JEAN LAFLAMME
Les recherches poursuivies depuis plus de quinze ans par le professeur Jean-Marc Larrue sur l'histoire du théâtre à Montréal se sont manifestées par la publication de divers articles--notamment dans l'Annuaire théâtral dont il fut le directeur-fondateur--et de cinq ouvrages de poids. Le Monument inattendu est la dernière en date de ces publications.
Contrairement à ses productions précédentes, l'auteur ne limite pas son propos au seul théâtre. En exhumant de la poussière du passé le premier siècle d'existence de cette institution qu'est le Monument-National, il fait l'histoire d'un lieu qui a été, bien sûr, la scène d'un théâtre, mais aussi de beaucoup d'autres manifestations culturelles. De fait, les activités théâtrales ne comptent que pour à peu près la moitié du livre. Le Monument inattendu est davantage un ouvrage d'histoire socio-culturelle, celle de la société et de la culture montréalaises vues dans leur diversité et leur multiethnicité à travers le Monument-National qu'ont animé diverses organisations, dont le théâtre. Rassemblée au point de départ en vue de constituer un dossier favorable à la préservation du Monument comme bien culturel, la matière de ce livre s'est ensuite enrichie au point d'aboutir à une oeuvre écrite--au moins dans sa première partie--dans le sens de la nouvelle histoire, les éléments sociologiques, politiques et économiques se mêlant à l'événementiel.
Pour les chercheurs en théâtre, l'intérêt de ce livre est que pour la première fois, à la connaissance générale, on présente de façon aussi développée et approfondie les théâtres d'autres groupes montréalais que les groupes francophones et anglophones. On y trouve la première analyse connue, d'une certaine ampleur, sur le théâtre yiddish. C'est aussi la première fois qu'on parle avec autant de détails du théâtre chinois. Par ailleurs, l'ouvrage n'a pas la prétention, confirme l'auteur, de faire une analyse exhaustive de toutes les activités théâtrales produites au Monument-National, ce qui aurait signifié, pour les cent années écoulées, à peu près dix mille titres et quelque 150 000 comédiens; l'index d'un tel inventaire aurait couvert à lui seul plus de 500 pages! L'auteur a plutôt essayé de faire ressortir les faits marquants, en se basant sur deux critères:
1) Le retentissement qu'a eu en son temps l'événement produit, ce qui se retrouve à travers la presse d'époque, et le prolongement de cet événement par rapport à la postérité. Par exemple, les Soirées de Famille, la Passion, les Veillées du bon vieux temps, les spectacles de la Bolduc, les Fridolinades, Tit-Coq, ou les productions de l'Équipe sont des événements qui ont eu un grand retentissement immédiat. Mais alors que la Passion n'a pas eu de retentissement postérieur, sauf pour des imitations, ni les Veillées du bon vieux temps, ni les spectacles de l'Équipe, Tit-Coq est demeuré de tout temps un monument historique encore reconnu comme tel aujourd'hui. Quant aux Fridolinades et aux spectacles de la Bolduc, ils connaissent un prolongement parce qu'on les redécouvre aujourd'hui. Ces événements, malgré leur diversité, sont donc retenus dans l'analyse du Monument inattendu.
2) La vision rétrospective d'autres événements qui n'ont pas eu de retentissement à l'époque ni de prolongement aujourd'hui, mais qui sont annonciateurs de situations futures, expliquant en quelque sorte le présent. Ainsi les premières productions des Compagnons de la Petite Scène, en 1921-1922, que l'auteur fait ressortir parce qu'il a vu en eux les premières manifestations de la modernité théâtrale.
Quant aux activités amateures ou professionnelles dont le livre ne parlepas, c'est qu'elles n'ont pas pris un caractère d'événement ni à l'époque ni aujourd'hui, ni ne furent annonciatrices de quelque situation présente. En résumé, l'auteur a voulu établir, par le canal du théâtre, en quoi le Monument-National, ce grand rendez-vous populaire, aura été un catalyseur d'idées, un lieu d'avant-garde et un agent dynamique dans la société québécoise.
Parallèlement au théâtre, il est question de cinéma. On y apprend que les débuts du cinéma à Montréal ont eu lieu sur la rue Saint-Laurent, et le Musée Éden à l'intérieur du Monument-National a été l'un des berceaux du cinéma. Les premiers pas et l'évolution du cinéma montréalais des premiers temps sont donc rappelés à cette occasion.
La musique a eu aussi sa place au Monument, de nombreux concerts d'artistes célèbres ayant figuré au programme. L'opérette est présentée comme le genre le plus apprécié par le public du Monument et aussi comme le plus durable. On apprend en effet que la Société canadienne d'opérette (1921-1934), suivie des Variétés Lyriques (1936-1956) « ont assuré au Monument-National la plus longue série de succès publics et artistiques de son histoire» (237).
Quant aux autres activités abritées par le Monument et décrites dans l'ouvrage: conférences populaires ou universitaires, rassemblements politiques et nationalistes où défilèrent de grands orateurs tels Chapleau, Mercier, Laurier, Henri Bourassa, Lionel Groulx et autres, cours de formation populaire technique, etc., tentatives durables dans l'ensemble, elles servent à démontrer à leur tour que le Monument-National a longtemps conservé sa valeur symbolique aux yeux des Canadiens français, même si l'édifice a profité davantage et pendant longtemps à d'autres groupes linguistiques montréalais.
Autre découverte: le livre nous apprend que l'avènement de la modernité juive précède de peu, à Montréal, celui de la modernité québécoise. Les Juifs n'auraient-ils pas influencé les Québécois dans ce domaine? En effet, certains témoignages établissent que les créateurs québécois de l'époque allaient assister au théâtre juif. À défaut de preuve formelle, l'auteur nous met en présence d'une coïncidence intéressante: les grandes troupes modernes de théâtre juif, en provenance de l'Europe de l'Est, sont à peine arrivées au Monument-National qu'on assiste déjà à l'avènement de la modernité québécoise au même théâtre.
L'écriture générale de l'ouvrage captive le lecteur par la vie qu'elle redonne à l'évolution historique du Monument. Le tableau vivant qu'offre le premier chapitre nous introduit au sein de la bourgeoisie canadienne-française de la fin du siècle dernier; il nous permet de communier aux aspirations culturelles de celle-ci, de rêver avec elle d'un édifice grandiose qui serait « le phare de la race », de buter enfin comme elle sur l'inévitable pierre d'achoppement, l'embarras financier qui entraînera des coupures saignantes dans les plans de la construction, la location de l'édifice à des fins parfois très éloignées de la culture--on sourit au rappel des combats de boxe-le partage forcé avec les étrangers et les déficits désespérants.
Le coeur de l'étude, par sa description animée des diverses activités produites au Monument au long des décennies, nous montre comment des fruits imprévus sont venus aider à maintenir l'essentiel de l'idéal des concepteurs de l'édifice, et comment un souffle nouveau réveilla de ce fait la collectivité québécoise.
Le dernier chapitre, intitulé «Le naufrage du Monument», nous tient en haleine. La dégradation du bas de la rue Saint-Laurent, envahi par la commercialisation du vice, compromet la survie de l'institution après la seconde guerre mondiale. Que fera-t-on de ce vieil édifice? Des efforts successifs font alterner détresse et enchantement, espoir et résignation. La démolition est même envisagée, lorsqu'un concours de circonstances permet de sauver au dernier instant le Monument, devenu la propriété de l'École nationale de théâtre du Canada.
Le Monument-National a-t-il connu le véritable oubli? questionne l'auteur. Oui, répond-il, et pour tout le monde. Lorsque l'École nationale de théâtre a acheté l'édifice, c'est parce que d'une part elle ne trouvait pas d'autre lieu disponible pour une occupation temporaire en attendant une nouvelle construction--celle d'un super-immeuble à l'angle des rues Saint-Denis et Laurier--et que d'autre part le bas prix demandé pour le Monument permettait cet achat. Mais l'École s'est vite rendu compte que dans le contexte politique des années 1970-1975 elle n'obtiendrait jamais l'argent nécessaire à la super-construction souhaitée. Il était en effet politiquement indéfendable de consacrer 30 ou 40, voire 50 millions pour construire une école nationale de théâtre canadienne à Montréal. À défaut d'argent pour construire le super-complexe, n'était-il pas plus raisonnable de songer à un aménagement du Monument-National en guise d'agrandissement?
Le premier projet de l'École nationale a donc été celui d'une rénovation de l'édifice. Mais de pressantes interventions auprès des gouvernements insistèrent pour que le Monument soit préservé dans sa forme originale. C'est à ce moment qu'on commença à se pencher sur le passé du vieil immeuble. Invoquant des raisons de patrimoine et d'héritage à conserver, on en vint à demander un budget de restauration. Reconnu comme bien culturel classé, le Monument-National sera entièrement rajeuni et inauguré de nouveau en juin 1993, à l'occasion des fêtes de son centenaire.
Le choix du titre, le «monument inattendu», se justifie tout au long du livre par de multiples raisons qu'on peut regrouper en trois catégories.
1) Monument inattendu d'abord par son aspect lui-même: jusqu'à la restauration actuelle, nul passant n'aurait pu du dehors se douter que l'intérieur révélait un lieu physique si plein d'audaces d'ingénierie et d'architecture--sa structure d'acier est l'une des premières de l'époque--surtout dans son immense et superbe salle de spectacle.
2) Monument inattendu aussi par son histoire, une histoire riche qu'on avait oubliée: on réapprend aujourd'hui avec surprise que le Monument-National a abrité les premières manifestations du mouvement féministe et du mouvement coopératif québécois, le début du théâtre professionnel à Montréal, les premières assemblées du foyer communautaire yiddish, la première université populaire au Québec, etc., tous événements tombés dans l'oubli avec l'évolution de la société.
3) Monument inattendu enfin par le paradoxe de son échec: a peu près rien de ce que les fondateurs avaient prévu ne s'est réalisé; en revanche, cet échec a valu à l'institution, malgré les vicissitudes de son histoire, un cheminement encore plus extraordinaire. L'édifice n'a jamais été le grand théâtre francophone qu'on avait désiré, mais il a été le plus grand foyer d'art juif en Amérique. Il n'a pu être « la gloire des Canadiens français et le symbole de leur dynamisme», ce à quoi la Société Saint-Jean-Baptiste le destinait, mais il a été le premier centre de culture multiethnique à Montréal. On n'a pas réussi à en faire un lieu de conservation de la grande tradition théâtrale, mais il a été le lieu du théâtre d'avant-garde, de la recherche et de la fuite en avant.
Notes, index et bibliographie viennent enrichir la matière de cet ouvrage présenté sous une forme attrayante. L'index, fait par l'éditeur, a toutefois oublié quelques noms importants. Le texte microscopique des notes et leur renvoi à la fin des chapitres frustre le lecteur trop avide. Quelques incorrections n'ont pu être évitées, bien qu'elles soient facilement décelables: ainsi le prénom de Jean-Paul Jeannotte, transformé en Jean-Pierre (237 et index); le coût de la restauration du Monument, réduit à 1 750 000 dollars au lieu de 17 500 millions (296, note 16).
On s'interroge davantage sur certaines affirmations problématiques. Lorsque l'auteur dit, par exemple, à propos des contradictions nationalistes des Québécois, que ce sont « des paradoxes qui ne dérangent personne » (p. 137), il n'embrasse sûrement pas tous les événements contradictoires--car il s'en est trouvé plusieurs au Québec qui ont soulevé des remous--ni toutes les couches de la population, quand on sait que seule la bourgeoisie s'accommodait de ces paradoxes. Dans la section suivante, qui traite des grands orateurs ayant figuré au Monument, on signale la présence du gouverneur du Rhode Island, Aram Pothier, un Québécois de naissance qualifié par la population de «Laurier franco-américain». Lorsque l'auteur dit de ce personnage qu'il «incarne le génie de la race» (145), on ne peut s'empêcher de retrouver làune expression chère à Lionel Groulx et on aimerait savoir si elle ne viendrait pas tout droit de lui.
Certains regretteront peut-être qu'on n'ait pas profité de ce chapitre pour regrouper les divers orateurs du Monument selon leurs tendances respectives et faire les distinctions qui s'imposent entre les différents concepts du nationalisme. Mais ce sont là des discussions qui auraient vraisemblablement débordé, et possiblement de beaucoup, le cadre défini par l'auteur.
En somme, Jean-Marc Larrue nous livre le fruit d'un travail impressionnant, tant par la profondeur de son approche que par la patience et la qualité de ses recherches. Le lecteur y partage aisément la passion qu'a eue l'auteur pour son sujet. Grâce à cet ouvrage, l'histoire du Monument-National est maintenant chose faite, et bien faite.