Projet sur les jeux scèniques au Canada français

RÉMI TOURANGEAU

Exposé des principales dimensions d'un programme triennal sur les formes de spectacles à grands effets appelés «jeux scéniques » et présentés dans le cadre des fêtes populaires. Aperçu des objectifs, de la problématique et de la programmation du projet du Groupe de recherche de Trois-Rivières. Avenues d'étude socio-historique d'agents-producteurs (artisans) et de productions scéniques (textes-représentations) autour de la notion du discours idéologique pouvant rendre compte d'un certain discours signifiant du vécu. Incidence d'une telle recherche en regard d'une compréhension du théâtre populaire, du parathéâtre et de la fête populaire. Résultats escomptés par rapport à d'autres disciplines.

The following is a detailed description of a three-year project currently being undertaken by the Groupe de recherche en théâtre populaire at the Université du Québec à Trois-Rivières. The project seeks to explore the phenomenon of large-scale dramatic spectacles usually referred to as Jeux scèniques, 'generally offered as highlights for or accompaniment to popular civic or religious festivals. The precise objectives of the project are described, along with the principal challenges posed and the timetable proposed for attaining them. Methods of socio-historical analysis will be brought to bear both upon the producing agents and upon the productions themselves (dramatic texts and performances), in clear and constant reference to a particular ideological discourse and its translation into real-life experience. The relevancy of this research for better understanding of popular theatre, paratheatre and local festivals is here explored, along with the potential implications of the project for other disciplines.

Le projet sur les « Spectacles du parathéâtre au Canada Français » (SPACAF) est une initiative du Groupe de recherche en théâtre populaire (GRTP) de l'Université du Québec à Trois-Rivières. Longuement préparé au stade de la recherche documentaire (collectes et enquêtes), il a démarré officiellement en septembre 1990, après l'annonce de l'obtention d'une importante subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSHC). Les travaux amorcés par une équipe dynamique de chercheurs1 tentent de répondre aux exigences d'un premier programme triennal dont il m'intéresserait d'exposer brièvement les principales dimensions.

Il faut dire au départ que ce volet du programme global est délimité principalement au territoire du Québec et concerne une seule catégorie de spectacles théâtraux, plus précisément appelés les «jeux scéniques» 2 et leurs types dérivés tels les pageants de scène, les jeux chorals, les choeurs parlés et les tableaux vivants. L'étude de ces formes de pratiques théâtrales populaires ainsi désignées constitue bien l'objet de recherche du présent projet dont la portée est tout à fait neuve et originale. Les formes dont il est question, réactivées au Québec depuis le début du siècle, ne concernent que les spectacles dits «historiques» intégrés au rituel de la fête populaire et au cérémonial des célébrations commémoratives. La typologie des oeuvres, rattachée exclusivement aux représentations sur une scène intérieure ou extérieure, en fait un champ d'investigation unifié par la notion de théâtralité et placé à côté du théâtre traditionnel et moderne. Considérées comme marginales avec d'autres formes de pratiques culturelles, 3 elles n'ont guère préoccupé les historiens du théâtre. Pourtant, elles demandent à être étudiées au même titre que les formes théâtrales légitimées.

Les objectifs de l'étude visent d'abord à rendre compte de l'évolution et de la complexité de ces spectacles, de leurs rapports avec le théâtre et, plus généralement, avec d'autres pratiques culturelles du champ de manifestations festives de la vie collective (célébrations civiles et religieuses, fêtes ponctuelles, etc.); ils cherchent aussi à mieux appréhender la dynamique des «agents du spectacle» (auteurs, metteurs en scène, etc.) autour d'intérêts communs, de volontés et d'actions collectives; ils tendent enfin à faire comprendre les enjeux de ces spectacles et les rapports sociaux qu'ils suscitent au sein des groupes impliqués, de manière à les observer dans le continuum des transformations sociales et du changement culturel.

Comme il importe d'évaluer ces enjeux sous l'angle de la production et de la réception, le devis expérimental des analyses suit un découpage de programmation correspondant à trois axes d'étude: 4 l'axe des «agents producteurs» référé au champ de la sociabilité et centré sur les relations formelles et informelles avec le mouvement associatif; l'axe de la «production des oeuvres écrites et présentées» orienté vers l'analyse descriptive et interprétative de spectacles sélectionnés selon une stratégie de cas; en dernier lieu, l'axe des «agents récepteurs» dirigé vers l'espace et le discours de réception des publics réels ou virtuels.

Ce schéma directeur de programmation, qui fait intervenir des bases textuelles, théâtrales et idéologiques, donne lieu à trois sortes de réalisations concrètes, interdépendantes et progressives. La première consiste à rassembler les données analytiques des auteurs, des oeuvres et des publics (lieux de représentation compris) sous la forme d'un instrument de recherche qui pourra prendre l'aspect d'un répertoire ou d'un dictionnaire. La deuxième prévoit élaborer une histoire des spectacles par une analyse descriptive basée sur des stratégies de vérification et de techniques d'échantillonnage adéquates; enfin, la troisième conduit à faire une analyse interprétative par une mise en rapport des éléments traités avec les contextes sociaux. De cette étude résultera un essai critique du phénomène des spectacles du parathéâtre au Québec.

La problématique qui sous-tend ces étapes de travail tient compte aussi bien d'une lecture critique des oeuvres à leur stade d'écriture dramatique et scénique que d'une évaluation de l'action des agents producteurs et récepteurs. Pour en faire voir l'intérêt du point de vue historique, social et culturel, nous la situons au centre du processus de la constitution de l'«imaginaire» québécois dans le but d'élaborer une histoire culturelle du Québec éclairante pour la compréhension de la civilisation nord-américaine (le phénomène ayant touché l'ensemble de l'Amérique du Nord). Le problème spécifique de durabilité de ces pratiques de théâtralité populaire en vigueur depuis le début du XXe siècle pousse à nous interroger sur le pourquoi de leur continuation, sur leur rôle culturel et sur le sens dont elles sont porteuses. Tout en conservant cette large ouverture de perspective, nous sommes amenés à soulever d'autres problèmes plus précis qui touchent les fonctions sociales des spectacles dans le processus d'identification collective et de conscientisation nationale. L'appropriation de l'histoire par la pratique des «jeux scéniques» exercée dans le contexte festif favorise cette prise de conscience et pose les assises théoriques et méthodologiques du projet.

Ce cadre de référence permet de résoudre des questions aussi difficiles que les formes populaires de théâtralité dans la ligne des problèmes soulevés. Il repose principalement sur un ensemble de réflexions sociologiques autour du «style» et du «contenu» des ceuvres en rapport avec les cadres sociaux réels. Pour s'assurer que toute interprétation vienne des dossiers de spectacles eux-mêmes, il s'appuie non seulement sur des perspectives sociologiques contraires (Poulat, Weber), mais aussi sur des théories adaptées de la sociologie de la science et de la culture (Bourdieu, Habermas, Rioux, Castoriadis, etc.). La définition que nous donnons aux spectacles renferme leurs propres dimensions d'analyse: ces derniers sont des pratiques spontanées et/ou organisées orientées vers l'éducation collective; ils sont aussi des pratiques liées principalement à des agents responsables, à des groupements sociaux ou associations d'Église et sont traversés par les enjeux de la société globale; ils apparaissent également comme des médiums de théâtralisation du discours de la vie quotidienne et plus spécifiquement, du discours idéologique; ils sont enfin des indicateurs de changements sociaux et culturels capables de révéler, mieux que l'histoire peut-être, les transformations dans la chaîne des continuités et des ruptures sociales. Ces deux dernières dimensions sont retenues plus immédiatement dans l'étude. L'intérêt étant pour nous de découvrir l'«espace social produit» 5 des textes dramatiques et scéniques en rapport avec la société, nous tentons surtout decerner un discours théâtralisé global du vécu, suivant les codes producteurs et régulateurs du Texte-Représentation et les codes sociaux en présence (hors-texte et hors-scène).

Ce discours signifiant du vécu relié aux auteurs (metteurs en scène, réalisateurs, etc.) et à leurs oeuvres produites et reçues est soutenu par cette visée théorique cohérente fondée sur les rapports entre ces éléments. Mais pour rendre compte de ce discours dans le sens de nos hypothèses, nous faisons appel à des méthodes adaptées à l'analyse du contenu idéologique des spectacles vus comme des oeuvres à part entière. Ainsi, nos études sélectives à la phase de l'analyse descriptive adoptent la méthode des échantillons représentatifs non probabilistes (Gourieroux) pour établir les procédures d'échantillonnage des auteurs, des oeuvres et des publics. Elles s'inspirent également des grilles de classement des professions et des catégories socio-professionnelles expérimentées par Bouchard, Pouyez et Roy. L'étude des oeuvres, analysées en rapport avec les idéologies, a recours à des méthodes de sociocritique récente (Zima, Duchet, etc.) qui insistent à la fois sur une lecture immanente et métatextuelle des écritures dramatiques et scéniques. Comme il s'agit plus précisément de l'analyse du contenu idéologique des spectacles, les «textes spectaculaires» choisis ne peuvent être ramenés au rang d'une simple pratique idéologique de reproduction, mais sont plutôt étudiés en fonction du genre qu'ils représentent et selon les normes de leur constitution. Enfin, nos analyses interprétatives centrées sur la réception des spectacles font appel, pour une bonne part, aux principes de la «sémiologie de la réception» de Pavis, de Ubersfeld ou de Kristeva. Toutes ces avenues méthodologiques, au service de nos réflexions épistémologiques, permettent de solutionner, partiellement du moins, les vastes questions que posent les notions de «théâtre populaire», de «parathéâtre» ou de «fête populaire» et, par là même, d'enrichir ces définitions.

La dissipation de toute ambiguïté autour de ces notions peut avoir une incidence concrète sur la recherche en général. Plus particulièrement, les trois axes du projet permettront de mettre au point une série d'hypothèses et de questionnements déjà soulevés par les chercheurs et de construire des instruments d'exploration dans les domaines de la culture et du théâtre. Concrètement, l'instrument de recherche (dictionnaire) et l'étude proprement dite, étayés des meilleurs paramètres d'analyse autour d'un objet de recherche précis, serviront non seulement au projet, mais aussi à d'autres disciplines que le théâtre (histoire, sociologie, sciences du loisir, etc.) qui cherchent à approfondir de telles pratiques culturelles. Le contenu inédit des matériaux 6 traités dans une perspective socio-historique facilitera aux chercheurs et spécialistes la compréhension des mécanismes de l'institution théâtrale dans l'interrelation avec le mouvement associatif québécois et les groupes de loisirs divers. Voilà en bref quelques points d'intérêt du projet «SPACAF» exposé dans ses principales dimensions et a sa première étape exploratoire. Les deux autres volets du programme étendus à l'ensemble des provinces du Canada français 7 prévoient considérer plus tard de nouvelles catégories de jeux scéniques: les uns à caractère religieux et les autres à caractère social. Cet élargissement du corpus de spectacles exigera d'apporter les modifications requises au niveau de l'appareil théorique et méthodologique-principalement dans le cas de l'analyse de la réception-et contribuera à jeter un nouvel éclairage dans notre lecture critique.

NOTES

1 L'équipe comprend actuellement trois professeurs d'université, un professeur de collège et une chargée de cours: RÉMI TOURANGEAU et RAYMOND PAGÉ de l'UQTR, GILLES HOULE de l'Université de Montréal, MARCEL FORTIN du collège de Valleyfield, et LOUISE BLOUIN, chargée de cours à l'UQTR. Elle bénéficie, en outre, de la collaboration d'un étudiant au doctorat, MARCEL OLSCAMP, et de six étudiants à la maîtrise. Pour répondre à des besoins spécifiques du projet, ce groupe est appelé à se développer selon l'interdisciplinarité que requièrent les travaux
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2 L'expression sert à regrouper diverses formes de spectacles à caractère historique ou religieux inscrits dans le contexte des fêtes populaires. Considérés surtout comme des activités ludiques ou des pratiques collectives de rassemblement, ces spectacles à grands effets, en vigueur durant tout le XXe siècle, renferment des qualités de théâtralité qui en font des médiums de théâtralisation de l'histoire ou des véhicules d'idéologies. La typologie complexe de leur forme, élaborée à partir du concept opératoire de « genre », permet non seulement de bien les situer par rapport au théâtre, mais aussi d'en dégager les fonctions essentielles dans des sociétés en pleine mutation
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3 Mentionnons, entre autres, les dramatiques de la radio, le téléroman et le téléthéâtre
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4 Ces axes répondent respectivement aux trois années de subvention et couvrent les grandes étapes de réalisation du premier volet du programme
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5 L'expression est comprise au sens où l'emploie CLAUDE DUCHET: le statut du social dans les textes comme acte de création
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6 Une attention particulière doit être accordée aux documents audio-visuels considérés comme intermédiaires entre le texte initial et la production elle-même
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7 Il s'agit des provinces du Nouveau-Brunswick, de l'Ontario et du Manitoba où des spectacles d'expression française ont été présentés
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