cigare sur la pointe du sein ...

[Ton plus grave, et qui va en s'accentuant, avec une sorte de véhémence contenue.]

Nos amés nous ont trahis. Ils ont trahi avec nous l'humanité tout entière. Non seulement ils ont agi comme si, après leur passage, rien n'importerait plus, mais ils ont préparé, mais ils préparent avec la plus grande minutie le suicide même de l'humanité.

Ils ont vécu, ils ont dépassé les temps atroces qui ne laissaient à l'homme que deux alternatives, deux choix: l'état de fusilleur ou l'état de fusillé.

Il leur fallait cependant davantage. il leur fallait reculer encore les frontières de l'horreur, il leur fallait ajouter encore au désespoir, à l'épouvante de la nuit. Ils se sont penchés sur les secrets premiers de l'origine des mondes, ils ont violé, en le dissociant, ce redoutable et mystérieux atome qui nourrit la cohésion de la matière; ils se sont servi de leurs découvertes pour créer le plus démoniaque engin de destruction qu'ait connu l'homme. Ils s'en sont servi pour le suicide même de l'homme.

Pour leur propre suicide et pour l'assassinat rageur de ceux qui ont vingt ans.

Ils jouent avec leurs nouveaux jouets comme un enfant joue avec des allumettes au centre d'une poudrière. Le grand Pasteur poursuivait ses recherches dans le but d'alléger le mal de l'homme, les savants de notre époque poursuivent des travaux qui tueront l'homme et même les derniers vestiges des traces de l'homme sur le globe terrestre.

[Musique toujours sombre. En sourdine. Quelques secondes à peine. Le jeune homme fait encore quelques pas. Puis revient, face au public.]

Ah surtout, surtout nous qui avons vingt ans, ne nous traitez pas d'anarchistes, de terroristes ... car vous vous tromperiez. Nous n'avons jamais eu plus soif d'ordre et de paix. Nous ne désirons pas le triomphe, ni les chars glorieux suivis d'esclaves enchaînés parmi les trompettes victorieuses des conquérants.

Nous voulons simplement la paix. Le silence et la douceur et le refuge de la paix. Nous voulons que le mot honneur, dans toute sa signification, épouse l'homme plus que la nation; nous voulons que le mot honneur retrouve sa vérité originelle, qui n'est pas l'asservissement, quel qu'il soit, de l'esprit et de la liberté par la force et par la violence, mais qui est faite et nourrie de dignité et de belle fierté grave.

[Ton doux et énergique à la fois.]

Non, nous ne sommes pas anarchistes. Ni terroristes, ni fascistes, ni communistes. Mais pouvons-nous nous empêcher d'être des révoltés? Et comment pourrions-nous ne pas l'être? Que nos amés nous ont-ils laissé?

[Ton véhément.]

Ils nous ont enlevé jusqu'au plus mince espoir de poursuivre notre vie, de nous engager dans notre existence d'hommes. Nous n'avons qu'une certitude, nous ne mourrons pas après une très lente agonie.

[Ton d'abord nostalgique et qui reprend tout de suite sa véhémence.]

Pourtant, nous avions droit, nous aussi, à un peu de douceur, à ces doux enchantements, à quelques heures d'ivresse et de beauté. Ils nous ont enlevé jusqu'à cet espoir. Ils ont tout saboté. A leurs yeux, l'indulgence est devenue faiblesse, la générosité du coeur, noir aveuglement, le pardon chrétien, basse trahison. Ceux parmi eux qui osent encore parler de foi, de confiance, de fraternité, ceux qui tendent timidement la frêle branche d'olivier, ils les injurient, ils les bafouent, ils en font des hors la loi, ils les clouent au pilori.

[Le ton devient plus violent.]

Ils ont empoisonné la fraîcheur, la pureté de toutes les sources. Ils nous ont plongés dans un effrayant abîme de déroute et de confusion. Ils ont tout souillé, tout flétri, tout avili, tout perdu. Ils ont asservi ce qui faisait la grandeur, la noblesse de l'homme et l'art et la poésie et la littérature et la philosophie, et tous ces mouvements marqués de gratuité [?], ils les ont mis à la poursuite de la mort, de la vengeance, de la haine, du mensonge, de la destruction définitive et totale.

[Ton plus élevé.]

Ils ont même tenté de nous voler Dieu!

[Revient au ton du mépris véhément.]

Ils n'ont pas réussi parce que leur orgueil démentiel de pygmée, crachant leurs blasphèmes de l'humble planète terre, ne pouvait atteindre la grandeur de Celui qui dirige ces mille milliards d'astres, balançant leur extraordinaire rythme dans l'infini des espaces et des temps. Ils ne nous ont pas volé Dieu, ils ne nous ont pas tué Dieu. Mais ils ont réussi d'augmenter encore la distance qui nous séparait de Lui. Ils se sont faits si opaques, si pleins de densité charnelle, ils ont été si lâchement arrogants, ils ont parodié ce rôle du plus bel archange, de l'archange maudit, avec une telle désinvolture, avec une telle habileté, qu'ils ont fini par nous obscurcir le visage même de Dieu. Ils ont tenté de nous faire de Dieu Créateur, un Dieu de crépuscule, un Dieu de nuit, un Dieu de mort. Etpourtant, Dieu nous avait donné notre vie humaine pour la souffrir et pour nous en réjouir, pour la rendre misérable ou belle, pour gagner le malheur ou le bonheur. Il laissait à chacun de nous sa chance, son bénéfice, son destin. Dans l'ordre des lois naturelles qu'il avait fixé. Eux, ils ont tout dévasté, ils ont tout pourri. Ces nains misérables se sont dressés dans leur vanité comme des dieux minuscules devant l'immensité de Dieu.

[Musique en sourdine, mais très douce, très pure, musique d'aube de printemps, de soleil. LE JEUNE HOMME se dirige vers la fenêtre, tire les rideaux, ouvre la fenêtre. Du soleil pénètre dans la chambre. Il fait quelques pas, touche les feuillets épars sur sa table, revient devant le public, le visage étonné, un peu inquiet, puis, s'éclairant davantage à mesure qu'il parle. La musique, très douce, accompagne la suite de ses paroles. Hésitant,puis l'exaltation monte à mesure que le monologue se poursuit.]

Mais ... mais je parlais de Dieu à travers les hommes. Mais il y a Dieu. Mais il y a Dieu seul. Mais il y a ce soleil. Mais il y a ce matin doré. Il y a cette heure que les hommes ne peuvent me voler.

[Ils'exaltepeu àpeu davantage, se transfigure, marche devant le public, revient à sa table, s'assied, se met à écrire tout en parlant.]

Il y a cette minute même, que Dieu me donne, malgré les hommes ... J'ai vingt ans ... Personne ne peut me voler ce matin neuf. Dieu me le donne. Personne ne peut me voler mes vingt ans ... Personne ne peut me voler cette naissance du jour ... Personne ne peut plus rien contre moi. Il ne m'importe plus de mourir aujourd'hui ou demain. C'est le soleil, la joie, l'amour, l'espoir qui renaissent en moi, qui m'envahissent comme une marée bienheureuse. Je m'abandonne à la merveilleuse dérive du bonheur ... Dieu ne trompe pas ... Seul, seul Dieu ne trompe pas. Pour cet instant même, pour cette lumière soudaine qui est plus vivante que le sang qui fait battre mon coeur, je souffrirais encore mille nuits de désespoir, je consentirais d'être muré dans mille tombeaux obscurs et plombés ...

[Un ton de bonheur un peu exalté. Un ton de 20 ans.]

Un matin neuf, un jour d'espoir, de soleil et de joie. Un jour d'amour. Qu'il soit le dernier, qu'il soit le premier, cela n'importe pas. je veux aimer ce que Dieu m'a permis d'aimer. je veux goûter dans le soleil de ce jour la joie que Dieu a créée pour l'homme, et que l'homme a repoussée dans sa vanité de surhomme ... je vis enfin, je suis délivré des désespoirs de la nuit, je salue la gloire du jour dans le soleil et dans l'amour. J'aime comme si aujourdi'hui devait procéder des demains éternels. J'ai vingt ans ...

[LE JEUNE HOMME se lève avec une feuille, vient devant le public et lit, la musique continue toujours en sourdine.]

[NOTE DE L'ÉDITEUR: Le texte s'interrompt ici, mais il semble qu'une partie du texte ait été perdue.]

* Publié avec l'autorisation de Madame Jeanne Drouin, pour la Succession Grandbois