Mariel O'Neill-Karch
En 1984, Laurent Mailhot a cru devoir écrire que «l'histoire du théâtre n'est ni faite ni en train de se faire. Manque-t-on de documents, de motivation, de théorie, de méthode? Tout, et d'abord les dramaturges eux-mêmes ... appellent pourtant cette histoire» (RHLQCF V, p 18).
On a depuis répondu magistralement à cet appel. Plusieurs équipes de chercheurs se sont, en effet, constituées à l'UQTR, à l'UQUAM, à Laval et à la Société d'histoire du théâtre du Québec, dont la revue l'Annuaire théâtral est devenue, depuis sa création en 1985, «un carrefour où se rencontr[ent] et s'enrichi[ssenIt mutuellement des courants de pensée, des méthodes d'approche, des disciplines dont la ferveur et l'objet communs sont le théâtre» (p 9).
Tous les domaines du théâtre ayant maintenant leurs spécialistes, il n'est plus possible pour une seule personne d'être au courant d'aspects aussi divers que le texte, l'improvisation, la pré-présentation, la gestuelle et l'idéologie, et de produire une histoire du théâtre qui en tienne compte, de façon professionnelle.
Afin de rassembler des matériaux pour cette éventuelle histoire, qui ne pourra donc être que collective, et pour ouvrir aussi large que possible les rideaux sur la scène théâtrale du pays, la Société d'histoire du théâtre du Québec a organisé un colloque à l'UQAM, les 27, 28 et 29 octobre 1988, portant sur le double thème de la mémoire et de l'appropriation.
Dans son discours d'ouverture, Gilbert David orientait la discussion en précisant que «notre mémoire théâtrale s'est constituée pour l'essentiel à l'intersection des traditions scéniques européennes, notamment française, et d'une appropriation culturelle nord-américaine et québécoise de ces mêmes traditions» (p 24). En réunissant des spécialistes d'Amérique et d'autres venus d'Europe, les dirigeants de ce colloque se sont assurés qu'il y aurait échange d'idées et de points de vue et que cette fois-ci, s'il devait y avoir appropriation culturelle, cela se ferait autant chez les uns que chez les autres.
Pour rendre ce thème aussi lisible que possible, on a groupé les communications sous cinq grands titres: «Théâtre et mémoire»; «Théâtre et histoire»; «Théâtre et société»; «Théâtre et image», gardant pour la fin «Théâtre et texte». Il n'est pas étonnant de constater que ce sont les catégories les plus «traditionnelles» de l'histoire et du texte qui ont attiré le plus d'intervenants (huit et six), contre quatre pour chacune des trois autres.
La meilleure façon de rendre compte des richesses de ce gros volume est de m'en approprier quelques-unes et de les citer pour qu'elles nous restent en mémoire. «La densification du présent d'un groupe grâce à l'actualisation du passé est le fait propre au théâtre» (p 32), affirme Georges Banu pour qui le théâtre est le lieu du re-vivre. Pour sa part, Jean Duvignaud souligne la difficulté de parler du théâtre car «la diversité des formes et des intentions échappe souvent à l'autorité de ceux qui définissent le 'goût' et les normes de l'éducation» (p 197). Et enfin ceci d'Anne Ubersfeld qui devrait faire réfléchir nombre de critiques: «je n'aurais jamais osé parler ou écrire sur le théâtre si je n'y avais pas travaillé» (p 460).
Et ceux qui y travaillent s'entendent pour privilégier la création. «Le public ne veut pas recevoir une autre histoire américaine ou autre. Nous en venons à un moment de création», affirme Alexandre Hausvater (p 460). Enfin, selon Michel Tremblay: «Une culture devrait toujours commencer par se parler à elle-même. Les Grecs anciens se parlaient à eux-mêmes» (p 89).
C'est justement pour que les praticiens du théâtre puissent se parler entre eux et s'entretenir avec les théoriciens qu'on a organisé trois tables rondes, une portant sur l'appropriation culturelle, la deuxième sur le théâtre et la postmodernité, et la dernière sur la mémoire et la mise en scène. Le nombre et la pertinence des échanges démentent cette déclaration de Josette Féral, voulant que « la critique universitaire n'apporte aujourd'hui plus rien à la pratique. Elle fonctionne souvent en vase clos. [ . ] Le dialogue a désormais été rompu entre les praticiens et les théoriciens» (p 49).
Les diverses interventions réunies dans cet excellent volume montrent, au contraire, que l'histoire du théâtre au Québec, dont on parle beaucoup, et qui commence à se faire, se fonde sur la mémoire de praticiens et de théoriciens pour qui appropriation culturelle est affirmation de soi.