O'NEILL-KARCH, MARIEL. Théâtre Franco-Ontarien: Espaces Ludiques. Ottawa: L'Interligne, 1992. 190 pp.

TIBOR EGERVARI

Le livre de Mariel O'Neill-Karch Théâtre franco-ontarien, espaces ludiques est une série d'études--spécialisées mais tout de même assez abordables par le commun des mortels--de sept pièces: Lavalléville, la Parole et la loi, Strip, Nickel, les Rogers, les Feluettes et le Chien. Un triple lien relie ces études.

Le premier est l'espace politico-linguistique puisqu'il s'agit de théâtre français en Ontario. Le second lien est également spatial, l'auteur ayant choisi de « ... privilégier l'espace, seul élément essentiel du théâtre ... » (p. 13). Ainsi, chaque étude est sous-titrée: Espace scénique dans «Lavalléville », Espace historique dans « la Parole et la loi », Espace érotique dans « Strip », Espace concret dans « Nickel », Espace ludique dans « les Rogers », Espace-théâtre dans « les Feluettes » et Espace scénique dans « le Chien ». Le troisième lien est la grille d'analyse, inspirée essentiellement par Anne Ubersfeld.

Ce triple lien constitue à la fois l'originalité et la faiblesse de l'ouvrage. Telle une mise en scène dont la thèse, si séduisante soit-elle, ne résiste pas à une partie de la pièce, l'analyse, souvent pertinente, n'arrive pas à colmater les brèches de l'édifice. Le problème se trouve déjà dans la fondation, c'est-à-dire dans ce lien avec le territorial.

De tout temps, chaque fois qu'ils en avaient l'occasion, historiens et théoriciens situaient l'événement théâtral dans une perspective nationale de préférence à toute autre catégorie. Ainsi parlons-nous du théâtre grec plutôt que du théâtre athénien, du théâtre italien plutôt que du théâtre en langue vénitienne. Il s'en est suivi une valorisation absolue de la création dramatique nationale, seule digne représentante de la vie théâtrale sur un territoire donné.

Au Canada où, comme chacun le sait, tout se teint aux couleurs nationales et tout se mesure à l'aune de la langue, avec ou sans connotation ethnique, nous avons longtemps connu un théâtre canadien-français partout où les Canadiens français étaient en nombre suffisant pour le faire vivre. Puis vint le temps des changements de noms et d'attributs. Le Canadien français devenu Québécois engendrait un théâtre québécois, une dramaturgie québécoise et ainsi de suite. Exclus de cette nomenclature par la force des choses, les Canadiens français «hors Québec» devaient de toute urgence se renommer et renommer leurs oeuvres. La suite est connue.

Avoir un théâtre franco-ontarien est donc, en théorie, tout à fait dans l'ordre des choses. Il est fait par et pour les Franco-Ontariens. Mais la réalité fait souvent la sourde oreille aux théories. Par exemple, si Lavalléville d'André Paiement est de toute évidence de «nationalité» franco-ontarienne, les Feluettes de Michel Marc Bouchard pose tout de même problème à cet égard. Certes, Mme O'Neill-Karch n'a pas tort d'écrire que « ... c'est grâce à une équipe de comédiens de l'Ontario français que le projet a pu voir le jour.» (p. 136) et de l'inclure ainsi dans son ouvrage. Reste que ce faisant elle se contredit car elle avait annoncé qu'elle baserait ses analyses sur les « ... spectacles créés de toutes pièces par des créateurs d'ici. » (p. 13)

Ailleurs dans le corpus des études, on relève ce genre de problème. Un docudrame la Parole et la loi1 comme l'appelle Mme O'Neill-Karch, ne peut être créé qu'en fonction des Franco-Ontariens, même si les événements se situent entre 1912 et 1927. Par contre, dans Nickel de Jean Marc Dalpé et Brigitte Haentjens, ce sont bel et bien des Canadiens français qui, à Sudbury, côtoient des Ukrainiens et des Italiens. Nous sommes en 1932.

La désignation « espace ludique », « espace scénique » etc. qui constitue le second lien de l'ouvrage est séduisante à première vue. Elle colle à merveille à Lavalléville dont la spatialité est analysée avec intelligence. L'auteur saisit la pièce à bras le corps et la place sous un éclairage original. Par contre, cette approche a bien du mal à nous convaincre quand il s'agit de Strip.2 Ici la théorie n'arrive pas à embrayer l'objet examiné, elle tourne à vide. La faute en est la grille d'analyse «ubersfeldienne», le troisième lien.

On ne peut nier l'influence exercée par l'école de sémiologie en général, et par Anne Ubersfeld en particulier, sur une partie importante de notre intelligentsia théâtrale. Mme O'Neill-Karch en fait partie et elle se trouve certainement en excellente compagnie. Le problème, cependant, est que les outils de réflexion que l'auteur utilise ne peuvent servir tels quels en toute circonstance. On peut noter avec quel soin Ubersfeld elle-même avait choisi son champ d'investigation lorsqu'elle a développé sa théorie, écartant des pans entiers de la dramaturgie qui ne correspondaient pas à sa méthode. En voulant suivre le modèle de trop près, Mme O'Neill-Karch tombe dans le piège de sa bonne foi. C'est dommage car si elle avait fait preuve de plus d'indépendance d'esprit elle aurait visé bien plus juste.

En effet, les parties les plus convaincantes de l'ouvrage sont celles où l'auteur fait ressortir son expérience immédiate des spectacles qu'elle a vus. Son rapport avec le spectacle vivant est juste et on la sent attentive au théâtre qui se fait, ou qui se défait. Même si sa conclusion est un peu schématique, on y décèle une vision personnelle, chaleureuse.

L'ouvrage est présenté d'une façon soignée, mais l'absence de documents photographiques en rend la lecture un peu aride. Cependant, ce qui dérange le plus dans la présentation est le système de référence et de renvoi dont la numérotation découragera plus d'un lecteur. Celles et ceux qui persisteront seront tout de même récompensés car l'ouvrage contient une mine de renseignements de tous ordres.

Notes

1 Création collective par le Théâtre d'la Corvée.
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2 De Catherine Caron, Brigitte Haentjens et Sylvie Trudel
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