Les Vendredis du corps. Le corps en scène, vision plurielle. Essais, sous la coordination d'Aline Gélinas. Montréal: Ed. Cahiers de théâtre Jeu/ Festival international de nouvelle danse, 1993. 199 p.

ALAIN FOURNIER

Dans le champ très spécifique de la nouvelle danse au Québec, ce collectif d'essais sur la thématique du corps est déjà une référence essentielle pour celui, danseur, chorégraphe, enseignant ou théoricien, qui réfléchit sur son art et recherche une vision englobante sur le sujet. Il serait, cependant, dangeureusement restrictif et injuste de réduire l'intérêt de ce livre aux limites de la dite nouvelle danse.

Dans son très pertinent avant-propos, analysant avec acuité la place du corps dans les arts de la scène, Aline Gélinas souligne le changement radical dans la reconnaissance de ces genres qui utilisent le corps comme moyen d'expression, dont l'expansion et les interrelations ont depuis longtemps franchi les limites historiques de leur définition à la recherche de nouveaux moyens corporels d'expression.

... en cette fin de 1'ère post-modeme, alors que l'art apparaît rarement dans ses formes pures, il nous semblait intéressant d'ouvrir notre champ d'investigation à la question plus vaste du corps en représentation, tel qu'il se vit à Montrdal à la fin du XXe siècle, forts que nous étions de l'avènement de la nouvelle danse québécoise et de sa reconnaissance internationale, forts également de l'évolution des pratiques théâtrales fondées sur le corps. (p. 9)

Les essais des Vendredis du corps réussissent brillamment, tant par leur contenu que par leur écriture et même par leur présentation, à situer le corps comme objet central de plusieurs discours entre autres, le théâtre, la danse, l'histoire, la psychanalyse, la sémiologie et le cinéma d'animation, dans une véritable approche interdisciplinaire.

Extrêmement préoccupés par la démarche artistique, dans une perspective très post-moderne, onze auteurs d'horizons variés offrent un livre stimulant dans lequel les essais alternent avec des écrits intimes, des aphorismes, des réflexions libres et des entretiens. La mise en page est très soignée, l'iconographie importante et variée, les écritures riches et incarnées (ce qui s'imposait, sans doute, mais échappe souvent aux écrits sérieux). L'ensemble s'apparente à Essaying Essays, de Richard Kostalenetz, (Out of London Press, 1975) par le brillant résultat obtenu en soudant indissociablement la méthodologie aux stratégies d'écriture et à la pr6sentation du livre.

L'apport principal de cet ensemble d'essais est de situer le corps à la jonction des discours (socio-historique, psychanalytique, philosophique, sémiologique, etc.) qui le traversent, là ou le désir l'anime, ou une approche poïétique cernerait les enjeux créateurs, avant les codes de représentation que l'artiste assumera par la suite dans sa création. Il s'ensuit une lecture libératrice redonnant à l'artiste le sens de ses épiphanies.

Le nouveau contrat social entre l'artiste et le spectateur est présenté Dena Davida qui en dresse un bilan historique rigoureux. Pour sa part, Solange Lévesque, dans une approche psychanalytique du corps dans la culture qudb6coise, révèle le contenu latent révolutionnaire des «corps glorieux». Le corps québécois est aussi ausculté à travers les sept «icônes» socio-historiques d'Iro Trembeck. Ces trois essais sont incontournables à qui comprendre la place du corps dans les arts de représentation au Québec.

Viennent ensuite dix entretiens, réalisés par Mathieu Albert et Rose-Marie Lèbe, avec «des artistes et des praticiens dont le travail suppose un rapport quotidien avec la corporéité». Deux danseuses, deux chorégraphes, trois metteurs en scène, un couturier, un mannequin et un praticien de techniques corporelles ont ainsi été interrogés sur les notions du «laid», du «beau», du «désirable» et de la «santé».

Le corps face aux codes de représentation est analysé dans son vieillissement par Michelle Febvre, son animation par Pierre Hébert, son anatomie ludique par Larry Tremblay, sa calligraphie par Serge Ouaknine, sa spiritualité par Aline Gé1inas, son ouverture et sa fermeture par Silvy Panet-Raymond. La dynamique de ces différentes écritures, le dialogue évident qu'elles entretiennent, la tension qui en résulte, les effets de miroir et l'intertextualité qui les traversent donnent au lecteur un rôle très actif, semblable à celui du spectateur dans le nouveau contrat social entre l'artiste et son public, évoqué par Dena Davida.

Il faut souligner l'apport très particulier de Pierre Hébert, cinéaste d'animation et créateur de spectacles multidisciplinaires. «...je le [le cinéma d'animation] conçois comme une zone d'ambivalence aigüe. Où la présence dissimulée du corps est mise en péril d'effacement sans que le processus ne soit totalement accompli. Où les possibilit6s fantasmagoriques sont démultipliées sans être encore happées par la spirale hallucinatoire. Où le diktat de l'histoire technologique est déjà totalement engagé sans avoir atteint son paroxysme. Cette zone d'ambivalence, ce moment de glissement de l'histoire, je me le désigne comme théâtre possible d'une résistance exemplaire du corps à son effacement. Et jeter ainsi une lumière critique sur l'ensemble de cette évolution qui a le corps comme enjeu . . . Au bout du compte le regardeur reste irrévocablement nu, avec seulement son corps comme résonnateur de l'oeuvre qu'il reçoit. Cest pourquoi la logique du corps est tenace.» p. 136)

«L'anatomie ludique», de Larry Tremblay, est le seul essai qui se situe explicitement dans le champ du théâtre, bien que Les Vendredis du corps interpelle tous les arts de la scène. L'auteur y expose les notions principales de sa réflexion de praticien et d'enseignant, notions qu'il développera dans son récent livre, Le crâne des théâres (Leméac). «L'acteur a un et un seul corps. Le fait qu'il installe en lui le corps fictif du personnage provoque la fragmentation de son propre corps. S'il veut jouer l'autre, il ne le peut qu'à partir d'un lieu de son corps et non de la totalité de celui-ci. Jouer serait ainsi l'acte d'un corps qui a choisi de s'habiter de façon locale (focale?). Le jeu redistribue les données du corps ... Le jeu est anatomie.» (p. 152)

Plusieurs sous-thèmes nourrissent les échanges et apparaissent dans les biographies du corps auxquelles se sont livrés les auteurs. On y aborde notamment l'altérité, les rapports Orient-Occident, la sexualité et les stéréotypes culturels, l'histoire individuelle du corps, la formation corporelle, etc....

Si la force du livre est de situer le corps en représentation comme emblème, icône, symbole, écriture, ce choix suscite aussi un questionnement sur la place du corps dans l'oeuvre. D'évidence, essentielle. Pourtant, Les Vendredis du corps, à force d'en parler, en arrive à le décentrer de son noeud de désir. Les formes, les incarnations, les pratiques se confondent dans le corps qui préexisterait au désir. Corps polyglotte, il semble aussi bien interchangeable, car ce n'est pas lui qui parle, pour la langue qui s'écrit par lui. Le corps se laisse écrire, pure essence résistant à toute forme, ou phénomène en soi, épuisant tous les dires. Il n'est bientôt plus le corps de personne.

Le corps y devient un universel qui conjugue aussi bien la pensée du chorégraphe que les spécificités de l'interprète ou les discours qui l'habillent. Il a tous les sexes et celui des anges peut-être davantage, car on évite le processus créateur qui l'a mis en scène. Inépuisable et multiple, ce corps utopique s'é1oigne de l'expérience du corps qui, malgré les biographies, n'en rendrait qu'une image déformée et mutilée, aussi pâle que la foi en regard de la divinité.

Certaines problématiques de la danse, de la danse-théâtre et du théâtre gestuel ont donc été occultées. Ainsi, on ne s'interroge pas sur les processus de création et d'écriture, par où, paradoxalement, le corps s'incarne en se représentant. On ne questionne pas non plus les rapports entre le chorégraphe ou le metteur en scène et l'équipe de création d'une oeuvre, non plus que la perception et le décodage du corps en mouvement. L'importance et l'actualité de ces problématiques justifieraient sans doute un nouveau livre. Souhaitons que ce collectif poursuive ses rencontres et nous offre un autre Vendredis du corps, aussi stimulant que le premier.