Le Monde de Michel Tremblay, des Belles-Soeurs à Marcel poursuivi par les chiens. Sous la direction de Gilbert David et Pierre Lavoie. Montréal Carnières: Cahiers de théâtre Jeu / Éditions Lansman, 1993. 479p.

LOUIS BÉLANGER

L'oeuvre de Michel Tremblay témoigne d'une abondance qui, au-delà de, la diversité des genres qui la représentent, évoque une communauté de lieux, de personnages, de thèmes et de situations dont les rapports constituent en soi une véritable géographie littéraire. La corrélation entre cet univers fictif et les conditions socio-historiques qui l'ont inspiré rend compte d'une rare proximité entre l'évolution d'une oeuvre et celle de la collectivité dont elle est issue. Dans cette perspective, le Monde de Michel Tremblay réunit vingt-cinq collaborateurs, parmi les plus reconnus du milieu théâtral québécois, afin de faire le point sur l'imposante production littéraire de l'écrivain et d'en renouveler le discours critique à la lumière d'instruments analytiques tels la sociocritique, la sémiologie, la psychanalyse, la narratologie et l'histoire du théâtre. Vingt-cinq ans après la création des Belles-Soeurs au Théâtre du Rideau Vert, l'occasion est également belle de célébrer la carrière et l'oeuvre de celui qui, alors, bouleversait à jamais non seulement la vie théâtrale québécoise mais encore ses codes de réception.

Dans leur texte d'introduction, Gilbert David et Pierre Lavoie insistent sur l'absence d'une étude globale de l'oeuvre de Michel Tremblay pour justifier l'effort collectif qu'incarne le Monde de Michel Tremblay. Sans prétendre épuiser la fortune analytique du sujet, l'entreprise vise à illustrer l'idée que l'oeuvre de Michel Tremblay s'inscrit dans un processus de transition et que, dans ce contexte, elle «est exemplaire du passage de la culture québécoise traditionnelle à une socialité postmoderne, avec ce que cela a pu engendrer de crises, de conflits et de remises en question des valeurs collectives et individuelles » (p. 16). Au-delà du nombre des essayistes, des lectures proposées et des textes à l'étude, cette hypothèse globale se veut garante d'une certaine homogénéité dans les interventions et réduit d'emblée l'éparpillement parfois observable dans ce type d'ouvrage.

Consacrée exclusivement au Cycle des Belles-Soeurs, la première des six parties du Monde de Michel Tremblay propose l'analyse, pièce par pièce, des quinze composantes de ce qu'il est convenu d'appeler le «noyau dur» de la production dramatique de l'auteur. Des Belles-Soeurs à Marcel poursuivi par les chiens, la richesse du texte et la nature auto-référencielle de l'univers fictif de Tremblay renaissent à la lumière d'un discours critique dont l'éclectisme accentue la valeur polyphonique. Bien que, prises individuellement, ces oeuvres aient été abondamment commentées par le passé, leur juxtaposition selon l'ordre chronologique de leur création confère aux grands axes reconnus du théâtre de Tremblay (frustration, folie, désespoir, marginalité, éclatement, univers du spectacle, métamorphoses, crises d'identité, langue, etc .... ) une cohésion sans précédent. Tout en rendant compte de l'oeuvre de Tremblay de façon exhaustive, ce mode de présentation intéressera tant l'exégète que le profane dans la mesure où il permet de faire revivre d'incontournables moments de l'histoire théâtrale récente du Québec, évoqués par la querelle du joual, les luttes pour la reconnaissance institutionnelle du théâtre québécois et l'évolution de la carrière du plus important dramaturge québécois de sa génération. Il permet aussi d'intégrer à la relecture des oeuvres maîtresses de Tremblay l'analyse de productions, pourrions-nous dire, moins identifiées au cycle des Belles-Soeurs telles Trois Petits Tours, triptyque composé de Berthe, Johnny Mangano and His Astonishing Dogs et de Gloria (présenté à la télévision dans le cadre de la série des « Beaux Dimanches » en décembre 1969), et Surprise! Surprise!, comédie à trois personnages créée au Théâtre du Nouveau Monde et présentée en théâtre-midi en avril 1975.

À elle seule, cette section du Monde de Michel Tremblay en fait un outil de référence indispensable pour quiconque veut s'initier au théâtre de Tremblay, élargir le champ de sa perception critique de l'oeuvre ou suivre les principales étapes qui ont mené à la consécration de l'auteur. Au-delà de la qualité indiscutable des interventions critiques qu'on peut y lire, sa principale qualité tient à l'esprit de synthèse qui se dégage d'un article à l'autre. Certes, cette situation est imputable au choix éditorial d'observer l'ordre historique de création des oeuvres, mais, plus encore, c'est l'univers dramatique de Tremblay qui s'impose graduellement au lecteur par le biais de son autotextualité de plus en plus envahissante à mesure que progresse la lecture. Pièce par pièce, famille par famille, espace par espace, individu par individu, se reconstitue l'univers paradoxal du théâtre de Tremblay dont les ramifications évoquent les solitudes, les violences, les errances, somme toute, la désolation de l'être. En intégrant les oeuvres plus récentes du Cycle à l'analyse, des Anciennes Odeurs à Marcel poursuivi par les chiens, le Monde de Michel Tremblay constitue à ce jour le premier essai de synthèse systématique et globale du Cycle des Belles-Soeurs.

Comme son titre, «Autres textes dramatiques», l'indique, la deuxième partie de l'ouvrage regroupe les oeuvres étrangères au modèle initié par les Belles-Soeurs. Bien qu'à première vue ces récits paraissent éloignés de ce cercle initial, Micheline Cambron démontre qu'ils véhiculent des procédés «d'élargissement concentrique de la cuisine de Germaine Lauzon» (p. 245) et, dans une perspective plus large, une apologie de la culture dite populaire par la remise en question des codes culturels transmis par la «grande» culture. Enfin, l'auteure établit un lien entre deux oeuvres de jeunesse, Messe noire et le Train, dominées par l'absurde, et les multiples interactions du Cycle des Belles-Soeurs dont l'élaboration se confondrait au glissement vers un sens mythique.

Les trois études qui suivent, sur les « Chroniques du Plateau Mont-Royal », réaffirment l'existence de ce récit mythique dans l'oeuvre romanesque de Michel Tremblay comme source d'ambivalences fondamentales entre le rêve et la réalité, la continuation et le renouvellement, l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte, d'où la prégnance du fantasme dans les efforts de réconciliation des contraires. Visages de «réalité sauvée par le mensonge» (p. 273), selon l'expression heureuse d'André Brochu, ces distorsions historiques et symboliques impriment aux «Chroniques» une atmosphère hautement carnavalesque, appuyée par le renversement des valeurs qu'autorise la «fête de famille». Dans ce contexte, le rapport antinomique entre l'anonymat de la Grosse Femme et la place centrale qu'elle occupe dans le récit serait-il annonciateur d'un nouvel ordre à venir?

Les trois dernières sections du Monde de Michel Tremblay regroupent des analyses de nature plus globale sur l'oeuvre et sur l'homme. Ainsi, Dominique Lafon reconstitue les phases de l'oeuvre par l'intermédiaire d'un schéma révélateur dans lequel se côtoient la généalogie fictive des personnages et celle des oeuvres. L'analyse de Lise Gauvin retrace le processus qui, des Belles-Soeurs à l'attribution du Prix David en 1990, a conduit à la «littérarisation» du joual. Pour leur part, Lucie Robert, Pierre Gobin et Hélène Richard se penchent respectivement sur l'influence du théâtre burlesque et de Gabrielle Roy, sur l'évocation de la métaphore textile et sur la figure narcissique du héros dans l'oeuvre de Tremblay. Un portrait d'André Brassard réitère son impact à titre de metteur en scène du théâtre de Tremblay. Enfin, une chronologie de la vie et de l'oeuvre de l'auteur, suivie de notices biographiques des collaborateurs et des collaboratrices, complète l'ouvrage.

Le Monde de Michel Tremblay incarne la synthèse la plus complète publiée à ce jour sur l'écrivain; l'abondante information sur sa carrière et sa production littéraire qu'on y recèle permet de croire que les directeurs de l'ouvrage ont rempli avec succès leur souhait de «faire oeuvre utile, en réunissant un ensemble d'études qui inciteraient à aller au-delà d'une appréciation de surface et de la simple synthèse des analyses passées» (p. 12). Les études colligées dans l'ouvrage se posent en modèles du genre et suggèrent d'intéressantes investigations sur le corpus retenu. De plus, l'impeccable qualité de la présentation matérielle du livre est à souligner dans la mesure où sa facture dégagée et sa riche documentation iconographique en rendent la consultation des plus agréables.

À n'en pas douter, la valeur littéraire reconnue de l'oeuvre de Michel Tremblay justifie pleinement l'hommage que lui rendent ici les collaborateurs invités à soumettre leur appréciation de l'écrivain. Bien que s'en défendent en partie les directeurs, cette publication n'échappe pas à l'entreprise de célébration de la qualité, de l'ampleur, du rayonnement national et international d'une oeuvre et d'un auteur dont la consécration est incontestable. Louable dans ses intentions, ce type d'ouvrage stimule une unité de ton limitée, dans ce cas-ci, par les prescriptions d'oeuvre «sans pareille», d'écriture «souvent éblouissante» et de «phénomène sans équivalent» que l'on rappelle en introduction du Monde de Michel Tremblay. De toute évidence, il ne s'agit pas ici de douter de la véracité de ces épithètes, loin de là, mais plutôt de prendre conscience de leur effet, conscient ou inconscient, sur les points de vue adoptés par les critiques.

Par ailleurs il est probable, voire prévisible, que l'oeuvre d'un auteur aussi prolifique que Michel Tremblay réserve des lignes de force qui justifieront à elles seules d'autres explorations en profondeur telle que celle présentée dans le Monde de Michel Tremblay. À cette heure, on ne peut que spéculer sur les orientations qu'empruntera l'oeuvre du « polygraphe postmoderne » que nous présente le Monde de Michel Tremblay, cet écrivain qui, il y a vingt-cinq ans, entreprenait la conversion d'une polémique linguistique propre à une communauté en métaphore du mal-être de l'humanité tout entière.