Anne Carrier
L'étude des débuts de la vie théâtrale au Québec démontre clairement que notre théâtre a été, aux origines, un pur produit d'importation britannique. En effet, les pièces jouées au Canada français au cours du XIXe siècle sont celles-là mêmes qui remportent le plus de succès en Angleterre; par le biais des troupes professionnelles anglaises en tournée qui, après avoir parcouru les grandes villes étasuniennes, inscrivent Québec et Montréal à leur itinéraire, le Canada, comme toute autre colonie, puise à la tradition de sa métropole pour mettre en place les appareils nécessaires à l'implantation d'une activité théâtrale au sein de sa communauté: Telle est la conclusion des recherches entreprises par l'équipe dirigée par M. Maurice Lemire de l'Université Laval, qui prépare actuellement l'Histoire littéraire du Québec.
En retraçant les origines du théâtre burlesque Chantal Hébert, auteure du Burlesque québécois et américain, publié en 1989 dans la collection «Vie des lettres québécoises» des Presses de l'Université Laval, établit la filiation entre le burlesque américain et québécois, et observe à peu près le même phénomène: le Canada, avec quelques années de retard, se met à la mode de ses voisins du sud en important la tradition burlesque américaine.
Cette étude fort intéressante, qui exhume un répertoire jusqu'ici inédit et méconnu - tant québécois qu'américain - , procure une novatrice analyse comparée de la thématique et de la forme burlesques. L'auteure explore la mécanique du genre en empruntant la méthode d'analyse du Groupe d'Entrevernes (voir l'Analyse sémiotique des textes: Introduction - théorie - pratique [Lyon: Presses universitaires de Lyon] 1979, 207pp). Ensembles québécois et américain répondent, en définitive, à un même programme narratif: celui de faire triompher le paraître, au détriment de l'être. Le déguisement sous toutes ses formes (costumes, quiproquos, mensonges, etc.) donne l'outil nécessaire aux «dominés» pour vaincre l'autorité des «dominants».
L'intérêt de l'ouvrage réside surtout dans l'étude de la différence entre les deux publics: à majorité masculine aux États-Unis, à majorité féminine au Québec. Ces publics distincts déterminent un «spectaculum» (forme) et un «narratum» (contenu) dissemblables. Principalement fréquenté par les hommes, le théâtre burlesque américain met en scène des histoires de cocuage où la «ligne des filles» et le strip-tease, donc le sexe, occupent la place prépondérante. Attirant surtout les femmes et devant composer avec l'institution du mariage qui fait partie intégrante de la mentalité québécoise, les pièces jouées au Québec présentent plutôt, en faisant le récit de demandes en mariage, des histoires d'amour.
Chantal Hébert est particulièrement sensible aux images de la femme véhiculée par les deux théâtres; cela semble d'ailleurs constituer l'élément déterminant de son étude comparative. Tandis que le burlesque américain montre des femmes assoiffées de sexe et d'argent, nullement intéréssées par le mariage, le burlesque québécois met en scène, d'une part, des jeunes femmes qui désirent épouser un homme qu'elles aiment indépendamment de sa fortune et, d'autre part, des mères qui, elles, cherchent à donner la main de leurs filles au plus offrant: décidées à acquérir de plus en plus d'autonomie sexuelle et financière, les Américaines diffèrent totalement des Québécoises qui, en se mariant, mettent fin à leur relation de dépendance à leur père en s'assujettissant désormais à leur mari.
«Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer », conclut Chantal Hébert, en empruntant la célèbre réplique de Figaro dans le Barbier de Séville. Faire rire, et même, faire mourir de rire, en montrant les choses tristes et inquiétantes de la vie, voilà bien le propre de la comédie, sans égard à son caractère classique ou populaire. Dans la littérature comique savante, la subversion ne tient que dans le contenu, qui montre des valeurs contraires à l'ordre établi; menaçant également les valeurs traditionnelles, le répertoire burlesque attaque davantage en bouleversant aussi, par sa crudité linguistique, le langage. Grand mérite, donc, à Chantal Hébert qui, malgré la rareté des sources, donne aux chercheur(es) un répertoire relativement riche (75 canevas pour chaque corpus), ainsi qu'une analyse accessible et intelligente.