UNE VOIX FÉMININE PRÉCOCE AU THÉÂTRE QUÉBÉCOIS: COCKTAIL (1935) D'YVETTE OLLIVIER MERCIER-GOUIN

Christl Verduyn

En 1935 la pièce Cocktail d'Yvette Ollivier Mercier-Gouin a été réclamée sur la scène théâtrale québécoise. Le public de l'époque semblait y reconnaître sa première grande pièce nationale. Comment expliquer alors l'obscurité dans laquelle sont sombrées pièce et auteure à partir de 1940? Une lecture contemporaine de la pièce dégage une thématique qui devait attendre, pour être approfondie, une perspective littéraire et critique féministe.

Yvette Ollivier Mercier-Gouin's 1935 play Cocktail was hailed by Quebec audiences of the time as a first major national success. After 1940, however, neither play nor author received much critical attention. The play profits from a rereading today front the perspective of feminist literary criticism.

MADGE (grise): Comment! pas une histoire de cocktail! Au contraire, jugez par la suite ... (criant) l'amour, l'argent, la vie ... la mort!

Cocktail, p 68

M. ARDOUIN: Dans un cocktail, les plus petits incidents tournent à la tragédie.

Cocktail, p 74

Treize ans avant la création de la célèbre pièce de Gratien Gélinas, Tit-Coq (1948), une autre pièce dont on entend peu parler aujourd'hui a fait éclat sur la scène théâtrale québécoise. Il s'agit de Cocktail d'Yvette Ollivier Mercier-Gouin.1

La pièce fut présentée pour la première fois le 22 avril 1935 au Théâtre Stella à Montréal où elle connut la distinction d'être la première pièce canadienne à y être montée. Elle fut reprise les 22 et 23 mai au Palais Montcalm à Québec, et le 29 mai au Little Theatre à Ottawa. Elle fut créée à nouveau le 18 mai de J'année suivante au Monument National à Montréal. Enfin, le 8 décembre 1937, Cocktail fut joué à la Palestre Nationale à Montréal.2

Il est intéressant de comparer l'indifférence dans laquelle la pièce est tombée à partir de 1940 avec les propos élogieux qui l'accueillirent en 1935.3 Les journaux furent unanimes pour déclarer Cocktail 'la meilleure pièce canadienne jamais écrite.'4 Lucien Desbiens, critique littéraire du Devoir, n'hésita pas à placer Cocktail 'au-dessus de nombreuses pièces importées, jouées sur le plateau du Stella.'5 Jean Béraud de La Presse jugea Cocktail 'une excellente pièce, qu'il faudra conserver au répertoire du théâtre canadien, que l'on pourra reprendre avec intérêt, qui enfin suffit déjà à classer son auteur parmi les rares dramaturges authentiques que nous possédions.'6 A Québec, Cocktail fit salle comble au Palais Montcalm. Le journal Le Soleil parle de 'succès illimité pour l'auteur.'7 Les manchettes annoncèrent que Cocktail était 'goûtée et applaudie par le tout Québec':

L'es Québécois qui emplissaient hier soir la salle du Palais Montcalm ont été ravis de la pièce qu'ils ont entendue -Une pièce canadienne qui ferait bonne figure sur une scène parisienne -L'auteur et les interprètes sont ovationnés avec enthousiasme.8

On souligne que l'auteure est 'Québécoise elle-même' et qu'elle 'a cherché à peindre un milieu de chez nous avec des personnages que nous connais-sons bien.'9 La Patrie soutient que Cocktail est 'très supérieur à tout ce que nous connaissons du répertoire canadien. Le succès a été, inutile de le dire, considérable.'10 'Voici une pièce canadienne qui, s'impose par ses qualités,' lit-on dans Le Droit.'11 'Amusante, émouvante, profonde,'12 Cocktail est 'sans personnages ni scènes inutiles . . . bien composée et bien écrite,'13 'fait[e] selon les principes du théâtre moderne et trait[ant] un sujet d'actualité passionnant.'14 Voici 'la première grande pièce de théâtre écrite par une femme au Canada,' annonce Le Soleil.15 Un an plus tard 'les amateurs de théâtre [ne cessent] de [la] réclamer.'16 'Cocktail reste de beaucoup l'une des meilleures pièces d'inspiration locale, et on y prend autant d'intérêt qu'à une comédie parisienne. Il y a longtemps qu'on n'avait pas réussi ce tour de force.'17

A première vue, il est difficile de réconcilier ces divers commentaires louangers - où l'on souligne à plus d'une reprise qu'il s'agit bien d'une pièce canadienne écrite par une Québécoise - avec le destin que Cocktail a subi. Il semble que le public québécois de l'époque fût conscient qu'il recevait sa première grande pièce et que cette dernière inaugurait une tradition nationale. Mais une telle tradition pouvait-elle débuter par une oeuvre de femme?

Cocktail était la deuxième pièce de Mercier-Gouin, qui n'était pas novice au monde du théâtre. Avant son mariage,18 elle avait fait partie d'une troupe d'animateurs à Québec et avait connu plusieurs succès sur la scène. Douée pour le théâtre, Mercier-Gouin l'était également pour la peinture. Elle a été scénariste radiophonique et pendant cinq ans a animé des émissions à Radio-Canada. Sa pièce Cocktail fut suivie de deux autres: Le Jeune Dieu (1936)19 et Péché de femme (1943).20 Celle-là fut présentée avec succès à Montréal; celle-ci, écrite pendant la guerre, en reflète plusieurs thèmes.21 Etant donné son profil de dramaturge bien connu à l'époque, comment expliquer l'obscurité dans laquelle sont sombrées non seulement l'auteure mais plus particulièrement sa pièce à succès Cocktail? La relecture de la pièce plus d'un demi-siècle plus tard dégage une thématique qui devait peut-être attendre, pour être approfondie, une perspective littéraire féministe.

Le titre de la pièce peut servir de point de départ pour une lecture contemporaine. Le fait qu'il se résume à un seul mot, un mot anglais, attire l'attention sur un thème auquel la critique littéraire féministe s'est vivement intéressée: le langage. En 1978 l'écrivaine québécoise Denise Boucher atteste de son expérience de bilinguisme que de nombreuses femmes reconnaissent: 'J'écris en français et au féminin,' explique-t-elle, 'parce que je connais les deux langues.'22 Le 'bilinguisme' que Boucher évoque est celui de la femme qui prend conscience du fait que le langage du discours dominant ne rend pas compte de l'expérience et de la réalité de la femme. Le langage, a-t-on constaté, n'est pas neutre. Il est étroitement lié aux systèmes symboliques, psychologiques, et socio-politiques façonnés en grande partie par les hommes. Il existe une richesse d'expériences, d'émotions, de perspectives et de désirs féminins qui n'a pas encore été codifiée dans le langage.23 Il n'est donc pas étonnant que l'expérience que la femme fait du langage soit celle d'une langue étrangère, langue à apprendre, langue à travailler pour qu'elle puisse communiquer sa réalité de femme. Nulle n'en est plus consciente que la femme qui écrit.

La critique de l'époque ne fut pas insensible aux possibilités symboliques du titre Cocktail. Dans un reportage du Soleil on joue sur le mot en observant que c'est:

le mélange des sentiments dans un coeur de femme bouleversé par l'amour, c'est aussi le mélange de qualités et de défauts qui constitue [sic] tout caractère humain. Et comme pour la boisson dont il emprunte le nom, ce mélange n est pas toujours également réussi. Les différents caractères s'influent, se heurtent, le drame naît.24

Le cocktail, c'est aussi la 'société mélangée comme cela se voit si souvent dans nos salons canadiens, atmosphère parfaite: Canadiens, Français, Ecossais, Anglais, Irlandais. François [le protagoniste masculin], très spirituellement, compose un cocktail des qualités caractéristiques de ces différentes nationalités.'25 On n'a pas tort de faire ressortir les possibilités langagières du titre, puisque le thème du langage revient régulièrement dans la pièce. L'auteure le développe à plusieurs niveaux.

La thématique du langage est exposée dans un premier temps à travers l'usage de l'anglais et la présence du précepteur anglais Charles Black. Dans un cas comme dans l'autre on fait l'expérience de 'l'étrangeté' du langage. 'When I speak French,' fait observer M. Black à Geneviève et à Francine, les deux jeunes filles de la protagoniste Nicole Beaudry, 'my words are strangers to my thoughts' (17). Le malaise engendré par l'usage du langage 'étranger' se retrouve chez les jeunes filles qui s'expriment maladroitement en anglais au cours de leur leçon d'anglais quotidienne: 'It was now seventeen years since the count and countess had been united,' fait dire Geneviève à son précepteur. L'anglais paraît hors de propos, voire même une intrusion, telle la présence chez Nicole Beaudry du précepteur Charles Black. Selon François Normand, prétendant de Nicole, 'ça fait jaser.' 'Tu es veuve ... il est jeune' (24). Vu sous l'angle de l'anglais intrus, le thème du langage n'est pas insolite dans un ouvrage datant des années 1930, décennie où l'idéologie dominante cherchait entre autre à sauvegarder la langue française.26 Mais le thème se développe à un autre niveau un peu plus étonnant.

Dans Cocktail le langage se présente comme un obstacle, que l'on parle sa langue maternelle ou une langue étrangère. C'est du moins l'expérience de la protagoniste Nicole Beaudry. Dans une scène-clef au début de la pièce Nicole révèle l'importance du langage dans sa vie. Expliquant sa réticence à l'égard du mariage que lui propose François, Nicole attire l'attention sur la façon de parler27 de l'homme. Ce dernier préfère croire que ce n'est que la désapprobation 'd'un tas de gens pas intéressants' qui fait hésiter Nicole (25). La femme répond que 'là n'est pas la vraie cause de [s]on hésitation ... C'est plus subtile, trop compliqué.' Comment François comprendrait-il, puisqu'il s'agit, dit-elle, de sa façon à lui de parler:

Tu ne dis jamais en parlant de l'avenir: 'Nous prendrons un appartement dans le quartier qui te plaît . . . Nous irons à telle pièce dont tu m'as parlé.' Tu dis toujours: 'Quand nous serons mariés, nous verrons tel spectacle, il est de mon auteur préféré,' ou: 'J'ai toujours rêvé d'un appartement à Outremont. Nous chercherons de ce côté.' Ou encore : 'Nous changerons ta limousine pour un touring, c'est plus agréable.' Tu oublies qu'à 40 ans, je peux prendre froid. (26)

La froideur en question est tout aussi symbolique que physique. La réponse de François est de résumer et de minimiser les propos de Nicole: 'En somme, je suis un affreux égoïste' (26). Mais l'égoïsme est une explication trop simple pour l'hésitation de la femme, qui s'avère d'ordre langagier, comme le suggèrent plusieurs échanges au cours de la pièce:

FRANÇOIS: Et bien, quoi! Je serai leur père, elles m'aimeront.

NICOLE: Francine, oui, c'est déjà fait. Geneviève, c'est moins sûr.

FRANÇOIS: Nous la mâterons.

NICOLE: Tu vois. Tout à l'heure, tu as dit: "Elles m'aimeront." Maintenant, tu dis: "Nous la mâterons." Ça sent déjà le beau-père! (30)

Les difficultés de langage qui troublent le rapport entre l'homme et la femme se cristallisent lors de l'événement évoqué par le titre de la pièce: le cocktail. Les problèmes de communication trouvent une représentation symbolique dans la conversation téléphonique par laquelle se termine le deuxième acte. Certains critiques de l'époque trouvèrent à redire à cette scène, prétendant que c'était articiel.28 Il est cependant possible de voir que le "dialogue" entre l'homme et la femme est en réalité un monologue ici: celui de la femme, puisque la voix de l'homme ne s'entend pas. Silence de l'homme; parole pénible de la femme:

Ne raccroche pas, je t'en supplie ... Non ... écoute! ... laisse-moi parler ... une minute seulement [ ... ] ne me parle pas avec ce ton de voix Je m'abaisse ... Tu as raison ... J'aime sans dignité. (82-83)

Bien que François finisse par se rendre chez Nicole pour l'accompagner au bal masqué, l'amour n'est plus possible entre eux.

Le langage occupe aussi une place centrale dans le rapport entre la protagoniste et sa fille Geneviève. Le rapport mère-fille dans Cocktail est des plus intéressants. C'est un sujet auquel la critique féministe s'est vivement intéressée, d'une part parce que le lien entre mère et fille a été éclipsé, dans le domaine de la littérature comme dans d'autres domaines, par des liens jugés plus importants: ceux entre père et fils, ceux entre fils et mère, ou le rapport d'amour entre homme et femme. D'autre part, comme l'ont montré des critiques féministes telles que Luce Irigaray, Nancy Chodorow, et Adrienne Rich,29 l'analyse psychanalytique profite d'une révision des théories du développement psychique humain. Il faut, suggère-t-on, examiner la période qui précède la réalisation du complexe d'oedipe, période où la mère (la femme) joue un rôle décisif.

Vu sous une perspective féministe, le rapport entre la protagoniste et sa fille Geneviève dans Cocktail se prête à une lecture plus nuancée que ne l'était celle des critiques des annees 1930 qui ont préféré y voir une rivalité entre la mère et la fille.30 Ce sentiment serait inspiré par le désir de. la mère de rester jeune et belle, et le désir de la fille d'être aimée de l'ami de sa mère, François. Dans cette optique, la fille est mise dans la position d'antagoniste vis-à-vis de sa mère. Vu sous une autre perspective, cependant, on constate que mère et fille partagent une situation semblable. Elle se ressemblent plus qu'elle ne s'opposent l'une à l'autre. Ainsi que le dit Nicole, sa fille est "d'un autre moi-même dont je ne peux me défendre" (124). Le lien étroit entre mère et fille est mis en évidence à travers le thème du langage.

C'est moins au niveau de l'apparence physique que la fille et la mère se ressemblent31 qu'au niveau de la souffrance qu'elles connaissent toutes les deux. On sait dès le début de la pièce que la jeune fille est malheureuse. Mais le malheur de Geneviève ne découle pas de la jalousie à l'égard de sa mère, de même que le malheur de Nicole ne trouve pas sa source dans la jeunesse et la beauté de sa fille. Pour la mère comme pour sa fille, le malheur est lié à la difficulté d'être. Geneviève ressent à dix-huit ans ce que Nicole ne découvre qu'à quarante ans. Dans une conversation avec sa petite soeur, Geneviève dit qu'elle éprouve 'le désir d'être quelqu'un dans la maison, celui d'être jolie aussi, le désir d'avoir des amis qui vous parlent autrement qu'à une enfant' (43). Ce désir d'être jolie (comme la mère), sur lequel insista la critique de l'époque, est secondaire au désir d'être quelqu'un. Il est suivi de près par le désir de la parole. Mais c'est d'abord la difficulté d'être, de vivre, qui fait le malheur de la jeune fille. 'Je veux vivre ma vie [ ... ] J'ai dix-huit ans' (118), dit-elle, faisant écho à la mère qui proteste quelques pages plus tôt: 'J'ai quarante ans. [ ... ] Je veux vivre' (95).

Le désir de vivre, d'assumer son être, son identité propre, se présente à Nicole à quarante ans. Ce n'est pas la perte de la jeunesse qu'elle regrette tant que la prise de conscience qu'elle ne fait que commencer à devenir elle-même.32 Jusque-là, elle n'a été qu'une femme 'formée' par l'homme - son père d'abord et ensuite son mari Jacques maintenant décédé:

J'avais vingt ans. Tu [le père de Nicole] me l'avais choisi [le mari Jacques] ... Avant de vivre de la pensée de Jacques, j'avais pris l'habitude de vivre de ton cerveau à toi. Tu m'avais formée à ne jamais avoir une autre opinion que la tienne. Je regardais par tes yeux. Je surprenais sur mes lèvres ta façon de t'exprimer. (93)

La tension de la pièce, et sa tragédie, se dégagent du fait qu'en bonne fille-femme 'formée,' Nicole, malgré une conscience qui s'éveille, croit que François va pouvoir la rendre à elle-même: 'Lui seul peut m'apprendre tout ce que la vie ne m'a pas appris. Il m'a rendue à moi-même. Il m'a redonné une personnalité' (95). Voici l'illusion de la protagoniste que l'auteure fera éclater de manière symbolique à travers les événements du bal masqué. Nicole y envoie à sa place Geneviève, chaperonnée par François, tout en sachant que 'la présence d'une belle fille le grise' (76). François, 'déguisé en gentleman' (62), essaie de séduire la jeune fille.

Geneviève est d'abord ravie d'assister au bal, mais non parce qu'elle va y remplacer sa mère. Au contraire, la mère reste très présente à l'esprit de sa fille. 'Quand on saura que je suis ta fille, on m'invitera [à danser],' s'écrie-t-elle (105). Si elle est folle de joie, c'est parce qu'enfin elle a l'occasion d'assumer une identité propre. Elle sera invitée, lui promet-on, 'pour elle-même':

GENEVIEVE: Pour moi-même? Vous croyez... ? Je suis heureuse ... si heureuse [...] Grand-père, je suis folle de joie! (Puis elle embrasse très fort sa mère.) Merci, petite mère. (105)

'Rendue' à elle-même, la fille ne pense nullement à oublier sa mère. Celle-ci sera bien présente à travers la parole: 'Tu sais, maman, on parlera de toi tous les deux,' dit Geneviève (105). La reprise de la parole est symbolique car c'était l'absence de la parole - l'obstacle du langage-qui s'était dressée entre la mère et la fille. A Charles, Nicole raconte sa dispute avec Geneviève, qu'elle a accusée de vouloir lui voler son bonheur:

CHARLES: Qu'a-t-elle répondu?

NICOLE: Pas un son, pas un mot. Ses lèvres scellées, elle était debout d'une pâleur mortelle dans sa robe sombre [. . .] Je ne pouvais plus supporter cette vision. J'ai crié. J'ai hurlé, faisant presque une crise d'hystérie ... Parle ... mais parle donc [ ... ] Geneviève, ma vie, mon bonheur sont dans tes mains. Un mot, un seul mot, et tu fais de moi la femme la plus heureuse de la terre. Un mot, un seul mot, et tu brises mon coeur dans tes doigts. (108-109)

Tout pèse sur un mot, sur la parole, sur le langage. D'abord refusée, enfin rendue, la parole permet la réunion des deux femmes:

Maman ... maman ... nous sommes si malheureuses! Je ne veux pas que tu sois misérable, je ne veux pas que tu pleures. [ ... ] Je t'aime, maman, je t'aime trop ... je suis jalouse ... je le déteste [François]. Il nous a volé notre mère! [ ... ] Maman ... oh! maman ... ne pouvons-nous plus nous aimer comme autrefois? ... comme avant le jour où il est venu? (109)

Devant la passion et le malheur de sa fille, Nicole décide d'envoyer Geneviève au bal à sa place. Si d'abord la fille se révolte contre l'idée de 'prendre la place' de la mère, celle-ci finit par la convaincre 'avec tous les mots qui [lui] venaient aux lèvres' (110).

Ce n'est pas une rivale que la mère voit dans la fille, ni l'inverse comme l'ont suggéré certains comptes rendus de Cocktail. L'une se voit dans l'autre; elles se renvoient leur image comme si, se voyant, elles regardent leur reflet:

NICOLE: Vous auriez dû voir combien elle était jolie dans ma robe 1830! Ses joues encore humides de larmes, elle contemplait son image dans la glace. Je me rappelai ma jeunesse ... ma jeunesse, elle était là me souriant dans le grand miroir, venant vers moi du fond des années passées. Le bonheur m'avait rendu ma fille. (111)

L'homme (François) empêche la mère et la fille de se voir, de se parler. En son absence, elles voient clair et s'entendent bien. Mais l'homme revient rompre une dernière fois la réflexion.

Au cours de bal masqué, François commence à séduire Geneviève. En fin de soirée, dans un échange dont Nicole, à l'insu de François et de Geneviève, est témoin, le rôle du langage est souligné:

GENEVIEVE: Vous m'avez serrée très fort contre vous.

FRANÇOIS: C'était pour mieux vous guider. Le tango, c'est difficile quand on n'a pas l'habitude.

GENEVIEVE: Et les mots que vous m'avez murmurés, ils étaient peut-être dans le chant espagnol?

FRANÇOIS: Vous avez entendu...?

GENEVIEVE (fermant ses yeux et se remémorant): Vous avez dit: 'Je suis fou de bonheur ... Dites-moi que vous ne me détestez plus ...'

FRANÇOIS: Et que m'avez-vous répondu?

GENEVIEVE: Je commence à vous aimer.

FRANÇOIS: C'est vrai?... C'est bien vrai, Geneviève?

GENEVIEVE (avec un'son de voix faux et un regard qui dément ses paroles): C'est bien vrai, mon ami François.

FRANÇOIS: Que ces mots sont exquis sur des lèvres fraîches!

GENEVIEVE: Sont-ils moins doux sur des lèvres de quarante ans? (120)

Au moment où François embrasse de force la jeune fille, la mère se dresse. Ce qui choque Nicole le plus, ce sont les mots prononcés par l'homme:

NICOLE: Toi ... toi ... oh! ces mots d'amour à ma fille! ... tes lèvres d'homme sur ses lèvres fraîches ... (pleine de dégoût) ... (122)

L'intervention de l'homme dans le rapport mère-fille est violente, et pousse Nicole vers la folie à mesure qu'elle repousse sa fille. Celle-ci à son tour repousse l'homme. Quand la mère s'écroule, la fille se dresse:

GENEVIEVE (se redressant): Mais sortez, monsieur ... Allez-vous en ... Maman ... maman! ... Tu n'as donc pas compris ... Je n'ai jamais aimé cet homme ... Je le déteste ... je le déteste . . . C'est à ta demande que j'ai été gentille et puis après ... J'ai voulu voir son vrai visage ... (puis se ragenouillant et comme on parle à un malade:) Aujourd'hui tu m'en veux, mais plus tard ... bien plus tard, tu me remercieras. Nous aurions été si malheureuses! (126)

La réplique de Nicole, par laquelle se termine la pièce, est moins prometteuse que la parole de sa fille. Ceci est à regretter du point de vue de la critique contemporaine où l'on préfère éviter que la femme sombre dans la folie-destin qui lui est trop souvent réservé. Mais à l'époque, le désespoir et la solitude, sinon la folie, s'offraient encore toujours comme dénouement au désir de la femme.33 Au moins peut-on remarquer que dans la piece de Mercier-Gouin la femme ne remplace pas son rapport avec sa fille par un rapport avec un homme. Il en va de même pour la fille dans son rapport avec sa mère. Mais si Déméter vient à l'aide de Perséphone, en 1935, sur la scène du théâtre québécois, elle ne peut pas encore assurer sa sortie des enfers, ni celle de sa fille.

Cocktail présente plusieurs thèmes qui seront repris et explorés dans les décennies suivant sa création, par le théâtre québécois ainsi que par l'écriture des femmes: le thème du langage; le thème de la famille, plus particulièrement le rapport mère-fille; et le thème de l'amour, notamment l'amour déçu. Dans Cocktail, le public québécois de l'époque reconnaissait une pièce 'd'inspiration locale'34 écrite par une Québécoise, et présentant 'un milieu de chez nous avec des personnages que nous connaissons bien.'35 La pièce, nous l'avons souligné, a connu un grand succès.

Cependant, on n'entend presque plus parler de Cocktail. Après la deuxième guerre mondiale le public québécois ne s'intéresse plus aux "histoires de cocktail," histoires tragiques de femmes qui bouleversent les choses. Car le 'cocktail,' ainsi que le suggère la pièce de Mercier-Gouin, c'est en fin de compte le bouleversement, le désordre. Bouleversement de la protagoniste qui sombre dans la folie; désordre semé par la femme qui raconte son amour déçu; qui exprime son désir d'amour et réclame son droit au bonheur; qui choisit sa fille au lieu de l'homme. L'histoire de Nicole Beaudry se trouve reflétée dans celle de Madge Robson qui, à l'aide du cocktail, laisse deviner ses déceptions d'amour et bouleverse l'atmosphère gaie du cocktail. 'Heureusement,' remarque François au cours du dernier acte, 'tout rentre dans l'ordre quand l'effet du cocktail s'évanouit' (100). Selon cet ordre des choses, Cocktail s'éclipse. Plutôt que d'inaugurer une tradition québécoise, pièce et auteure se sont tues.

Notes

UNE VOIX FÉMININE PRÉCOCE AU THÉÂTRE QUÉBÉCOIS: COCKTAIL (1935) D'YVETTE OLLIVIER MERCIER-GOUIN

Christl Verduyn

1 Cocktail, comédie en trois actes (Montréal: Éditions Albert Lévesque 1935) 134 p. Toute citation renvoie à cette édition
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2 Des renseignements sur les diverses représentations de cette pièce paraissent dans l'article 'Cocktail' signé par RÉMI TOURANGEAU, Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, tome II (Montréal: Fides 1980) p 245-246
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3 J'aimerais remercier ici Joëlle Favreau pour son aide à récupérer des comptes rendus journalistiques de l'époque
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4 Le Droit 21 mai 1935 p 12
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5 Le Devoir 25 avril 1935 p 3
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6 La Presse 23 avril 1935 p 10
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7 Le Soleil 21 mai 1935 p 11
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8 Le Soleil 23 mai 1935 p 3
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9 La Patrie 20 avril 1935 p 54
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10 La Patrie 23 avril 1935 p 17
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11 Le Droit 31 mai 1935 p 6
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12 Le Soleil cité dans Le Droit 23 mai 1935 p 12
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13 La Presse 23 avril 1935 p 10
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14 Le Soleil 22 mai 1935
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15 Le Soleil 22 mai 1935 p 3
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16 La Presse 16 mai 1936 p 27
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17 La Presse 19 mai 1936 p 8
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18 Ces renseignements et ceux qui suivent sont tirés de l'article de RÉMI TOURANGEAU cité supra dans notre note no. 2:

Fille du député Nazaire Ollivier et d'Héloïse Roy, Marie-Olive-Béatrice-Aline dite Yvette Ollivier naît à Québec le 29 mars 1895. Elle grandit dans le milieu politique. Elle complète sa formation par un stage d'études ménagères au couvent des ursulines, à Roberval. En 1917, elle épouse le fils de Lomer Gouin, Léon Marcier-Gouin, qui deviendra sénateur.
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19 Le Jeune Dieu parut dans Les Oeuvres d'aujourd'hui (Montréal: Editions de l'A.C.F. [1937] p 102-174). Pour plus de renseignements voir RÉMI TOURANGEAU, 'Le Jeune Dieu,' dans Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec tome II (Montréal: Fides 1980) p 607-609
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20 RÉMI TOURANGEAU, 'Péché de femme,' dans Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec vol III (Montréal: Fides 1982), 740-742
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21 Selon RÉMI TOURANGEAU (v note précédente) Péché de femme se conserverait en manuscript dactylographié à la Bibliothéque générale de l'Université Laval. Cela ne paraît plus être le cas, puisqu'on ne réussit pas à l'y trouver. Le manuscrit ne se retrouve pas non plus à la Bibliothèque nationale à Ottawa
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22 DENISE BOUCHER, Cyprine (Montréal: Éditions de l'Aurore 1978) p 13
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23 Par rapport au sujet du langage dans une perspective féministe, voir, entre autres, le numéro spécial de Documentation sur la recherche féministelResources for Feminist Research vol 13 no 3 (nov 1984), 'Femmes et langage'
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24 Le Soleil 23 mai 1935 p 3
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25 Ibid. Dans La Patrie du 20 avril 1935 on écrit que la pièce 'forme un véritable cocktail de races, puisqu'elle nous présente des personnages canadiens-français et canadiens-anglais' (p 54)
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26 Pour plus de renseignements sur l'idéologie québécoise dominante aux années 1930 voir LUCIE ROBERT, 'D'Angéline de Montbrun à La Chair décévante: La Naissance d'une parole féminine autonome dans la littérature québécoise,' dans Etudes littéraires vol 20 no 1 (printemps-été 1987), 99-110. Pour une vue d'ensemble de la production littéraire féminine québécoise des années 1930 voir CHRISTL VERDUYN, 'La Prose féminine/féministe québécoise des années 1930,' dans Québec Studies vol 8 (Spring 1989), 43-58
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27 C'est moi qui souligne ici comme dans d'autres passages cités
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28 Voir LUCIEN DESBIENS, Le Devoir 25 avril 1935 p 3: A la fin du deuxième acte, l'auteur atteint à un moment dramatique intense: cette scène de la femme qui lutte désespérément ... au téléphone pour son amour est un peu artificielle, mais émouvante quand même; elle permet à l'auteur de supprimer un acte devenu, dans ce providentiel téléphone, indispensable. Par contre, DOMINIQUE LABERGE de La Patrie (23 avril 1935 p 17) croit que 'la scène du téléphone ... est fort originale'
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29 LUCE IRIGARAY, Et l'une ne bouge pas sans l'autre (Paris: Minuit 1979); ADRIENNE RICH, Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution (New York: Norton 1976); NANCY CHODOROW, The Reproduction of Mothering: Psychanalysis and the Sociology of Gender (Berkeley: University of California Press 1978)
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30 Le mot 'rivale' figure dans le texte mais la lecture que je propose n'y prête pas autant de signification que l'ont fait certains critiques de l'époque
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31 Au début de la pièce on nous fait comprendre que mère et fille ne se ressemblent pas. C'est Geneviève qui rapporte les commentaires d'autrui: "'Quelle grande fille pour une maman aussi jeune!' ou encore avec un petit air de regret: 'Elle ne ressemble pas du tout à sa mère.' Oh! un jour je leur ferai une surprise à tous ces beaux messieurs" (p 43)
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32 Remarquons que ce thème se présente au tout début de la pièce lors de l'échange entre Rose, la femme de chambre, et Sosthène, le maître d'hôtel:

SOSTHENE: A toi ... seulement ... et toi ... toi ... c'est moi.

ROSE: Merci ... j'aime mieux être moi ... je ne veux pas être toi (p 11)
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33 Un exemple par excellence, tiré de la même époque, c'est La Chair décevante (1931) de Jovette-Alice Bernier
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34 La Presse 19 mai 1936 p 8
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35 La Patrie 20 avril 1935 p 54
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