LAURE CONAN: UN THÉÂTRE AU FÉMININ AU 19e SIÈCLE

MARILYN BASZCZYNSKI

Although Laure Conan was known primarily as Quebec's first woman novelist, she was also one of only two woman playwrights in l9th-century Quebec. In the male-dominated Québécois theatre, the mere fact that she was a woman writing in a very conservative and patriotic framework makes her work something of an anomaly. In this article the author proposes to explore how Conan's plays are considered avant-garde in their feminist perspective while appearing to convey the traditional values expounded in the mainstream literature and theatre of the day. The analysis will focus on feminist speech act theory and on the role of the female characters in Conan's plays.

Laure Conan, notre première romancière québécoise, était l'une des deux seules dramaturges-femmes au 19e siècle au Québec. Son théâtre, situé dans une époque dominée par des valeurs conservatrices et patriotiques, s'avère peu ordinaire par le fait même d'être écrit par une femme. Le but de cet article est d'élucider comment le théâtre de Conan peut à la fois être à l'avant-garde de son temps, suggérant des revendications féministes, tout en adhérant, au moins apparemment, aux valeurs traditionnelles véhiculées dans la littérature et le théâtre de l'époque. Afin de saisir ces nuances, cette analyse portera sur la prise de parole chez la femme tout en examinant le rôle du personnage féminin dans le théâtre de Conan.

Avec la publication en 1882 de son roman Angéline de Montbrun, Laure Conan, pseudonyme de Félicité Angers (1845-1924), devint notre première romancière québécoise. Elle rédigea plusieurs contes, articles et romans, parmi lesquels À l'oeuvre et à l'épreuve (1891) fut honoré des Palmes académiques par la France.1 Fait moins bien connu, c'est que Laure Conan était l'une des deux seules dramaturges-femmes au 19e siècle au Québec.2

Le théâtre de Laure Conan nous paraît donc d'une importance particulière, car ce théâtre, situé chronologiquement dans une époque préoccupée par des valeurs traditionnelles, conservatrices et patriotiques, s'avère peu ordinaire par le fait même d'être écrit par une femme. Le but de cet article est d'élucider comment le théâtre de Laure Conan peut à la fois être à l'avant-garde de son temps, suggérant des revendications féministes, tout en adhérant, au moins apparemment, aux valeurs traditionnelles véhiculées dans la littérature et le théâtre de l'époque. Afin de saisir ces nuances, cette analyse portera sur la prise de parole chez la femme tout en examinant le rôle du personnage féminin dans le théâtre de Conan.

Signalons tout d'abord l'importance considérable accordée à l'aspect féministe de l'oeuvre de Laure Conan, et surtout de son premier roman, Angéline de Montbrun.3 Parmi les approches féministes de l'oeuvre de Conan et particulièrement de son théâtre, l'analyse sociopsychocritique de Madeleine Gagnon-Mahony s'avère très fructueuse car elle prouve que l'aggressivité voilée de la femme est celle d'une victime de son époque qui ne peut s'affirmer qu'en rejetant les structures patriarcales de sa société, mais quidoit le faire tout en simulant la soumission de l'appartenance.4 Annette Hayward approfondit cette approche et y retrace la recherche de la mère à travers des figures masculines. En examinant Si les Canadiennes le voulaient!, Hayward suggère que la femme refuse la résignation («Plutôt que de se résigner au rôle d'objet ou de vaincue au deuxième degré, la femme se fait sujet puissant par une action sado-masochiste de castration réciproque »).5 Pour sa part, Maïr Verthuy, en analysant la perspective de Conan sur l'identité nationale des femmes, constate la nécessité du refus:

Mais même si les Canadiennes le voulaient, et elles le veulent, la société ne leur laisse pas l'occasion d'agir, semble nous dire Laure Conan, et toute femme de valeur doit refuser de prolonger le Québec patriarcal et décadent qu'on lui propose.6

C'est ce refus de la femme d'accepter son rôle passif traditionnel qui nous paraît particulièrement intéressant et pertinent quant à notre analyse des pièces de Conan.

Laure Conan n'écrivit que deux pièces, Si les Canadiennes le voulaient! et Aux jours de Maisonneuve. La première, publiée en 1886, ne fut pas montée sur scène, tandis que la deuxième, une adaptation scénique de son roman L'Oublié (1900), fut écrite en 1920 et représentée par des amateurs au Monument National en 1921.7

Dans Si les Canadiennes le voulaient!, il s'agit d'un appel à un renouveau du patriotisme qui est, comme les trois personnages le constatent, à la baisse. Mme Dermant, Mlle du Vair et M. Vagemmes examinent les causes de cet affaiblissement de l'esprit national (I'anglicisation, le désir de parvenir, l'esprit de parti, etc.) à la lumière des événements politiques de 1885 (l'exécution de Louis Riel et la fondation du Parti National par Honoré Mercier). Et ils essaient de trouver une solution. Voilà donc la tension et la force motrice des dialogues de cette pièce où il n'y a pas d'intrigue véritable. M. Vagemmes propose à la femme de rester fidèle à sa mission de gardienne de la foi et des moeurs, car «la source du patriotisme est au foyer». «Madame, c'est sur vos genoux que se forment les hommes, les citoyens», explique-t-il. «C'est dans la famille que se prépare et se décide l'avenir des nations».8

Dans Aux jours de Maisonneuve, Laure Conan reprend presque entièrement le plan général de son roman L'Oublié. L'action est déclenchée par le retour de Lambert Closse, héros de Ville-Marie, qui vient de sauver la vie d'Élisabeth Moyen, enlevée par les Iroquois. Les tableaux nous montrent non seulement la bravoure du héros mais aussi l'amour qui se développe entre lui et la courageuse petite Élisabeth. Refusant l'offre du gouverneur et de sa femme de venir habiter chez eux à Québec, Élisabeth préfère rester à Ville-Marie pour soigner les malades à l'hôpital. Lors de l'attaque par un Iroquois, Élisabeth sauve la vie de Closse, tout en recevant une blessure elle-même. Closse, déchiré entre son devoir patriotique et son amour pour Élisabeth, en est ébranlé; par conséquent il cède à son coeur et les deux se marient. Pourtant la trêve amoureuse n'atténue pas les attaques iroquoises contre Ville-Marie, et à la fin de la pièce Closse doit sacrifier sa vie.

Il s'agit, dans cette pièce, d'une analyse de l'évolution du couple et de leur amour, et de l'affirmation de la réalisation du grand rêve français en Amérique. Dans son introduction à cette pièce, Raymond Pagé souligne surtout la difficulté qu'eut Conan à mettre en dialogue les longues réflexions du roman L'Oublié. Pourtant, même en considérant toutes les faiblesses et maladresses qu'il décèle dans le texte dramatique, Pagé perçoit une certaine nouveauté dans son écriture dramatique, qu'il attribue au caractère nonconformiste de Laure Conan:

L'impression d'avoir un verbe nouveau sur le bout de la langue et le désir de le formuler, voilà ce qui pourrait expliquer pourquoi Laure Conan, au crépuscule de sa vie, a manifesté tant de détermination pour créer sa pièce et la faire représenter sur une scène montréalaise.9

Dans la préface à l'édition Leméac (1974), Rémi Tourangeau constate que « cette forme d'expression privilégiée [le théâtre] devient pour [Laure Conan] une manière de proclamer plus haut son amour du pays, sa ferveur patriotique et sa foi en la nation ».10 En effet, vu dans cette perspective traditionnelle, c'est à partir d'un esprit nationaliste et conservateur que Laure Conan lance un appel aux Canadiennes pour qu'elles préservent les moeurs et la foi dans Si les Canadiennes le voulaient! et qu'elle nous présente les actions héroïques menant à la fondation de Ville-Marie dans Aux jours de Maisonneuve. À l'égard du patriotisme de Laure Conan dans ses écrits, Micheline Dumont trouve que:

Laure Conan adopte une attitude qui la met à l'avant-garde de son temps, avec toutes les femmes qui ont milité pour l'émancipation de leur sexe; mais elle défend cette position avec des arguments dépassés aujourd-hui.11

Sylvie Joliette, qui voit dans Si les Canadiennes le voulaient! un exemple de théâtre combatif et engagé, souligne que:

Le dessein de Laure Conan n'était nullement de faire rire ou d'émouvoir; son but était de susciter chez les Canadiens et les Canadiennes la remontée du sentiment national et rien d'autre.12

Cependant, nous souhaitons élargir, sinon contredire, cette explication à la lumière des théories féministes sur la prise de parole chez la femme.

Soulignons d'abord quelques caractéristiques de ce théâtre au 19e siècle. Toutes les pièces, à l'exception de celles de Conan et de Dandurand, sont écrites par des hommes. Au niveau de la narrativité, le rôle du personnage féminin est restreint. La femme, et surtout la mère, est réduite à un simple rôle de figurante ou à un rôle d'appui au personnage masculin autoritaire. De très rares femmes fortes et volontaires apparaissent qui réussissent à imposer leur volonté dans un univers dramatique essentiellement masculin. Comme indication quantitative de ce décalage, rappelons que, dans un corpus de 109 textes dramatiques au 19e siècle, il existe seulement 6 personnages féminins forts qui réclament leur droit en tant que figure d'autorité, contre 113 personnages masculins autoritaires (et parmi ces six, une seule femme indienne, donc femme marginale, garde sa position d'autorité en tuant le père).13 On pourrait avancer quelques raisons à cette absence des femmes: mentionnons d'abord qu'il fallait supprimer les personnages féminins dans le répertoire destiné aux cercles des jeunes gens amateurs de théâtre et au théâtre collégial pour éviter le travesti que le clergé considérait comme étant néfaste.14 Mais, il importe particulièrement de situer ces pièces dans un contexte social québécois où la femme semblait toujours reléguée à un rôle inférieur. Selon les clauses du code civil en vigueur au Québec de 1866 à 1915, la femme, surtout la femme mariée, n'avait aucun droit sur le plan individuel, dans ses relations personnelles et financières avec son mari, et quant à sa situation dans la famille.15 La femme célibataire, pour sa part, était vue comme «une femme incomplète qui n'a pu se réaliser pleinement».16

Ce sont les personnages masculins, en tant que figures d'autorité, qui déterminent l'orientation de l'action dramatique dans le théâtre de l'époque. Dans cet univers dramatique dominé par l'élément masculin, ce sont les hommes qui créent la tension dramatique, mais ce sont aussi eux qui participent activement à la résolution du problème et qui en profitent dans le dénouement. On peut donc constater que les personnages féminins figurent rarement dans ces structures de manière à y participer pleinement. La femme n'oeuvre presque jamais au rétablissement de l'ordre; par conséquent, elle ne peut pas agir de façon à influer sur l'univers de l'homme. Et si la femme ose agir de façon indépendante, elle est traitée comme constituant une menace, et elle est forcée de se taire et de se soumettre à l'autorité de l'homme.

Or, par rapport à cette structure traditionnelle, le théâtre de Laure Conan annonce un changement. Dans les deux pièces de l'auteure, la femme peut prendre la parole, et elle intervient ainsi dans des affaires de nature sérieuse. Déjà, l'acte de prendre la parole indique une certaine émancipation dans ce théâtre où l'homme impose habituellement le silence. Dans son livre Les Voleuses de langue, Claudine Herrmann établit l'équivalence entre féminité, bavardage et mutité, car la femme, tout en étant qualifiée de bavarde, a été muette et n'a jamais eu «voix au grand chapitre de la société»: «ses paroles sont toujours inutiles en tant que discours puisque avant qu'elle les dise, elle avaient déjà été écrites par quelqu'un d'autre».17 À cet égard, Foucault constate qu'il y a «appropriation sociale du discours, par l'éducation en particulier qui est une manière politique de maintenir ou de modifier l'appropriation des discours.»18 À l'époque où écrit Laure Conan, la transmission du discours et la nature du discours sont dominées voire contrôlées par les structures autoritaires masculines. La femme, comme Marina Yaguello le fait remarquer dans son livre Les mots et les femmes, est conditionnée à se servir des formules d'expression conventionnelles, telles la soumission, l'incertitude et la résignation.19 Maroussia Hajdukowski-Ahmed, parmi d'autres critiques, signale que les auteures féministes refusent ce conditionnement pour réclamer leur droit à la parole.20

Dans Siles Canadiennes le voulaient!, Mme Dermant a le droit de parler; sans contrainte, elle donne son avis sur la politique, sur l'esprit de parti, sur le patriotisme; et elle est informée. Elle n'est pas reléguée à son rôle d'épouse et de mère pour ne s'intéresser qu'aux affaires domestiques. En fait, elle ne parle jamais de sa situation domestique à elle. L'ironie de ses répliques a déjà été signalée par la critique, et Étienne Duval suggère qu'elle « ramène à la réalité les propos idéalistes de M. Vagemmes ».21 Pourtant, il est assez évident qu'elle lui parle sur un pied d'égalité avec des propos tels que:«Évidemment, vos connaissances médicales sont à la hauteur des miennes »;22«Parlez donc sérieusement »;23 « Prenez garde à l'exagération »;24 --ce sont là des impératifs. Et à l'interrogatif, elle ose demander: « Mais, avez-vous bien fait de suivre vos instincts d'hermine? Ne valait-il pas mieux ranimer votre courage et être un homme, comme dit l'Écriture?»25 Et un peu plus loin:« Si vous m'aviez donc consultée avant d'abandonner ce pauvre vieux char de l'État?»26 Par la suite, M. Vagemmes lui demande son avis sur l'amour de la patrie, et quand il se moque de la réponse de Mme Dermant, elle ajoute:

Riez aussi amèrement qu'il vous plaira. Il en est pour qui le patriotisme n'est qu'un mot, je le sais parfaitement. Mais chez vous c'est un sentiment: et ma réflexion était juste. Vous êtes comme les femmes, vous tenez trop à l'amour qui se sent.27

La comparaison est intéressante, car Mme Dermant semble lui faire un compliment. Selon elle, la sincérité se rattache à la sensibilité, qualité traditionnellement féminine, mais qui est aussi distincte de l'intelligence et de la volonté.

Le sujet central de cette pièce, énoncé et discuté par tous les personnages, est le déclin du patriotisme au Québec. Et c'est M. Vagemmes qui accorde aux femmes la responsabilité de faire renaître ce sentiment patriotique: « Quant à moi, je crois que les Canadiens seraient le plus noble peuple de la terre, si les Canadiennes le voulaient ».28 Et aussi: « Madame, c'est sur vos genoux que se forment les hommes, les citoyens. C'est dans la famille que se prépare et se décide l'avenir des nations ».29

Mme Dermant, pour sa part, refuse d'accepter ce rôle, de simplifier un problème complexe: «Vous nous faites la part belle. Mais, il me semble, qu'il manque bien des choses aux Canadiens pour être le plus noble peuple de la terre ».30 La frustration de la femme de 1886 qui se voit restreinte à un rôle de surveillante morale éclate dans le dialogue qui suit:

M. Vagemmes: [ ... ] Pour un rien je vous citerais encore la parole du philosophe:
es femmes font les moeurs.
Mme Dermant: Mais cette parole, monsieur, y croyez-vous?
M. Vagemmes: Et vous, madame, n'y croyez-vous pas?
Mme Dermant: Pourquoi y croirais-je? Dans ce bas monde, l'homme a l'indépendance,
l'autorité, l'action.31

Susan Gilbert et Susan Gubar signalent que l'image de la femme telle que projetée par les écrivains masculins reflète deux extrêmes: l'ange ou le monstre.32 M. Vagemmes veut que les Canadiennes soient des anges. Selon lui, «Tout se réduirait donc à être de vraies chrétiennes. [...] O la vile créature que l'homme! disait Montaigne, et abjecte, s'il n'est soutenu par quelque chose de céleste».33 Et il ajoute plus loin: «les hommes peuvent encore faire de grandes choses, quand on sait les inspirer, sans trop se laisser voir». Mlle du Vair lui répond: «Inspirer, sans se laisser voir, c'est l'office des anges» et M. Vagemmes souligne: «C'est aussi le vôtre».34 Quand M. Vagemmes suggère que la femme est coupable de ne pas aspirer à la sainteté, il répète: « Songez à ce qui arriverait, si l'esprit chrétien, comme un arôme céleste, pénétrait votre vie tout entière. C'est vite fait de tout rejeter sur ceuxqui sont au pouvoir». Mme Dermant refuse également d'accepter l'image du monstre, celui coupable de tous les troubles de l'époque; elle répond: « Écoutez. Vous ne me ferez pas croire que j'ai la conscience aussi noire qu'un homme d'État».35

Vers la fin de la pièce, Mme Dermant suggère toujours le refus de la femme d'accepter l'image double ange/monstre, de se conformer à un rôle restreint. Elle semble vouloir participer à la vie, agir pleinement dans la société, et quand elle dit: «Il y a toujours ce terrible si»,36 elle semble dire que les Canadiennes voudraient bien faire quelque chose, si seulement les Canadiens le voulaient.

Dans Aux Jours de Maisonneuve, le personnage féminin principal, Élisabeth Moyen, refuse la passivité. Orpheline, elle a la liberté de décider de son propre avenir, et elle refuse de se soumettre à l'autorité d'une nouvelle figure paternelle. À son retour à Ville-Marie, Élisabeth prend sa situation en main car c'est elle qui décide de rester à Ville-Marie au lieu d'aller à Québec vivre avec les d'Ailleboust. Elle dit à Mlle Mance: «C'est que je veux rester avec vous. Je n'ai pas osé le dire tantôt à Madame d'Ailleboust, mais à moins que vous ne me chassiez, je ne m'en irai pas d'ici ».37 Elle compte soigner les blessés et rester près de son sauveur, Lambert Closse, qu'elle aime. Élisabeth est extrêmement timide devant Closse; pourtant, les didascalies nous donnent quelques indices de sa volonté, car elle lui parle «avec élan », « en s'enhardissant ».38 De plus, elle pose un geste essentiel: elle sauve la vie à son sauveur; elle participe activement à la médiation de l'univers troublé du personnage principal. Par ce geste, elle détourne le coup qu'un Iroquois destinait à Closse et s'en trouve blessé à la main. C'est un geste courageux, voire héroïque, encore inconnu chez une femme dans le théâtre de l'époque. Et qui plus est, on le voit sur scène. Les actes d'héroïsme de Maisonneuve, Closse, et Dollard ne sont que racontés dans un dialogue rapporté alors que Conan choisit de nous montrer directement l'acte d'Élisabeth (Acte III, Scène 3). Dans les notes et variantes établies par Rémi Tourangeau, il existe une suite à la scène d'héroïsme d'Élisabeth, un dialogue entre Closse et le docteur Bouchard, le médecin qui panse la blessure d'Élisabeth:

Closse: Elle a bien supporté le pansement?
Docteur Bouchard: Supporté!! Pendant que je la pansais, et repassais l'aiguille dans les bords de sa blessure, elle n'a pas frémi; --elle n'a pas poussé un soupir--, --sa figure ne s'est pas altérée. Elle avait l'air d'une bienheureuse. Jamais je n'ai rien vu de pareil.
Closse: Oh! la courageuse enfant!
Docteur Bouchard: Le courage ne suffit pas à expliquer cela. --Vous êtes le Brave des braves; --mais quand je couds vos blessures, vous n'embellissez pas, je vous en assure.39

L'héroïsme d'Élisabeth dépasse même ainsi le courage de son sauveur. À la fin de cette scène, Conan ajoute en note: «Peut-être vaudrait-il mieux représenter la scène du pansement».40

Après ce geste, une transformation s'opère chez Closse; «rougissant», «timide», il la demande en mariage et comme c'est là le désir d'Élisabeth, elle accepte. Pourtant, au niveau du discours, quelques nuances apparaissent qu'il importe de soulever. Closse dit: « Je n'ai qu'une vie horrible à vous offrir», signifiant par là que le don est le sien; il offre sa vie à Élisabeth sans lui demander quoique ce soit en retour. Il ajoute: «mais nous nous aimerons. Soyez mienne. Voulez-vous partager mes misères et mes périls?»41 question qui semble les mettre sur un pied d'égalité. Au niveau du discours, les structures sociales en place sont ainsi affirmées, avec des indices d'une égalité entre l'homme et la femme. Plus loin, à l'Acte IV qui nous montre la vie conjugale de Closse et d'Élisabeth, Conan réussit à subvertir les rôles traditionnels:

Élisabeth: Y a-t-il quelque chose que vous désirez que je fasse? [affirmation des
structures sociales en place; la femme obéit à son mari]
Closse: Oui, ilfaut que vous appreniez à vous servir des armes. [subversion des rôles
car traditionnellement c'est l'homme qui s'occupe de la protection de sa famille]
Élisabeth, repoussant l'arme: Je ne pourrai jamais. [confirmation du rôle de la femme faible]
Closse: Vousne pourrez jamais! Mais vous avez bien pu saisir le couteau de Coeur de Roc.[ ... ] Allez-vous nier que vous êtes une héroïne--que vous m'avez sauvéla vie?42

Conan semble dire que la femme doit oublier ces structures et ces rôles stéréotypés pour enfin avouer qu'elle est aussi capable d'aider sa famille, son mari, sa nation. Et c'est un homme qui la pousse à le faire.

En effet, dans cette pièce, le personnage de Jeanne Mance illustre aussi ce que Closse suggère à Élisabeth; c'est elle qui explique son devoir à Élisabeth: «Je tâche de faire comme monsieur de Maisonneuve qui ne craint que Dieu [ ...] 'Je ne suis pas venu pour discuter, mais pour exécuter'».43 Voici l'essentiel de ce que Conan semble réclamer pour les femmes: la possibilité d'agir et de participer à la vie. Jeanne Mance y réussit; Élisabeth décide d'en faire autant; et Mme Dermant voudrait bien y arriver à son tour.

La nature transgressive et non-conformiste du théâtre de Laure Conan nous semble ainsi mise en évidence. Pourtant, revêtue du voile du patriotisme et protégée par l'ombre de Casgrain, l'oeuvre de Conan n'a pas été marginalisée. Son théâtre, à première vue marqué par un esprit nationaliste et conservateur, lance un autre appel aux femmes à partir du modèle de résistance qu'il propose, soit celui du refus du rôle silencieux et passif traditionnel. Dansles autres pièces de cette époque écrites par des dramaturges masculins, la femme, à quelques exceptions près, ne réussit pas à prendre la parole de façon à se faire écouter. Même les personnages féminins perspicaces et intelligents doivent s'y soumettre à l'autorité masculine.

Dans son théâtre, Laure Conan change ou subvertit les structures autoritaires de base en accordant aux personnages féminins une position d'une certaine importance. Elle ne bouleverse pas les hiérarchies en place. Pourtant elle permet au personnage féminin de participer à l'univers dramatique. Au niveau du discours, la femme n'est plus réduite au silence: elle peut parler. Sans proclamer hautement ses revendications, l'auteure valorise donc le rôle du personnage féminin. Vu dans cette perspective, le théâtre de Laure Conan s'avère tout à fait original et vaut ainsi la peine d'être réexaminé et apprécié.

NOTES

1 Voir MICHELINE DUMONT, Laure Conan (Montréal et Paris: Éds. Fides 1960)
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2 L'autre, JOSÉPHINE DANDURAND (1862-1925), était la fille du premier ministre et dramaturge lui-même, Félix-Gabriel Marchand (1832-1900); elle écrivit des saynètes enfantines et une comédie en un acte, Rancune, publiée en 1896. Elle fonda en 1893 la revue féminine Le Coin du feu qui incita les laïques à jouer un rôle politique plus actif dans la province. Quant à ses pièces dramatiques, Dandurand fit publier La Carte postale, saynète enfantine, en 1895,Rancune, comédie en un acte, en 1896, et Ce que pensent les fleurs, saynète enfantine, en 1897
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3 Mentionnons quelques-unes de ces études importantes. Déjà en 1961 JEAN LEMOYNE déclare qu'Angéline est amoureuse de son père, Charles de Montbrun (Convergences, Montréal: HMH 1969, p 89). En auscultant le subconscient de ce roman FRANÇOIS GALLAYS découvre les indications voilées de cet amour incestueux et interdit d'Angéline pour son père(«Reflections in the Pool: The Subtext of Laure Conan's Angéline deMontbrun,» in PAULA GORDON LEWIS éd, Traditionalism, Nationalism andFeminism: Women Writers of Quebec, Westport, Conn: Greenwood Press 1965,pp 11-26). Pourtant, FRANCINE BELLE-ISLE LÉTOURNEAU attribue cette blessure narcissique à la mauvaise séparation d'avec la mère («La Voix-séduction: À propos de Laure Conan,» in Études littéraires no 11 1978, pp 459-472). Dans son étude d'Angéline de Montbrun, MARY JANE GREEN souligne la colonisation et la domination de la femme par l'homme, et elle interprète le geste de sacrifier son amour plutôt comme un geste de préservation. Angéline s'affirme et affirme sa puissance d'autodétermination («Laure Conan and Madame de La Fayette: Rewriting the Female Plot, » in Essays on CanadianWriting no 34 [printemps 19871, p 102). LUCIE ROBERT essaie également decemer l'aspect féministe d'Angéline de Montbrun et y décèle «une écriture féminine qui tente d'assumer la fonction esthétique du littéraire et qui contribue à l'émergence d'une parole féminine autonome, c'est-à-dire d'une parole qui construit son propre point de vue» («La Naissance d'une parole féminine autonome dans la littérature québécoise», in Études littéraires XX no 1 [printemps-été 1987], p 102). ROBERT déclare qu'à l'époque de la création du roman, l'écriture féminine apparaît comme une transgression. Nous y voyons donc le coeur du problème car c'est une époque conservatrice et traditionnelle qui accueille l'oeuvre de Conan. Il n'est donc pas étonnant de constater une évolution du roman psychologique au roman patriotique dans l'oeuvre romanesque de Conan, évolution fortement encouragée par les suggestions de l'Abbé CASGRAIN
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4 MADELEINE GAGNON-MAHONY, «Angéline de Montbrun: Le mensonge historique et la subversion de la métaphore blanche, » in Voix et images du pays V (Montréal:Presses de l'Univ du Québec 1972, pp 57-68)
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5 ANNETTE HAYWARD, « Angéline de Montbrun, essai de sociopsychocritique, » in GILLES DORION éd, Voix d'un peuple, voies d'une autonomie (Bruxelles: Univ de Bruxelles 1985, p 52)
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6 MAIR VERTHUY, «Femmes et patrie dans l'oeuvre romanesque de Laure Conan, » in CÉCILE CLOUTIER-WOJCIECHOWSKA et RÉJEAN ROBIDOUX éds, Solitudes rompues (Ottawa: Éds de l'Univ d'Ottawa 1986, p 401)
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7 Plus récemment on publia cette dernière avec Si les Canadiennes le voulaient! dans la « Collection Théâtre Canadien » des Éditions Leméac en 1974
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8 LAURE CONAN, Si les Canadiennes le voulaient! Aux jours de Maisonneuve, (Montréal: Leméac 1974, p 86)
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9 RAYMOND PAGÉ, « Un roman déguisé? » in Laure Conan, Si les Canadiennes le voulaient! Aux jours de Maisonneuve, p 86)
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10 Ibid p 11
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11 DUMONT, op cit p 10
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12 SYLVIE JOLIETTE, « Un exemple de théâtre combatif au XIXe siècle: Si les Canadiennes le voulaient! de Laure Conan, » L'Annuaire théâtral no 2 (printemps 1987) p 109
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13 Voir MARILYN BASZCZYNSKI, « Les Figures de l'autorité dans le théâtre québécois du dix-neuvième siècle, » Thèse de doctorat, Univ de Western Ontario 1990, 356 p
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14 Pour une étude de l'influence du clergé sur l'activité théâtrale au 19e siècle, voir l'excellent livre de JEAN LAFLANIME et RÉMI TOURANGEAU, L'Église et le théâtre au Québec (Montréal: Fides 1979)
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15 MICHELINE DUMONT-JOHNSON, « Histoire de la condition de la femme dans la province de Québec, » in Tradition culturelle et histoire politique de la femme au Canada, Étude no 8 préparée pour la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada (Ottawa: Information Canada 1971, p 43)
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16 PAUL-ANDRÉ LINTEAU, RENÉ DUROCHER, JEAN-CLAUDE ROBERT, Histoire du Québec contemporain: De la Confédération à la Crise (1867-1929) (Québec: Boréal Express 1979, p 219)
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17 CLAUDINE HERRMAN, Les Voleuses de langue (Paris: Éds des Femmes 1976,p 18)
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18 MICHEL FOUCAULT, L'Ordre du discours, Leçon inaugurale du Collège de France, prononcée le 2 décembre 1970 (Paris: Gallimard 1971, p 50)
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19 MARINE YAGUELLO, Les Mots et les femmes (Paris: Payot 1978, p 45)
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20 MAROUSSIA HAJDUKOWSKI-AHMED, « Le dénoncé/énoncé de la langue au féminin ou le rapport de la femme au langage, » in SUZANNE LAMY et IRENE PAGES éds, Féminité, subversion, écriture (Montréal: Éds du Remue-Ménage 1983, pp 56-59)
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21 ÉTIENNE DUVAL, « Analyse de Si les Canadiennes le voulaient!, in LAURE CONAN, Si les Canadiennes le voulaient! Aux jours de Maisonneuve p 33
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22 LAURE CONAN, Si les Canadiennes le voulaient! Aux jours de Maisonneuve (Montréal: Leméac 1974, p 41)
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23 P 43
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24 P 45
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25 P 46
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26 P 47
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27 P 48
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28 P 42
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29 P 57
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30 P 42
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31 P 51
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32 SUSAN GILBERT et SUSAN GUBAR, The Madwoman in the Attic: The Woman Writer and the Nineteenth Century Literary Imagination (New Haven & London: Yale Univ Press 1979, p 19)
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33 CONAN, op cit p 59
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34 P 67
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35 P 68
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36 P 70
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37 P 110
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38 P 126
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39 P 157
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40 P 157
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41 P 132
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42 Pp 135-136
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43 P 107
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