MONIQUE GENUIST
Cet article établit un parallèle entre Le Temps sauvage d'Anne Hébert et C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles de Marie Laberge et montre que les deux dramaturges présentent un historique du féminisme par l'intermédiaire de personnages féminins en conflit. S'élevant contre l'idéologie traditionnelle qui enfermait la femme géographiquement et mentalement, Lucie et Marianne revendiquent l'ouverture au monde et au savoir. Ces personnages sont en transition, du temps sauvage au temps de la co-naissance, du silence à la recherche d'une parole de femme.
This article establishes a parallel between Le Temps sauvage by Anne Hébert and C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles by Marie Laberge and shows that the two dramatists write a history of feminism through the intermediary of feminine characters in conflict. Rising up against the traditional ideology which enclosed women geographically and mentally, Lucie and Marianne demand that the world and knowledge open to them. These characters are in the process of change, from primitive time to the time of new birth, from silence to a search for a woman's speech.
Anne Hébert dans Le temps sauvage (1963) et Marie Laberge dans C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles (1981), présentent toutes deux des personnages féminins en conflit. Par le choc des personnages d'Agnès et de Lucie dans la première pièce et par celui de Marianna et de Mina dans la seconde s'établit la dramatisation d'une réflexion sur la condition féminine à différentes époques. Nous nous proposons de tracer par l'étude de ces personnages qui s'affrontent un tableau succinct de l'idéologie féministe au Québec, dans une perspective historique.
La production dramatique d'Anne Hébert n'est qu'un aspect mineur de son oeuvre. On ne lui connaît que quatre pièces dont une seulement a été présentée sur scène sans grand succès. Le temps sauvage a été créé par le Théâtre du Nouveau Monde à Québec, le 8 octobre 1966, dans une mise en scène d'Albert Millaire. D'après les critiques,1 le style trop littéraire, trop poétique n'a pas réussi tout à fait à accrocher le public et la pièce ne semble pas avoir été reprise. Peut-être parce que Hébert s'est brillamment imposée depuis comme poète et romancière, sa pièce est restée quelque peu ignorée et apparaît déjà presque figée dans le passé. Nous pensons que Le temps sauvage, en plus de ses qualités de style et de pensée, a un fort potentiel dramatique qui mériterait d'être exploité ou réexploité.
Marie Laberge, qui est actuellement en pleine période de création, se situe, elle, à l'avant-scène du théâtre québécois contemporain avec, à 35 ans, douze pièces à son actif. Sa dernière pièce, L'homme gris, vient d'être jouée avec succès à Paris au théâtre de Bobigny après avoir été réécrite en français!2C'était avant la guerre, créée en première à Montréal, le 15 janvier 1981, par la Nouvelle Compagnie Théâtrale, dans une mise en scène de Lorraine Pintal, a été très bien reçue; reprise en février 1981 à Québec par la Commune à Marie, au Théâtre du Petit Champlain, dans une mise en scène de Manon Vallée, 3 puis par la suite chez Duceppe, la pièce a été traduite en anglais et présentée à Montréal, le 9 février 1986, en lecture publique par le Playwright's Workshop; elle devrait être montée en anglais à l'automne 86 à Toronto.4
Laberge et Hébert ont choisi d'utiliser toutes deux la condition féminine à différents moments historiques comme moteur dramatique dans les pièces étudiées ici.
Essayons d'abord de fixer dans le temps ces deux ouvrages pour établir de quels moments de la condition féminine ils traitent. Le temps sauvage, publiée une première fois en 1963, n'est pas située dans le temps historique par l'auteure. Dans son analyse, le critique Pierre H. Lemieux déclare 'Nous entrons, avec cette pièce de 1963 dans l'âge de la parole'.5 Nous croyons que la pièce pourrait bien en effet se placer à cette période de transition de la fin des années cinquante au début des années soixante, au seuil de la Révolution tranquille parce que son esprit d'ouverture est en harmonie avec celui de ce temps et aussi avec l'évolution de l'oeuvre d'Anne Hébert qui, dès les débuts des années cinquante, dans Poésie, solitude rompue, annonce l'âge de la parole.
L'action de C'était avant la guerre est datée très précisément par l'auteure en 1936, avec références exactes aux événements politiques de cette année-là. Cependant, si tante Mina est un personnage qui appartient avec vraisemblance aux années trente, Marianna, par certaines de ses pensées et convictions que nous analyserons plus loin, nous semble aussi être la porte-parole de quelqu'un qui aurait vécu le féminisme des années 70. Nous étudierons donc le conflit Mina/Marianna comme reflétant d'abord des aspects de la réalité des années trente, puis nous nous permettrons de voir en Marianna un personnage anachronique, exprimant une idéologie beaucoup plus récente. Enfin Laberge place également sa pièce par rapport à un passé plus lointain; en effet, Marianna se réfère au message de Louis Hémon dans Maria Chapdelaine, ce qui nous ramène, cette fois, au début du siècle. Nous suivrons donc ces points de repère historiques trouvés dans les deux pièces, soit chronologiquement, le début du 20e, les années trente, la fin des années cinquante et les années 70.
Le passage de Maria Chapdelaine cité par Marianna (p 115)6 résume assez bien l'idéologie qui prévalait dans les campagnes québécoises au début du siècle et que Hémon traduit par ces mots clefs: rester (répété trois fois), ne pas oublier, demeurer, ne rien changer. En termes de la condition féminine, cela signifiait rester fidèle à l'ordre prescrit par l'Eglise catholique romaine; cet ordre émanant d'un Dieu mâle, prêché par les curés, repris par les politiciens, transmis par les maris, intimait aux femmes de demeurer à la campagne sous la protection de l'Eglise et du mari, de vivre cloîtrés à la maison pour consacrer leur vie aux soins des hommes et de leurs petits. Les femmes Chapdelaine constituaient les modèles exemplaires de ces servantes silencieuses, Maria choisissant de perpétuer cet ordre des choses en passant au service d'Eutrope Gagnon. Vingt ans plus tard, en 1936, cette même idéologie règne toujours au Québec et continue d'être prêchée aux femmes par les hommes d'Église et d'Etat. Mina représente celles qui ayant parfaitement assimilé la leçon, l'endossent et font du prosélytisme. Dans les deux dialogues où Mina et Marianna s'opposent (pp 33- 43 et pp 76-93), Mina s'en remet sans cesse à l'autorité du curé Filion de la paroisse, à celle du cardinal Villeneuve et de Duplessis.
Selon tante Mina, le mariage est la réponse à tous les problèmes qui peuvent se poser aux femmes. Par exemple, elle attribue l'attitude incompréhensible de sa nièce qui se range du côté des suffragettes au fait que cette dernière doit avoir l'esprit un peu dérangé parce qu'elle vit seule: 'Pis toute çà parce qu't'es tombée veuve trop d'bonne heure' (p 39), et 'si tu veux mon idée, Marianna, t'as besoin de te r'marier' (p 40). L'état auquel toute femme doit aspirer, surtout si elle veut rester normale, est le mariage, 'Quand t'es même pas capable de t'trouver un mari, laisse-moi t'dire que t'es pas bonne à grand-chose' (p 36). N'importe quel homme d'ailleurs est préférable à pas de mari du tout; ainsi lorsqu'elle suggère à sa nièce d'épouser Honoré, elle avoue qu'elle ne le trouve guère intelligent, pas très beau et peu fortuné, 'C't'un bon yable, y a pas inventé la cassonade brune, c'pas une beauté ... mais à ton âge, çà t'frait un mari montrable. Ben jusse pour pas être dans misère, mais de nos jours, ce qu' tu veux tu ...' (p 41). Mina fait une réserve à cet impératif absolu du mariage: 'Sauf, ben entendu, si c'est d'la vocation' (p 36). Elle fait exactement écho au prêtre qui conseillait à Maria Chapdelaine de se marier sans amour pour fonder une famille canadienne-française si toutefois elle n'avait pas l'intention d'entrer dans les ordres.7 Pour Mina une femme seule ne peut être qu'une laissée-pour-compte, trop laide, trop pauvre ou alors vicieuse 'chaque torchon trouve sa guenille. En douhors de t'çà, si une femme dit non au mariage sans arrêt, c'est parce qu'à l'a l'vice dans tête. Est pas catholique, tu peux être sûre de t'çà' (p 37).
Reproduisant l'idéologie traditionnelle, Mina voit quatre rôles possibles pour la femme, deux étant bons et moraux, mère de famille au service d'un homme ou soeur au service de Dieu; les deux autres sont mauvais, vieille fille, sort pitoyable et peu souhaitable, ou prostituée, situation à laquelle elle fait allusion quand elle parle de femme vicieuse. Ce sont là trois des rôles où la femme a été tenue enfermée - la maman, la vierge, la prostituée - que Denise Boucher a dénoncés avec drôlerie dans sa pièce Les fées ont soif qui a fait scandale à Montréal en 1978.
Par le dialogue conflictuel entre Mina et Marianna, Laberge indique que dans les années trente des femmes s'élevaient contre cette conception limitative du rôle de la femme. Marianna explique à Honoré qu'elle s'est justement mariée une première fois pour ces mauvaises raisons, parce qu'elle avait cru qu'une jeune fille doit nécessairement se marier et que c'était un opprobre de ne pas le faire (p 69). Après sa première expérience qui fut un désastre dû à l'ignorance sexuelle du couple (p 71), Marianna maintenant rejette, avec une assurance tranquille, le remariage proposé par sa tante comme remède à tous les maux. Elle propose l'image positive de la femme célibataire en contraste avec celle de la vieille fille, 'Ben moé, à mon idée, c'est possible qu'une personne aye pas envie de s'marier. Qu'à soye pas intéressée que j'dirais, pas jusse pas d'mandée (p 37). Elle suggère qu'une femme peut désirer et choisir de rester seule sans Dieu, sans homme et sans enfant: 'Mais p'tête qu'y a des femmes qui en ont pas d'homme ... ni Dieu, ni un homme' (p 37). A Honoré qui lui demande si elle aimerait une famille, elle répond, 'du temps qui fait, je l'sais pus pantoute si j'aimerais çà avoir des p'tits' (p 65).
Mina et Marianna s'affrontent dans un autre domaine, plus directement politique cette fois, à propos du droit de vote. Au fédéral, les Canadiennes ont obtenu le droit de vote dès 1918, mais au provincial, à Québec, hommes d'Etat et d'Eglise se sont relayés à la tribune pour proclamer bien haut que ce n'est pas dans la nature des femmes de voter.8 Duplessis, chef de l'Union Nationale, qui se présente aux élections provinciales en 1936, entonne la même chanson qu'un Henri Bourassa en 1918 ou qu'un Taschereau, premier ministre de 1920 à 1936, et tante Mina ressert ces mêmes idées à sa nièce: 'Qué cé qu'on a tant besoin d'voter, nous aut'? C'est pas nos afféres: l'curé l'a dit encôr la s'maine passée: l'Eglise est pas pour çà, les discussions politiques c'est pas pour les femmes, c'est trop échauffant, pis avoir le droit d'vote çà va vous monter à tête, çà' (p 89).
Laberge souligne la faiblesse de la position de Mina en faisant de celle-ci un personnage assez peu sympathique et peu convaincant. Mina en effet, répétant ce qui lui a été enseigné, affirme que les femmes ne devraient pas s'occuper de politique alors que son attitude dément ses paroles puisqu'elle défend avec feu les idées de Duplessis et qu'elle demande même à Marianna de le faire parler dans sa radio toute nouvellement achetée (p 87). Mina prétend que sa nièce va perdre sa foi et son âme si elle soutient les suffragettes. A quoi Marianna rétorque que les femmes votent bien au fédéral depuis 1918 sans dommage pour leur moralité (p 39). Comme Monsieur Jourdain qui parlait en prose sans le savoir, Mina fait de la politique sans le savoir.
Elle est annoncée comme un personnage entêté, '58 ans d'âge et de mentalité. Genre coriace quine se laisse pas mener par le bout du nez' (p 8). La mise en scène accentue le contraste entre la mentalité réactionnaire de l'une et l'esprit progressiste de l'autre. Mina est une femme vieillie et vieillotte, assez laide, un peu ridicule dans son accoutrement avec lunettes, chapeau et bottines. Marianna, plus jeune, est pimpante, fraîche dans son tablier blanc, sympathique, jolie et avenante. Mina se fâche, quitte la scène en colère (p 93) et garde rancune tandis que Marianna reste calme, en pleine possession d'elle-même. Alors que Mina régurgite les idées reçues sans les mettre en question, Marianna donne l'impression de penser par elle-même: 'Pas besoin du curé, tante Mina, vous répétez déjà toute es c'qu'y dit du haut d'sa chaire' (p 40). Elle incarne une pensée féministe qui est en train de se former alors qu'elle réfléchit aux clichés servis par sa tante, qu'elle y répond et s'y oppose en offrant un point de vue personnel où elle affirme tranquillement ses droits en tant que personne: 'Ben moé, j'ai parsonne à influencer, pis j'aimerais autant voter de moi-même, c'est plus sûr. On sait jamais, y en a qui vire leur capot d'bord jusse une fois rendu au pole' (p 89).
Par ces conflits entre personnages féminins appartenant à deux générations différentes, Laberge oppose l'idéologie traditionnelle venue des hommes et acceptée par une majorité de femmes à celle des féministes des années trente, les Thérèse Casgrain, Florence Martel, Idola Saint-Jean qui luttaient alors pour le droit de vote qu'elles n'obtiendront qu'en 1940. Les féministes de cette époque au Québec, appartenant surtout à la classe privilégiée, à l'élite riche et intellectuelle, il est permis de se demander comment Marianna, fille sans grande instruction, issue d'un milieu pauvre, ayant toujours vécu enfermée dans sa campagne, ait pu partager leur idéologie.
Dans Le temps sauvage, l'antagonisme entre la mère Agnès et sa fille Lucie fonctionne également comme moteur dramatique, mais le conflit est plus intense car les liens entre mère et fille sont plus étroits qu'entre tante et nièce. Ce conflit peut être vu comme l'incarnation dramatique d'une dialectique féministe alors que l'opposition entre deux femmes fortes et rebelles, face à face, pourrait refléter un moment historique où s'inscrit aussi la libération de la femme: la fin de l'époque oppressive des années cinquante sous le duplessisme et le début d'une ère de liberté avec la Révolution tranquille.
L'intérêt dramatique tient d'abord au fait que les deux femmes en présence se ressemblent dans leur force de caractère, leur dure volonté, leur esprit de rébellion mais elles se situent à des moments différents de l'évolution de la conscience féministe dans sa rébellion et son désir de liberté.
Agnès, qui a décidé d'emmener ses cinq enfants et son mari vivre dans la montagne, fait fi de l'autorité du mari; c'est elle qui a choisi l'espace où élever sa famille, elle qui commande et règle tout dans la vie quotidienne, elle qui fournit l'argent par son héritage, elle encore qui régit la vie sexuelle du couple, réléguant François dans la chambre en haut quand elle ne veut plus d'enfant.
Elle a rejeté une autre forme de tutelle, celle du prêtre. Le curé du village n'a pas de droit de venir chez elle, 'Ma terre, ma maison, mes enfants, mon mari et moi-même demeurerons en dépit de tout, cette petite enclave libre, cette épine amère au coeur béni de votre paroisse' (p 24).9 Et son fils Sébastien déclare que, 'La robe noire de ce royaume, c'est elle' (p 25). Elle s'est élevée contre la domination des prêtres qui s'était imposée à elle et aux femmes de sa famille dans sa jeunesse (p 26). Elle nie l'idée de péché qui, selon la religion, entache toute vie humaine. Voulant retrouver pour ses enfants l'innocence d'avant la chute, elle les a emmenés dans la forêt, dans la nature sauvage pour les préserver du lavage de cerveau des curés. Elle les a élevés loin de l'église, loin de la société avec l'espoir de les garder purs 'Très tôt l'infaillibilité de certains prêtres m'a humilié l'esprit et rompu le coeur, tandis que l'on m'attachait la culpabilité au cou, comme une meule, pour me noyer. Si vous n'aimez pas ce que je dis, vous n'avez qu'à ne pas venir ici, dans cette maison qui est mienne, là où je me suis juré de garder mes enfants barbares et innocents' (p 26).
Chez Agnès, il y a donc rejet de l'autorité mâle représentée soit par le mari, soit par le prêtre. Elle s'est bâti, orgueilleuse, son royaume à elle. Là, elle se soumet quand même à plusieurs aspects du rôle assigné à la femme. D'abord, elle se voue à la maternité et devient même une mère extrêmement possessive et tyrannique: 'Agnès reproche aux prêtres leur attitude envers les femmes, mais elle prend envers ses enfants exactement la même attitude. Elle agit comme eux, en despote."10 Elle accepte aussi l'ignorance et le silence qui ont été longtemps le lot de la femme. Non seulement elle les accepte, 'J'ai préféré demeurer ignorante et noire, enfouie dans ma grande nuit maternelle' (p 70), mais elle s'y réfugie et y entraîne les siens 'C'est ma volonté de vous garder tous ici, dans la montagne, le plus longtemps possible, à l'abri du monde entier, dans une longue enfance sauvage et pure' (p 11).
C'est là que s'amorce l'opposition avec sa fille Lucie qui prétend aller beaucoup plus loin que sa mère dans sa libération. Dès le début de la première scène, Lucie affirme sa volonté contre sa mère en se permettant de mettre du bois dans le feu, privilège symbolique réservé uniquement à Agnès, en posant des questions indiscrètes et en répétant, 'je veux savoir. [ ... ] Tout. je veux tout savoir. Il y a trop de silence dans cette maison. On étouffe'(p 11). Agnès se terre dans la solitude et le silence de sa montagne et sa rébellion ne débouche sur rien que le repli sur soi. C'est une révolte qui finit par amener la destruction de celle qui la pratique et qui suffoque ceux qui vivent autour d'elle. A l'attitude de fermeture de sa mère, Lucie oppose l'ouverture.
Lucie veut quitter cet endroit où sa mère les a tenus en dehors du monde. Elle veut aller à la ville, à Montréal. Son impatience à partir n'est pas seulement due au besoin de découvrir des espaces nouveaux mais aussi à celui d'apprendre. Elle cherche la connaissance auprès des hommes qui ont eu la chance d'étudier, son père, jadis instituteur, ou le curé; elle interroge les livres écrits par les hommes. Les femmes n'ont rien à lui offrir; sa soeur aînée, Hélène, subjuguée par la mère, est devenue servante fidèle de la famille, les autres soeurs sont trop jeunes, sa cousine Isabelle se perd dans des romances mensongères et sa mère s'est retirée dans la nuit de l'ignorance des êtres et des choses. Lucie, comme son nom l'indique, recherche la lumière par tous les moyens. Partir, lire, apprendre, établir des liens avec les autres. Elle rend visite à ce curé à qui sa mère a interdit l'entrée de sa maison, elle donne de l'eau du puits au petit voisin alors que sa mère le lui a défendu. Lucie comprend la soif parce qu'elle-même est assoiffée. Elle cherche à établir la communication et rompt sans cesse le silence imposé par sa mère qui essaie en vain de la faire taire:
AGNÈS: Tais-toi. Je t'en prie, tais-toi!
LUCIE: Non. Je ne me tairai pas. J'en ai gros sur le coeur. Je voudrais parler et
crier. Je voudrais que tu m'écoutes et que tu me parles.
AGNÈS- Tais-toi. (p 48)
Lucie nous semble bien appartenir à cette époque du début des années soixante où les Québécois ont cessé d'enfouir leurs peurs, leurs problèmes, leurs désirs dans un silence craintif pour au contraire les dire, les crier même sur tous les tons.
Le résultat du conflit entre la mère et la fille, c'est que l'univers d'Agnès est entamé, 'Ta maison souffre violence et tu n'y peux rien' (p 78). Ses enfants lui échappent. Elle doit permettre au curé d'intercéder pour sa fille et pour les voisins. Lucie va partir faire des études à la ville. La maison est momentanément ouverte en attendant qu'Agnès essaye de 'rétablir l'ordre saccagé par les fuyards' (p 78). L'ordre d'Agnès est finalement bouleversé; ce besoin maniaque d'ordre chez elle correspond à une peur de l'inconnu, peur de la vie, de cette partie de la vie qui est anarchie et désordre. Le départ de Lucie symbolise l'avenir possible de la femme qui ne sera plus enfermée de gré ou de force dans la nuit et le silence des nombreuses maternités imposées. Elle aura accès à la parole écrite et parlée. Avec Lucie, la femme s'ouvre au monde de la connaissance et entre dans l'âge de la parole.
Si nous revenons maintenant au personnage de Marianna et la considérons non plus uniquement dans ses relations avec tante Mina mais dans son ensemble, nous voyons qu'elle a plusieurs points communs avec Lucie. Comme cette dernière, elle désire partir, à Québec, à Montréal, à la ville ou même vers les vieux pays (pp 49, 51, 65) et, comme Lucie, elle part à la fin de la pièce. Ces deux personnages vont échapper à l'univers clos qui a été traditionnellement celui de la femme, 'On est pas nées pour être en d'dans, on est du monde du dehors nous aut' avec' (p 119). Marianna partage avec Lucie la soif d'apprendre, de savoir. Dans ce but elle s'achète une radio, la première dans le village, avant les notables. Ces deux femmes prétendent être de leur temps, refusent d'être exilées dans l'ignorance et le passé folklorique.
Lucie décide de quitter sa famille qu'elle juge pourrie et ne mentionne jamais qu'elle pense un jour fonder un foyer. Marianna va plus loin. Elle affirme qu'elle n'a pas l'intention de se remarier ni d'avoir une famille. Elle présente une alternative, celle de rester seule pour arranger sa vie comme elle l'entend, 'Chus ben contente de pouvoir choisir de ma vie asteure' (p 71). Son rejet du mariage et de la maternité, pour choisir et construire sa vie de femme librement, n'était certainement pas chose fréquente ni acceptable dans les années trente, ni même à la fin des années cinquante. Marianna propose d'autres idées féministes qui ne se trouvent pas dans la pièce de Hébert et qui n'étaient pas courantes dans les campagnes québécoises des années trente.
Elle met en question le concept de nature féminine qui a été souvent invoqué par les hommes pour les justifier de garder la femme dans le rôle de ménagère à leur service. Marianna pense selon les mots de Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe (1949) 'su'on ne nait point femme mais qu'on le devient.' Quand Honoré s'émerveille de ses dons qu'il croit naturels, Marianna lui répond: 'La tarte au sucre, le r'prisage pis le r'passage, on a pas çà écrit dans le sang, vous savez, ça s'apprend, pis din fois, c'est long. [ ... 1 Toute s'apprend, Honoré, toute!' (p 21).
D'autre part, si elle n'hésite pas à exprimer son désaccord idéologique avec Mina, elle fait néanmoins preuve de solidarité avec les femmes, contrairement à Lucie qui cherche plutôt à s'allier aux hommes. Par exemple, elle trouve de bons arguments pour défendre la bru de Mina que celle-ci dénigre sans merci (pp 34, 35). Surtout, elle prend sous sa protection la petite servante orpheline, Rosalie. Elle l'écoute, la conseille, lui prodigue son amitié; après que Rosalie a été violée par son patron, elle la cache, la réconforte et décide de la garder avec elle, 'Tu vas rester avec moé. Mais tu s'ras pus une sarvante, çà, pus jamais' (p 119). Elle considère que l'amitié entre femmes est une force indispensable pour lutter contre l'injustice de la condition féminine, 'J'veux pu voir des Rosalie défaites pis brisées pour toujours parce que c'est la loi du désir pis d'l'homme' (p 116).
Enfin, elle croit à l'amitié possible avec l'homme. Elle tient à garder Honoré comme ami même si elle n'en veut pas pour mari et cela malgré les remontrances de sa tante, les cancans du village (p 41), et les hésitations d'Honoré (p 56). Ce seul personnage masculin n'est d'ailleurs pas un homme ordinaire; sensible, gentil, serviable, sans aucune agressivité, il aime les fleurs; antithèse de l'homme macho, c'est l'homme doux et compréhensif tel que les féministes le souhaitent et l'espèrent.
La mise en question d'une nature féminine, l'accent sur la solidarité entre femmes, cette nouvelle image de l'homme sont des idées qui dépassent les années 1930 et qui rejoignent plutôt l'idéologie féministe des années 1970.
Dans ces deux pièces, la condition féminine, vue, agie, parlée, discutée, vécue par des personnages féminins, constitue une thématique originale au féminin. La condition féminine traditionnelle définie et imposée par l'ordre masculin de Dieu, du prêtre, du mari, est acceptée par tante Mina, remise en question par Agnès et carrément rejetée par Lucie et Marianna. L'espace statique et fermé réservé à la femme éclate et s'ouvre. La femme émerge de la nuit et du silence, accède à la connaissance, à la parole, pour essayer de définir une autre façon de vivre les relations entre humains où il n'y aurait plus ni maître, ni servante.
NOTES
1 ALONZO LE BLANC 'Le temps sauvage' dans Dictionnaire des oeuvres
littéraires du Québec Tome IV, Montréal, Fides, 1984 p 863
Return to article
2 La Presse 27 février 86
Return to article
3 LÉONCE CANTIN 'C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles' dans Livres et auteurs québécois Montréal, Editions Jumonville, 1980 p 177
Return to article
4 La Presse 8 février 86
Return to article
5 PIERRE H. LEMIEUX 'Un théâtre de la parole: Anne Hébert' dans Le Théâtre canadien-français Archives des lettres canadiennes, Tome V,
Montréal, Fides 1975 p 571
Return to article
6 MARIE LABERGE C'était avant la guerre à l'Anse à Gilles Montréal, VLB éditeur 1981. Toutes les références sont tirées de cette édition.
Return to article
7 LOUIS HÉMON Maria Chapdelaine Montréal, Fides, 1975 p 140
Return to article
8 MICHÈLE JEAN Québécoises du 20esiècle Montréal, Editions du jour, 1974
Return to article
9 ANNE HÉBERT Le temps sauvage Montréal, HMH 1967. Toutes les références sont tirées de cette édition.
Return to article
10 DONALD SMITH (entrevue de) 'Anne Hébert et les eaux troubles de l'imaginaire' dans Lettres québécoises, hiver 80-81 p 69
Return to article
Monique Genuist
University of Saskatchewan