INSTITUTION LITTÉRAIRE, INSTITUTION THÉÂTRALE ET THÉÂTRE RÉGIONAL

CLAUDE LIZÉ

Les recherches sur le théâtre en région constituent toujours une préoccupation marginale dans le champ des études théâtrales. L'objet fait problème, il faut donc le définir avec précision. Une fois défini, il commande un cadre théorique et une méthodologie qui lui soient adaptés. La théorie de l'Institution littéraire nous semble appropriée dans ce contexte. En effet, elle permet l'étude du chef-d'oeuvre autant que de l'oeuvre marginale. Elle permet surtout de découvrir que l'oeuvre marginale est un sous-produit de l'Institution et qu'elle n'a de marginal que le regard qu'on lui porte.Qu'est-ce donc que le théâtre régional, sinon le regard de l'autre qui, de loin, est porté sur lui?

Research on regional theatre is always a marginal preoccupation in the field of theatrical studies. The subject itself is a problem, and it is thus necessary to define it accurately. Once defined, it needs an adapted theoretical setting and methodology. The theory of the Literary Institution seems appropriate in this context. Indeed, it allows for study of the masterpiece as well as of the marginal work. But most of all it leads to the discovery that the marginal work is a by-product of the Institution, and that the only thing marginal about it is the perspective from which it is viewed. For what is regional theatre, other than someone's view of it from afar?

Dans la problématique régionale, on a souvent tendance à oublier la dimension culturelle. Il existe pourtant de nombreuses études sur l'histoire des régions, sur leur économie, leurs configurations géographiques particulières ou encore les problèmes sociaux spécifiques aux régions. Et nous ne parlons pas des publications à caractère purement touristique qui font valoir l'exotisme des nombreux pays québécois!

Si la documentation sur la culture en région est rare ou d'une généralité quasi insignifiante, c'est qu'on ne connaît pas bien son histoire, qu'on n'est pas convaincu de son dynamisme et de sa vitalité, de son existence même. Il suffit de consulter les ouvrages sur l'histoire ou la culture au Québec pour constater qu'il n'y a que les grands centres dont il vaut la peine de parler. Dans les publications régionales, la culture est aussi le parent pauvre. Dans les livres d'histoire par exemple, même s'ils sont souvent volumineux, s'ils sont publiés en région et portent sur l'histoire régionale, la culture n'occupe que quelques paragraphes.

Et si on cherche des informations à caractère culturel mais spécifiques au théâtre, à la musique, à la danse, aux arts plastiques, etc., alors là, c'est encore plus dramatique! Le travail à faire est gigantesque si on veut sortir de la noirceur.

Le Groupe de recherche sur le théâtre en Abitibi-Témiscamingue est donc assez marginal puisqu'il s'intéresse à la recherche sur le théâtre dans une région. Il est cependant convaincu que pour parler culture en région, il faut d'abord faire des études spécifiques, qu'il faut aussi faire autre chose que des chroniques événementielles, enfin, qu'il faut parler des régions telles qu'elles existent, c'est-à-dire, comme parties d'un tout qu'elle constitue, le pays.

1. De quoi parle-t-on?

Il n'y a pas de frontière géographique entre le théâtre local, régional, national ou international. En fait, on sait bien que tous les théâtres sont locaux: les pièces se jouent toujours dans un théâtre donné, sur telle rue, dans telle ville. Ce qui recoupe ces adjectifs de lieu, c'est quelque chose de symbolique: il s'agit en fait du rayonnement.

Ainsi, une pièce présentée à Rouyn-Noranda a moins de chance d'être reconnue hors de son milieu qu'une pièce présentée à Montréal. En effet, c'est à Montréal que sont les critiques, que se publient les journaux nationaux, etc.... Dans ce contexte, qu'est-ce que le théâtre régional, sinon un théâtre confiné à une région? D'ailleurs, dès qu'il en sort, il cesse d'être régional et il est intégré au théâtre national1 ou bien il est retourné au régional sous des prétextes liés à des thèmes trop « locaux » ou à des esthétiques sans valeur. Alors, dire d'un théâtre qu'il est « régional » (national ou international), c'est porter un jugement de valeur sur ce théâtre tout en ayant l'air de ne faire que de la géographie.

Prenons la question autrement et donnons à l'expression «théâtre régional » une acception vraiment géographique. Le théâtre régional, ce serait alors tout le théâtre présenté dans une région donnée. Cette définition a l'avantage de ne comporter aucun préjugé quant à la nature du théâtre régiorial, à ses mérites ou démérites. Mais alors on se trouve dans la situation suivante: les troupes amateures, les troupes professionnelles de la région et celles de l'extérieur qui viennent en région présenter leurs spectacles, le théâtre radiophonique, télévisuel, etc. constituent autant d'éléments entrant dans le portrait du théâtre régional. S'il faut exclure du théâtre régional le rôle que le Théâtre Populaire du Québec (TPQ) par exemple y joue, il faudrait de la même façon expurger les histoires du théâtre québécois des tournées des troupes étrangères ou des visites de Sarah Bernhardt. En comparant les régions les unes avec les autres, on trouvera certainement que la région montréalaise a un portrait plus varié, plus riche que celui des autres régions du Québec. Son rayonnement sur les autres régions et dans le monde est incomparablement plus grand que celui de n'importe quelle autre région du Québec. Ce qui n'empêche pas, selon ce point de vue, que l'histoire du théâtre à Montréal, c'est l'histoire du théâtre d'une région.

Enfin, il y a une autre façon de définir le théâtre régional. Ce dernier serait le théâtre produit par des producteurs régionaux, c'est-à-dire dont la base de production ou encore, de façon plus prosaïque, dont l'adresse est en région. Cette définition ferait du Parminou, du Grand Cirque Ordinaire ou du Théâtre Repère du théâtre régional! Cette définition est manifestement trop simpliste. À cause de leur origine, Marie Laberge, Jeanne-Mance Delisle, Michel-Marc Bouchard, etc., seraient-ils des auteurs régionaux?

On voit bien alors que dans l'acception générale, le théâtre régional, c'est le théâtre produit dans les régions, qui n'acquiert pas de rayonnement suffisant pour déborder les frontières régionales. On revient alors à notre première définition. L'effet d'une telle conception, c'est que lorsqu'un produit régional acquiert la reconnaissance institutionnelle, il perd sa qualification de régional. Ainsi, jamais le théâtre régional ne sera vraiment crédité de ses succès (c'est le théâtre national qui le sera). Le théâtre régional sera donc constitué de toutes les productions régionales que le théâtre national ne reconnaîtra pas dignes de figurer dans son répertoire. Un théâtre de seconde zone, géographiquement, esthétiquement et institutionnellement parlant, puisqu'il sera constamment dépouillé de ses productions les meilleures.

Quelle définition retenir alors? Il nous semble qu'il faut retenir la définition la plus large et celle qui fait le moins appel aux préjugés. Il s'agirait par conséquent de la définition qui permettrait le mieux la description et l'analyse de la réalité. À ce point de vue, il vaut mieux définir le théâtre régional comme l'ensemble des manifestations théâtrales dans un milieu donné, n'excluant rien au point de départ, quitte à faire des distinctions quand il le faut.

Dans le portrait de la vie théâtrale d'une région, il faudra donc tenir compte des producteurs locaux amateurs et professionnels, des producteurs locaux qui présentent également leurs spectacles à l'extérieur de la région, des producteurs de l'extérieur de la région qui viennent en région, etc. La région ne fonctionne pas en vase clos; elle est plutôt un carrefour, un lieu dynamique d'échanges. Seule cette conception de la région et du théâtre régional est propre à faire ressortir l'influence d'une troupe comme le TPQ sur le théâtre régional et l'influence du théâtre régional sur le TPQ.

Avec une telle vision, le Groupe de recherche sur le théâtre en Abitibi-Témiscamingue a pu faire ressortir un certain nombre de choses intéressantes sur le rôle du théâtre régional à différents points de vue. À titre indicatif, et pour montrer la productivité de la définition retenue, voici quelques-unes des conclusions auxquelles le Groupe est arrivé:2

1.1 Formation du répertoire:

Les troupes régionales vont souvent mettre à l'affiche des pièces d'auteurs qui seront ensuite découvertes par le théâtre national. Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, des pièces de Michel Tremblay, de Jean Barbeau, de Serge Sirois, de Jeanne-Mance Delisle, de Margot Lemire furent crées ici. Rarement cependant, ces créations sont attribuées au théâtre régional dans les dictionnaires et les répertoires.

1.2 Formation du public:

C'est en région et dans les troupes plutôt marginales institutionnellement parlant que le théâtre québécois va s'imposer au public dans les années 1960. Les troupes de tournées vont mettre à l'affiche du théâtre classique et «international» alors que les troupes régionales ont déjà à leur répertoire du théâtre québécois.

Les troupes régionales jouent un rôle important dans la formation du public. Le théâtre national pourra tirer profit de ce travail de base fait par le théâtre régional. En fait, si le théâtre québécois investit les troupes institutionnelles au début des années 1970, ce n'est pas par esprit d'avant-garde mais sous la pression du public qui exige maintenant de se reconnaître au théâtre. L'État lui-même demande aux troupes institutionnelles subventionnées de faire une place au théâtre québécois. Le théâtre en région et le théâtre amateur a toujours été proche de son public.

1.3 Décentralisation de la pratique théâtrale professionnelle:

Quelques troupes régionales visent et atteignent une pratique professionnelle dans le contexte régional. Autant le public que les praticiens du théâtre, connectés qu'ils sont sur le monde, voient leur niveau d'exigence augmenter quant à la qualité des spectacles qu'ils voient, qu'ils créent. Si les conditions matérielles de la pratique théâtrale en région ne permettent pas d'atteindre facilement les hauts standards qu'on se fixe, les politiques de régionalisation du ministère des Affaires culturelles viennent susciter des espoirs, faciliter la réalisation de certains projets. Mais c'est le niveau de motivation des individus, l'efficacité des structures mises en place par les gens du milieu, le soutien du public et de la communauté régionale qui sont à la base de la réussite. Ces exigences de qualité et de professionnalisation sont aussi reportées sur les productions du théâtre national qui sont données en tournée.

Nous ne voulons pas trop insister sur ces résultats de recherche qui sont appuyés sur des données historiques et statistiques dans le contexte témiscabitibien. 3 Ils sont cependant suffisamment étayés pour donner quelque crédibilité à la définition que nous avons retenue.

2. Comment en parle-t-on?

Une fois la matière circonscrite, il faut l'observer, la décrire, l'analyser. Dans le contexte du théâtre régional, il n'y a pas vraiment de méthodes éprouvées pour faire ce travail. Quant à appliquer au théâtre régional les méthodes qui servent à décrire les théâtres nationaux (grands auteurs, grands titres, troupes célèbres, etc.), cela ne se fait pas sans danger, surtout quand les régions sont dépouillées de leurs grands auteurs par les théâtres nationaux. Il faut donc éviter encore une fois les jugements de valeur, à tout le moins a priori.

Nous ne pouvons pas non plus, pour décrire une réalité complexe, faire l'économie d'une quelconque méthodologie, elle-même appuyée sur des concepts organisés permettant, au moins sur une base hypothétique, d'appréhender les phénomènes à décrire. Sans cela, on se retrouve dans un bateau sans gouvernail, on navigue à vue. Et on va n'importe où.

C'est la théorie de l'Institution littéraire qui nous semble la plus prometteuse pour atteindre les fins que nous poursuivons. Quoiqu'elle ait été développée pour une autre matière, un autre lieu et même, une autre époque,dans les pages qui suivent, nous nous appliquerons à décrire ce que cette théorie a d'intéressant dans le contexte du théâtre régional. Ce contexte aura des incidences importantes sur la théorie elle-même, laquelle s'en trouvera certainement modifiée, si ce n'est pas détournée de ses buts originaux.

Nous ne ferons pas ici l'historique de la théorie de l'Institution littéraire. Il suffira de rappeler brièvement qu'elle trouve ses origines dans une conception matérialiste de la littérature par opposition à la conception essentialiste traditionnelle et encore aujourd'hui fort courante. Ainsi, la littérature est une production. Cette production est échangée. Elle est aussi évaluée, classifiée, répertoriée, en conséquence de quoi elle est constituée en savoir. L'analyse institutionnelle vise à décrire les processus de production, d'évaluation et d'échange des textes; à décrire aussi la constitution en savoir culturellement valorisé, hiérarchisé, de ce qu'on appelle la littérature. En réalité, les ambitions de la théorie institutionnelle sont vastes. Ce type d'analyse, pour toutes sortes de raisons liées à la force des approches traditionnelles dans le domaine littéraire et à la nouveauté relative de la théorie qui bouscule plusieurs de ces traditions, n'a pas encore produit tous les résultats escomptés.

Il y a aussi que la théorie institutionnelle a été développée en fonction de la production littéraire de la deuxième moitié du XIXe siècle en France, et plus particulièrement, de la production romanesque. Pourtant, Bourdieu 4 arrive à proposer une théorie qui, quoique construite dans le but de rendre compte de la production que je viens d'identifier, permet d'appréhender d'autres réalités. C'est bien là, de toute façon, ce qu'on attend d'une théorie. Dubois,5 entre autres, va s'en servir non sans en adapter des aspects, pour décrire le fonctionnement de la littérature française contemporaine. Au Québec même, plusieurs chercheurs vont s'en inspirer. Michel van Schendel6 va situer l'Institution dans la durée longue et lui associer la notion de doxa. Joseph Mélançon 7 va étudier le discours institutionnel dans la formation littéraire des collèges classiques au Québec. Lucie Robert 8 quant à elle considère plutôt l'Institution comme l'ensemble des appareils qui constituent la littérature. Michel van Schendel travaille sur le plan des implications théoriques de la notion d'Institution, Joseph Mélançon fait une étude de cas avec de nombreuses implications théoriques et Lucie Robert s'applique à décrire la mise en place ou encore l'institution du littéraire au Québec.

On voit donc que de Bourdieu à Robert, la théorie de l'Institution a subi des transformations. On passe de Paris, à la France en général, puis à la Belgique et au Québec. On passe de la deuxième moitié du XIXe siècle au XXe siècle. On passe du roman à la littérature. Ces transformations sont le signe de la productivité de la théorie. Ce que nous proposons à notre tour, c'est d'adapter la théorie institutionnelle à notre objet: l'étude du théâtre dans une région. Dans les paragraphes qui suivent, nous nous proposons d'esquisser quelques-unes des adaptations exigées par la rencontre de cette théorie et de la matière que nous voulons appréhender par son biais. Nous croyons en effet qu'il vaut mieux adapter la théorie à l'objet que l'objet à la théorie puisqu'ultimement, c'est cet objet que nous voulons décrire. 9

2.1 Institution et théâtre

Parlons tout d'abord des possibilités d'adaptation de la théorie institutionnelle au domaine du théâtre. Les principaux concepts qui définissent la théorie institutionnelle sont les suivants:
- champs de production,
- autonomisation,
- consécration,
- réception.

Je ne rappellerai pas ici les domaines littéraires d'application de chacun de ces concepts. Cependant, je définirai brièvement chacun d'eux et je tenterai de voir en quoi cette définition est pertinente dans la perspective d'une appréhension du phénomène théâtral.

Inutile de dire que dans le contexte de cet article, il ne sera pas question d'esquisser l'analyse institutionnelle du théâtre au Québec ou en Abitibi-Témiscamingue. Les exemples qui seront donnés n'auront pour but que d'illustrer des aspects bien circonscrits de la théorie.

2.2 Les champs de production

Les champs de production constituent des espaces sociaux, culturels et économiques dans lesquels différents producteurs évoluent. Ces producteurs sont des individus (auteurs, comédiens, metteurs en scène, etc.) ou des organismes (compagnies, troupes, etc.) qui tendent à occuper, en se diversifiant, en se spécialisant, le maximum d'espace possible dans leur champ respectif.

Les producteurs se positionnent les uns par rapports aux autres, s'allient, se discriminent, et finissent par constituer deux champs de production aux caractéristiques bien définies:

2.2.1 Le champ de grande production:

Ce champ regroupe les producteurs qui visent le public large et qui, pour cela, doivent se mettre à l'écoute des goûts populaires et produire en fonction d'eux. Le succès vient alors du succès de public, de la rentabilité financière du produit, du développement du marché. Par exemple, nous pouvons dire que des productions comme Broue ou des phénomènes comme le théâtre d'été appartiennent à ce champ.

2.2.2 Le champ restreint de production:

Ce champ regroupe les producteurs qui visent des segments spécialisés du public. En général, ces segments sont constitués des autres producteurs du même type et de la partie intellectuelle de la classe sociale dominante. Le succès vient alors de la reconnaissance par les pairs et les intellectuels de la valeur du produit. Le grand public n'intervient pas dans ce processus. En effet, c'est la rareté des productions et l'aspect novateur des créations ou des interprétations qui sont valorisés. Le produit s'éloigne donc des normes et des goûts populaires. Au Québec, à titre d'exemples, Carbone 14 et le Théâtre Repère appartiennent à ce champ.

Si on considère des phénomènes comme celui du théâtre d'été et d'autres comme celui du théâtre expérimental, on voit apparaître un véritable schisme culturel à tous les niveaux. Les modes de production ne sont pas les mêmes, la nature des oeuvres produites, les idéologies, les esthétiques, les publics visés, ne sont pas les mêmes. Bien sûr, nous avons pris ici deux exemples situés à l'opposé l'un de l'autre. Cependant, il devrait être possible de situer les producteurs et les productions sur une échelle allant d'un extrême à l'autre. La somme d'informations dont il faut disposer pour établir un tel tableau n'est malheureusement pas encore disponible dans l'état actuel de nos connaissances sur le théâtre québécois: états financiers, assistances, composition des publics, etc. Un tel travail, dans un cadre géographique plus restreint, serait certainement de quelque utilité et surtout, plus facilement réalisable.

Cela nous donne une petite idée du travail qu'il reste à faire pour établir sur des bases solides une histoire institutionnelle du théâtre québécois.

2.3 L'autonomisation

L'autonomisation résulte de trois processus interdépendants. Je me contenterai de les indiquer bien que le travail que nous avons déjà fait dans le cadre du Groupe de recherche sur le théâtre en Abitibi-Témiscamingue nous permettrait de décrire certains éléments de ces processus.

Premièrement, il faut constituer un public consommateur. C'est d'abord lui qui produit deux des valeurs essentielles au théâtre: la valeur financière (il paie sa place au théâtre) et/ou la valeur symbolique (il légitime la pratique théâtrale et en consacre éventuellement des produits); le théâtre s'institue entre autres pour gérer ces «valeurs» qu'il constitue alors en capital.10 Dans les régions, les troupes régionales ont joué un rôle déterminant dans la formation du public, tantôt appuyées par l'Église, par l'École, par l'État. Elles continuent d'ailleurs de jouer un rôle essentiel en ce domaine et en d'autres.

Deuxièmement (et cela n'a rien de chronologique), il faut qu'un certain nombre de producteurs constituant un corps avec ses techniques et ses normes (nous avons évoqué ces sujets ci-haut, dans la partie intitulée «Les champs de production»), occupe les espaces de production (les champs). Il n'est pas nécessaire, pour que l'Institution théâtrale fonctionne, que tous les espaces soient occupés par les producteurs locaux mais que la tendance soit à l'occupation maximale de ces espaces par ces derniers.

Enfin, troisièmement, il faut que des instances de consécration se constituent et fonctionnent, c'est-à-dire qu'elles aient le pouvoir, dans les espaces de production où elles sont établies, d'imposer leurs normes, classifications et modèles. Les instances de consécration atteignent leur pleine efficience lorsqu'elles peuvent transformer en savoir culturellement valorisé, les normes, classifications et modèles qu'elles établissent et les imposer à l'ensemble de la société, et non seulement à une région géographique de cette société ou à un espace donné des champs de production.

On pourra parler d'Institution quand on trouvera réunis ces trois conditions: un public consommateur, un corps de producteurs, des instances de consécration. L'autonomie d'une Institution se mesure au fait qu'elle n'a pas besoin de recourir, ou qu'elle a peu besoin de recourir, à des Institutions étrangères pour fonctionner. L'autonomie de l'Institution québécoise du théâtre au XIXe siècle était faible sur plusieurs plans. Par exemple, sur le plan du corps des producteurs envisagé sous l'angle des auteurs, il n'y aurait pas eu beaucoup de théâtre sans les auteurs français et étrangers. Même chose pour le théâtre actuel en Abitibi-Témiscamingue: sans le répertoire québécois et étranger, le théâtre témiscabitibien serait rare.

2.4 La consécration

Le titre de la pièce, sa forme, le type de troupe qui la joue, la salle où elle est représentée, sont autant d'éléments qui ont pour effets de baliser la réception qui sera réservée à tel produit. Ainsi, une pièce présentée par le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) de Montréal, le Théâtre Repère de Québec, La Poudrerie de Rouyn-Noranda ou telle troupe scolaire ne sera pas reçue de la même façon. Et cela, même s'il s'agissait de la même pièce, présentée avec les mêmes moyens et avec autant de professionnalisme (ce qui, bien sûr, a peu de chance d'être le cas). Le champ perceptif a été balisé, et il commande un type de réception, ne serait-ce que le déplacement ou non du critique pour assister à la représentation.

La reconnaissance d'un produit se révèle dès le départ dans le fait que le projet trouve suffisamment d'appui dans son milieu pour atteindre l'étape de la réalisation. Ces appuis vont des bénévoles aux commandites, jusqu'aux subventions privées ou publiques. Si la réception dépasse le cercle des intimes (celui qu'on désignait dans le vocabulaire littéraire classique, du terme de «salon»), la critique en rendra compte. Éventuellement, la production recevra des prix (de la critique, du public, du Gouverneur général, etc.). Enfin, elle pourra être intégrée aux répertoires, mentionnée dans les dictionnaires spécialisés, jouée à l'étranger, analysée dans les manuels ... Ainsi, la production intègre le domaine du savoir constitué par l'Institution.

Il faut se rappeler que les critères de consécration ainsi que les instances qui les déterminent et les appliquent sont différents selon que l'on se situe dans le champ de grande production ou dans le champ restreint.11

2.5 La réception

Dans le champ restreint de production, la réception des oeuvres dramatiques dépend des dispositions à acquérir les codes appropriés qui sont d'ordre esthétique et idéologico-stylistique. Par exemple, l'appartenance à une famille cultivée va prédisposer à la connaissance, à la compréhension des codes de ce champ. La réception limitée de ces oeuvres est aussi entretenue par la relative rareté des appareils nécessaires à leur déchiffrement. Ainsi, les troupes expérimentales sont concentrées dans la région montréalaise et elles représentent leurs spectacles dans un réseau parallèle de diffusion; les écoles spécialisées aussi sont pour la plupart établies dans la même région tout comme les revues spécialisées dans la critique. Comment connaître et comprendre les codes de déchiffrage si on n'est pas exposé à la production, si notre intérêt n'a pas été stimulé par notre milieu, si on n'a pas les appareils spécialisés dans le déchiffrement?

Dans le champ de grande production, les oeuvres sont rarement accompagnées du discours d'escorte qu'est la critique, spécialisée qu'elle est dans les verdicts esthétique et idéologico-stylistique. La réception va dépendre plus directement des consommateurs de spectacles qui y reconnaîtront les «recettes» techniques correspondant à des genres et des séries de produits. Le cirque, les séances de clubs sociaux, le théâtre d'été (dans la plupart des cas), les variétés, le théâtre pour rire, correspondent à ce champ et commandent une réception prédéterminée par l'histoire de la série et la récurrence des moyens mis en oeuvre. Ce type de théâtre fonctionne bien sur le plan économique. Il rejoint un public large et en particulier des groupes sociaux par ailleurs exclus des échanges culturels institutionnellement valorisés. Ces groupes sont conscients cependant qu'il ne s'agit pas du « grand » théâtre, qui d'ailleurs ne les intéresse pas et dont ils sont tenus à l'écart. La signification esthétique et idéologique de ces spectacles n'est pas médiatisée par la critique ou les appareils institués à cet effet pour les oeuvres du champ restreint. Le public et l'oeuvre sont en osmose.

3. Institution théâtrale et région

Nous pouvons dès maintenant constater que la théorie institutionnelle représente quelqu'intérêt dans l'appréhension du phénomène théâtral, en particulier, dans le cas du théâtre québécois. Les pages qui précèdent ne prétendent pas avoir exploité, ni même indiqué, toutes les possibilités de la théorie institutionnelle appliquée au théâtre québécois. Mais l'organisation manifestement institutionnelle de cette pratique culturelle laissait déjà présager la pertinence d'une telle démarche. Mutatis mutandis, les parentés entre la situation du théâtre au Québec et celle de la littérature française à la base de la théorie institutionnelle, sur le plan organisationnel tout au moins, ne sont pas incompatibles.

Il s'agit de tout autre chose cependant quand nous voulons parler du théâtre dans une région. L'effet structurant, sur le plan du théâtre, d'une métropole comme Montréal est assez évident. Quand on considère une région, on peut en constater les effets, comme en bout de ligne dirait-on. L'intérêt d'utiliser la théorie institutionnelle « en bout de ligne » tient principalement à deux choses: premièrement, elle fournit un cadre permettant de décrire sans a priori le structuré (dans le cas présent, le théâtre dans une région) comme résultant entre autres des effets du structurant (c'est lui, par exemple, qui fournit en grande partie les auteurs, les techniques, le savoir ... ). Deuxièmement, cette théorie et le cadre méthodologique qu'elle commande permettent à leur tour d'identifier, de décrire aussi, les effets structurants de ce structuré. Nous avons déjà évoqué ce sujet, page 3 et suivantes, en donnant des exemples précis ayant trait aux rôles du théâtre régional quant à la formation du public, la constitution du répertoire et la professionnalisation de la pratique. Ces effets structurants du structuré finissent souvent par s'appliquer à l'ensemble du théâtre national et sont quasi toujours ignorés (masqués?) par l'Institution.

Sur le plan de la description du fonctionnement du théâtre dans une région, la nomenclature proposée par l'adaptation de la théorie institutionnelle que nous proposons et qui a fait l'objet de la deuxième partie de cet article nous donne aussi des points de repère importants. Une Institution théâtrale relativement autonome, telle qu'elle se présente en métropole, comporte un certain nombre d'appareils spécialisés. En région, les choses ne sont pas aussi systématiques ou symétriques. Les appareils n'y sont pas tous implantés et conséquemment, ils ne peuvent être aussi spécialisés qu'en métropole. Ce qui manque sera parfois ressenti comme un manque, parfois comme un avantage. En tout état de chose, les régions seront inégalement appareillées, même si les politiques de régionalisation ont eu tendance depuis les années 1960 à encourager la diffusion des spectacles en région et la production régionale de spectacles théâtraux.

Donnons quelques exemples appliqués à la réalité du théâtre témiscabitibien. Puisqu'il s'agit ici d'illustrer la pertinence d'utiliser une vision institutionnelle pour décrire le théâtre en région,je me contenterai de dire quelques mots sur les champs de production, l'autonomisation et la consécration en région.

3.1 Les champs de productions

Dans le cas du théâtre en Abitibi-Témiscamingue, on peut dire qu'il y a des pièces dans tous les champs de production: théâtre d'été, théâtre de répertoire, théâtre de création, théâtre expérimental, etc. Cependant, ces champs ne sont pas occupés de façon continue, ni même complètement occupés. Comme c'est dans le champ de grande production que la rentabilité est la plus immédiate, c'est ce champ qui est le plus occupé. Par exemple, plusieurs troupes régionales font du théâtre d'été exclusivement. D'autres,dont la vocation était le répertoire ou la création, ont dû développer un volet théâtre d'été pour s'assurer des revenus que leurs activités régulières ne généraient pas ou tout simplement pour rejoindre un public plus large. Ce phénomène a par ailleurs empêché que le théâtre d'été ne devienne ici que pur divertissement, les exigences de qualité dans le texte et dans le jeu restant élevées. On assiste, de plus, à un nouveau phénomène puisque certaines troupes de l'extérieur de la région spécialisées dans le théâtre d'été ou un théâtre équivalent viennent maintenant présenter leurs spectacles pendant la saison régulière en région.

Du côté du champ restreint de production, la situation est plus fluctuante. Étant donné la faible population,12 aucune troupe ne peut seconsacrer exclusivement à desservir un seul segment de cette faible population. Ainsi, si le Théâtre des Zybrides se spécialise dans la création et le Théâtre de la Poudrerie dans le répertoire, ils présentent aussi du théâtre d'été. Il faudrait voir jusqu'à quel point la vocation spécifique de ces troupes dans le champ restreint de production est redevable à leurs incursions dans le champ large. Il faut aussi se rendre compte que l'expérimentation ne peut aller jusqu'à la réalisation des rêves les plus fous puisqu'il faut garder contact avec le public. Même chose du côté du répertoire. Les nécessités de la pratique du théâtre dans la région commandent que la spécialisation des troupes soit limitée de façon plus sévère que dans des centres urbains plus populeux. Elles exigent aussi une plus grande polyvalence dans les pratiques

3.2 L'autonomisation et la consécration

Dans le cadre d'une région peu populeuse, l'autonomisation restera longtemps problématique dans la mesure où ce phénomène institutionnel relève d'abord de la constitution d'un public consommateur. Pourtant, il y a des troupes en région qui produisent depuis parfois longtemps. Elles ont su constituer leur public. Cela s'est fait, comme nous l'avons déjà dit, en évitant la sur-spécialisation ou les esthétiques trop hermétiques. Il faut aussi dire que les politiques de régionalisation du ministère des Affaires culturelles ont toujours un rôle important à jouer dans le soutien du théâtre en région. L'État a ainsi remplacé l'École ou l'Église. Sans le soutien d'une Institution d'appui, le théâtre régional ne serait pas ce qu'il est. On touche là son manque d'autonomie (mais le théâtre québécois n'est-il pas dans la même situation?).

À un autre point de vue, le théâtre d'été comme le théâtre de répertoire s'alimentent essentiellement du répertoire québécois. En effet, même s'il y a des auteurs dans la région, ils ne constituent pas un corps suffisamment nombreux pour fournir la variété des textes nécessitée par l'activité théâtrale. C'est la même chose du point de vue des professionnels de la pratique théâtrale. Ils sont peu nombreux et quand ils atteignent un degré de maturité intéressant, s'ils ne sont pas des missionnaires dans la région, ils quittent et joignent des milieux qui leur permettent de donner leur mesure sur une base plus régulière. Ainsi, si la région exporte sur une base permanente de nombreux praticiens de valeur, elle doit aussi en importer, sur une base ponctuelle cette fois, c'est-à-dire en fonction de projets précis limités dans le temps. On fait appel à des metteurs en scène, à des comédiens de l'extérieur; on réalise parfois la scénographie des spectacles à Montréal.

L'autonomie de l'Institution théâtrale se mesure aussi à l'existence et au fonctionnement de ses instances de consécration. En Abitibi -Témiscamingue, ces instances sont minimales.

Pas de critique sérieuse, pas de prix régionaux. La seule instance significative, la plus importante aussi, c'est le public: il se déplace ou ne se déplace pas (d'où la difficulté, voire l'impossibilité eu égard à la faible population, d'oeuvrer dans le champ restreint pour une troupe régionale). On sait cependant le peu de pouvoir réel de cette instance dans le champ institu tionnel; les grandes pièces ne sont pas toujours celles qui attirent le plus de spectateurs ...

Une autre instance a aussi son importance, à tout le moins pour la reconnaissance institutionnelle et aussi pour la survie même de certaines troupes: c'est l'instance gouvernementale qui, en accordant un statut aux troupes, leur donne accès aux divers programmes de subventions.

Cependant, ce qui est encore plus problématique, c'est l'accès du théâtre des régions aux instances de consécration nationale. 13 C'est à ce niveau en effet, et uniquement à ce niveau, que le théâtre fait en région peut atteindre la reconnaissance institutionnelle. En effet, étant donné la quasi absence d'instances de consécration en région, étant donné également que la mise en place de ces instances n'est pas pour demain, c'est, à ce point de vue, sur le plan national que se joue l'avenir du théâtre des régions. Pour que le théâtre des régions ait accès aux instances nationales, il ne faut pas que sa contribution au théâtre national soit masquée ou récupérée.

Dans ces conditions, cela arrive rarement; le cas de Jeanne-Mance Delisle constituerait-il l'exception qui confirme la règle? Associée étroitement au théâtre témiscabitibien, Delisle n'en occupe pas moins une place reconnue dans le cadre de l'Institution. Son nom figure dans les répertoires, son théâtre est joué à l'extérieur de la région, son oeuvre s'est mérité le prix du Gouverneur général, etc.

En fait, et sauf exception, ce qui fait problème, ce n'est pas la réception du théâtre régional en région mais sa diffusion et sa reconnaissance à l'extérieur de la région.

Conclusion

L'application de façon systématique de la théorie institutionnelle adaptée au théâtre régional14 pour en appréhender la réalité complexe constitue à nos yeux une façon d'échapper aux a priori. En plus de permettre la description rigoureuse des faits tant en synchronie qu'en diachronie, cette théorie, opérationnalisée sur le plan méthodologique selon les nécessités de l'objet d'étude, permet aussi d'identifier les fonctions spécifiques du théâtre des régions dans la vie du théâtre national.

À partir des quelques observations que nous avons faites dans le cadre de cet article, il est déjà possible de dire que les troupes de théâtre témiscabitibiennes sont moins spécialisées et par conséquent plus polyvalentes que celles de la région de Montréal. Cet état de faits, résultant de la problématique de la pratique théâtrale dans une région éloignée et peu peuplée, entraîne à son tour des conséquences d'un autre type, sur le plan esthétique. L'évaluation critique des productions du théâtre dans la région doit tenir compte de ces faits et faire valoir ce qui fait la force des producteurs et des productions, soit leur polyvalence. Dans les centres urbains qui permettent aux producteurs de se spécialiser, il va de soi que l'évaluation critique des productions aille dans le sens de la spécialisation dans des créneaux esthétiques bien déterminés. L'analyse institutionnelle nous donne donc des clefs d'interprétation critique. L'analyse systématique du théâtre des régions à partir dune grille institutionnelle doit se faire concurremment avec l'analyse institutionnelle du théâtre québécois. Ce mouvement du structuré au structurant, et du structurant au structuré, est propre à ouvrir des perspectives nouvelles dans le cadre d'une éventuelle histoire du théâtre au Québec.

Annexe 1

Approche institutionnelle: Grille d'observation et d'analyse 15

1. Constitution du champ de grande production:
- production pour un public élargi dit « moyen, »
- reconnaissance venant du succès de public (ex.: le Théâtre du Rire),
- la production est soumise à une demande externe qui commande le choix des techniques et des esthétiques.

« Cet art est d'abord le produit d'un système de production dominé par la recherche de la rentabilité des investissements, donc de l'extension maximum du public. » 16 Consommation multi-classes.

2. Constitution du champ restreint de production:
- production pour les producteurs et la fraction intellectuelle de la classe dominante,
- reconnaissance accordée par les pairs à la fois clients et concurrents (en constituant par exemple des cycles de légitimation mutuelle, entre autres, par la citatologie),
- rejet du «grand public » qui menace le monopole du champ à la consécration culturelle.

«Dans un système où rareté et différence sont des critères premiers, la grande vogue est rapidement suspecte et entraîne le discrédit . . . La vocation de l'écrivain novateur est d'exercer hors du circuit de l'argent. » 17

3.Relations entre les deux champs: véritable schisme culturel.
Opposition entre:
- les deux modes de production,
- la nature des oeuvres produites,
- les idéologies politiques véhiculées,
- les théories esthétiques,
- la composition sociale des publics visés.

4. Autonomisation: elle est le résultat de trois processus interdépendants.
- La constitution d'un public consommateur,
- la constitution d'un corps de «producteurs» avec ses techniques et ses normes,
- la constitution des instances de consécration.

5. Instances de consécration et de classification:
- les salons18 ou les revues supportent l'émergence (plus spécifiquement pour le théâtre, on pourrait parler des lieux voués à la création, des lectures publiques, mais aussi du « salon » qui joue encore un rôle important),
- la critique apporte la reconnaissance,
- l'académie (sous toutes ses formes) engage, par ses prix ou ses cooptations, la consécration,
- l'école, avec ses programmes et ses manuels, intègre définitivement à l'Institution et garantit la conservation.
Le titre de la pièce, sa forme, le type de troupe qui la joue, la salle où
elle est représentée, ont pour effet de baliser le champ perceptif.

6. Caractéristiques et réception des oeuvres du champ restreint:
- oeuvres « pures, » i.e. à caractère esthétique,
- oeuvres « abstraites, » i.e. qui demandent une approche spécifique,
- oeuvres «ésotériques,» i.e. à structure complexe se référant à l'histoire des structures antérieures du domaine de production.

Ainsi, la réception de ces oeuvres va dépendre:
a) de l'inégale distribution et de la rareté (entretenues) des appareils nécessaires à leur déchiffrement (ex.: les écoles spécialisées),
b) des dispositions à acquérir ce code (i.e. par ex. l'appartenance à une famille cultivée).

7. Caractéristiques et réception des oeuvres du champ de grande production:
- marchandise vouée avant tout au succès, ces productions sont régies par les lois du marché;
- elles s'adressent à tous les publics susceptibles de lire, de consommer de la fiction, et sont tributaires de la demande de ces publics;
- structurées par le mode de production et de consommation, leurs produits tendent vers des formes standardisées et sérielles;
- subordonnées aux détenteurs des moyens de production, leurs «créateurs» participent à un travail semi-collectif et semi-autonome;
- si elles ne sont pas accompagnées de ce discours d'escorte qu'est la critique, dispensatrice des verdicts esthétiques et des classifications idéologiques stylistiques, elles sont cependant référables et référées à deux codes « mineurs »: un code de l'artisanat technique (code recettes) propre aux producteurs et un code de repérage par genres et séries qui renvoie davantage aux consommateurs

«Les littératures de masse . . . bénéficient en système capitaliste bourgeois d'un soutien économique considérable et sont les meilleurs appuis de l'idéologie régnante . . . Elles se voient, dès l'origine, destinées à des groupes sociaux tenus à l'écart des échanges culturels dominants ... Toutes majoritaires qu'elles deviennent par le caractère massif de leur diffusion, elles demeurent minorisées dans un système où, a priori, la valeur est réservée à d'autres écrits. Leur clientèle ne s'y trompe pas, qui aura toujours tendance à reconnaître comme la vraie littérature, celle dont on parle à l'école et qui est commentée et honorée à travers les média . . . Les littératures de masse relaient et éliminent toute une tradition populaire faite de folklore et de livres de colportage dont l'assise était principalement rurale. » 19

Mutatis mutandis cela pourrait aussi valoir pour le théâtre dans ses formes populaires (cirques, animations des places publiques -rues, centres commerciaux, salles paroissiales-, théâtre des clubs sociaux ... ). D'autres formes de théâtre, fort populaires au début de ce siècle, sont aujourd'hui disparues ou en voie de disparition telles les pageants historiques et religieux.

Notes

INSTITUTION LITTÉRAIRE, INSTITUTION THÉÂTRALE ET THÉÂTRE RÉGIONAL

Claude Lizé

1 Tout comme ce dernier, dès qu'il sort de ses frontières nationales, accède à l'international.
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2 A ce sujet, voir l'article de JEAN-GUY COTE, « Le théâtre des régions: le cas de l'Abitibi-Témiscamingue et son rôle dans le développement du théâtre national, » in L'Annuaire théâtral no 9 (printemps 1991).
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3 Ces résultats de recherche ont fait l'objet d'une publication du Groupe de recherche sur le théâtre en Abitibi-Témiscamingue, s.d. de JEAN-GUY COTE, MARIE-CLAUDE LECLERCQ et CLAUDE LIZE, « Du théâtre en Abitibi-Témiscamingue, » in Cahiers d'histoire et de géographie, Cégep de l'Abitibi-Témiscamingue (Rouyn-Noranda 1990, 265p).
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4 PIERRE BOURDIEU, « Le marché des biens symboliques » in L'année sociologique no 22, 3e série (1971), pp 49-126.
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5 JACQUES DUBOIS, L'institution de la littérature, Fernand Nathan, éditions Labor (Bruxelles 1978, 188p).
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6 MICHEL VAN SCHENDEL, « Appareils et Institution (littéraire), » Introduction au colloque « Discours et histoire, » Université du Québec à Montréal,Département de philosophie, Montréal 1979.
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7 JOSEPH MELANÇON, CLEMENT MOISAN, MAX ROY, Le discours d'une didactique, Centre de recherche en littérature québécoise, Université Laval, Nuit Blanche éditeur (Québec 1988, 447p)
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8 LUCIE ROBERT, L'institution du littéraire au Québec, Presses de l'Université Laval (Québec 1989, 272p).
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9 Nous sommes d'accord avec les commentaires de MICHELINE CAMBRON dans son compte rendu des actes du colloque tenu en 1988, « Le théâtre au Québec: mémoire et appropriation. » Ces actes, publiés par la Société d'histoire du théâtre du Québec, font un bilan de la recherche théâtrale au Québec. MICHELINE CAMBRON décèle deux tendances à la recherche québécoise actuelle en ce domaine: un « désert théorique » chez un certain nombre de chercheurs, un « marécage théorique » chez les autres. Il y a bien peu qui échappent à ce diagnostic. Voir MICHELINE CAMBRON, « Le théâtre au Québec: mémoire et appropriation, » in Jeu no 56 (1990), pp 211-214.
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10 Ce capital pourra par exemple être utilisé auprès des gouvernements pour négocier des subventions; ou encore, auprès des Institutions théâtrales étrangères dans le but d'augmenter le rayonnement de l'Institution québécoise.
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11 Vous reporter plus haut à ce qui a été dit à ce sujet.
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12 Les centres urbains les plus populeux de la région font à peine 35 000 habitants chacun (Rouyn-Noranda et Val d'Or).
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13 Il faut ici nuancer. Les chercheurs et les critiques montréalais ne peuvent plus ignorer le théâtre et la recherche sur le théâtre qui se font dans des régions comme Québec et Ottawa. D'autres régions comme celles de Trois-Rivières, du Lac Saint-Jean ou encore de l'Abitibi-Témiscamingue sont en émergence pour des raisons souvent liées à la vitalité du théâtre en ces endroits, à la présence de chercheurs compétents et intéressés par le théâtre sur place, etc.
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14 Vous trouverez, en annexe à cet article, une grille d'observation et d'analyse qui fait la synthèse des développements que se terminent ici. Cette grille a étépubliée dans l'article mentionné dans notre note 3, pp 17-19.
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15 Cette grille a été construite à partir des travaux de BOURDIEU et de DUBOIS déjà cités aux notes 4 et 5. L'adaptation de cette grille à notre objet de recherche est en cours dans le sens que l'article qui précède le montre.
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16 BOURDIEU, op. cit. p 82.
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17 DUBOIS, op. cit. p 105.
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18 Tiré du vocabulaire classique, le salon pourrait désigner aujourd'hui le cercle des intimes qui supportent l'émergence de l'oeuvre.
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19 DUBOIS, op. cit. pp 131-132.
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