LARRY TREMBLAY, Le crâne des théâtres. Montréal: Leméac, coll. Essai, 1993. 135 p. (Préface Nicola Savarese)

ALAIN FOURNIER

Cette série d'essais aux titres évocateurs,--« Anatomie ludique, » « Objets corporels, » « Corps, chiffres, lettres, le système de Delsarte, » « Corps, signes, codes, le système corporel du kathakali, » « Corps, émotion, action, » « Corps, analyse, synthèse, » « Le crâne des théâtres »--établit le parcours du travail corporel dans la formation théâtrale. L'auteur réunit ici des conférences nourries da sa propre formation en kathakali, en Inde, et de son expérience de professeur au département de théâtre de l'Université du Québec à Montréal.

Loin de former un ensemble disparate, ces textes portent la préoccupation constante de l'auteur de cerner les processus internes du travail corporel de l'acteur. Témoignant d'une connaissance approfondie et sensible de la formation corporelle de l'acteur occidental aussi bien qu'indien, Larry Tremblay établit les liens essentiels entre les théories du jeu et la formation corporelle. Son hypothèse centrale, unifiant les différents essais, traversant en filigrane les parties les plus descriptives et structurant le discours, est que le corps de l'acteur se disloquant lorsqu'il tente d'installer en lui celui du personnage, l'acteur doit reconstruire son corps selon une technique extra-quotidienne qui l'amènera au niveau pré-expressif et permettra la création du corps imaginaire du personnage à travers l'itinéraire d'une anatomie ludique.

L'acteur a un et un seul corps. Le fait qu'il installe en lui le corps fictif du personnage provoque la fragmentation de son propre corps. S'il veut jouer l'autre, il ne le peut qu'à partir d'un lieu de son corps et non de la totalité de celui-ci. Jouer serait ainsi l'acte d'un corps qui a choisi de s'habiter de façon locale (focale?). Le jeu installe la partie sur le tout. (21)

Cette constatation est confirmée par la pratique de l'auteur et par son enseignement. «L'acteur doit tout réapprendre . . . C'est que le jeu bouleverse la synchronicité et la territorialité du corps» (23-24). Il rejoint sur ce point Eugenio Barba, comme il le souligne lui-même, en ce qui a trait à la nécessité pour l'acteur de maîtriser une technique extra-quotidienne du corps. Cette technique vise l'atteinte d'un niveau de pré-expressivité garante de la théâtralité du travail de l'acteur. On retrouve cette technique sous des formes variées dans toutes les approches de formation théâtrale, comme en témoigne les recherches de l'ISTA, International School of Theatre Anthropology.

L'auteur nous présente plusieurs approches, dont celles de Michael Chekhov et d'Antonin Artaud, pour justifier l'articulation du locatif au comportemental dans la création du personnage, c'est à dire pour cerner la transformation du corps de l'acteur en celui, imaginaire, du personnage par le travail et la concentration sur un segment corporel. Ainsi donc, les choix d'interprétation de l'acteur correspondraient à des déplacements internes, d'un point d'énergie à l'autre; à une partition de jeu répondrait un itinéraire intérieur, une anatomie ludique.

Après avoir clairement établi le cadre de sa réflexion, l'auteur interroge sa propre approche de la latéralisation du corps, puis le système corporel de Delsarte, le système corporel du kathakali et les approches occidentales (Stanislavski, Craig, Grotowski). Il souligne les découpages anatomiques de ces formations et le rapport qu'elles entretiennent avec la polarisation des objets de concentration. Bien qu'intéressé par l'obsession comptable de ces gestuaires et de ces dictionnaires de signes, Larry Tremblay réussit à faire ressortir de ces systèmes extrêmement codés des constantes qui confirment la dissection du corps, la connaissance d'une géographie interne et la mobilité de l'ancrage corporel du travail de l'acteur.

Après une description minutieuse du système corporel delsartien, notamment autour du tableau de l'accord de neuvième, il note:

Les coordonnées spatiales qu'installe le système trinitaire définissent le corps comme un mobile sur un plan quadrillé dont chaque déplacement ... produit un sens précis. Le corps, objet polymorphe et pluridirectionnel, du fait de son association avec l'âme, perd son pouvoir d'insignifiance. Il se voit obligé de remonter à la surface du visible les faits et gestes de l'âme. (63)

Si l'auteur décortique ces systèmes corporels avec un plaisir de chirurgien, c'est pour en mettre en valeur l'ordre de priorisation des objets de concentration et situer les étapes d'apprentissage dans la formation générale de l'acteur. Car aucun des systèmes étudiés ne réduit l'interprétation à la reproduction mécanique de mouvements codifiés, Larry Tremblay le souligne fréquemment; c'est la formation que ces systèmes corporels donne à l'acteur qui interpelle l'auteur et non leurs esthétiques propres.

La segmentation, provoquée par la division du corps en régions et en agents mimiques, a amené Delsarte à élaborer une série d'exercices qui sont à l'origine de la conception de la danse ... Mettre l'accent sur les unités minimales du corps plutôt que sur le corps lui-même en tant que figure unique, brouille la fonction référentielle au profit d'une poétisation matérielle du corps en tant que signe obscur, énigme dont on sait qu'elle recèle du sens sans, pour autant, fournir les moyens d'y accéder. (68-69)

Larry Tremblay est tout aussi précis lorsqu'il présente le kathakali, dont il définit ainsi les grandes étapes de la formation d'acteur, qu'il rapproche des mouvements de la pensée théâtrale occidentale:

1) construction du corps technique conduisant à un super-contrôle du corps (Gordon Craig)

2) construction du corps émotif permettant à l'acteur de projeter son personnage au-delà des contraintes physiques (Meyerhold)

3) compréhension des motivations psychologiques des personnages amenant les nuances de l'interprétation (Stanislavski)

4) personnalisation du système et accès de l'artiste à son propre style (Grotowski)

Larry est très prudent dans ces rapprochements que l'Histoire autorise et que la fascination du théâtre oriental à fait naître.

Plusieurs ont cherché une méthode qui procurerait à son adepte le prodigieux contrôle corporel de l'acteur oriental. Mais les plus perspicaces se sont aperçus que l'essence du jeu oriental se situait au-delà du jeu corporel et que les nombreuses années consacrées à perfectionner une technique trouvaient leur véritable achèvement non uniquement dans la virtuosité d'une performance, mais plus difficilement dans l'expression de l'invisible, qu'il soit appelé « âme », « esprit », « présence » ou qu'il demeure anonyme dans le silence qui existe avant la dénomination. En effet, le contrôle du corps est une étape nécessaire à un contrôle plus profond du soi. (101)

Voilà le sens véritable de ces essais sur le corps auquel l'acteur demande de rendre l'âme et l'itinéraire de ces poursuites à l'intérieur de soi pour déplacer le je et donner place à l'autre. « Le fondement du plaisir de l'acteur se situe au centre de son être. C'est en fait un ébranlement: celui du je » (128).

Larry Tremblay réussit à faire partager cette métaphysique du jeu qui choisit le corps et ses infinies limites pour nommer l'innommable. Attiré par la précision du manuel, surtout quand la pratique s'érige en système, le professeur cède la place à l'acteur dans des passages d'un lyrisme troublant. « Les variations possibles du je que le jeu déploie donnent au corps de l'acteur une perspective intérieure, un point de fuite qui tire à lui l'imaginaire du spectateur » (130). Il allume aussi l'imaginaire du lecteur, qui pourrait lui reprocher de n'avoir pas comblé tous les creux du discours savant en choisissant de ne pas argumenter les théories du corps, mais plutôt de confier, bien qu'en l'articulant, une pensée qui puise à l'extérieur du livre, loin de nous, dans le jeu, son énergie vitale et sa vérité.