FRANÇOIS COLBERT, avec la collaboration de JACQUES NANTEL et SUZANNE BILODEAU, Le marketing des arts et de la culture. Boucherville: Gaëtan Morin éditeur, 1993. xvii + 308 pp.

BENOÎT LAPLANTE

Lire ce livre permet de mesurer le chemin parcouru depuis dix ou quinze ans dans les rapports entre les approches économiques et le monde de la culture. On le sait: avant la crise des finances des états, l'administration et la gestion, comme disciplines et comme pratiques, étaient considérées, par la plupart des gens oeuvrant dans le domaine des arts, comme étrangères sinon antithétiques à leur action. L'idée que l'on puisse constituer une sous-discipline comme le marketing des arts aurait été interprétée comme une tentative de normalisation d'un secteur de l'activité sociale, sinon par essence anarchique, du moins à bon droit marginal. La chose, aujourd'hui, n'étonne plus et on se rend bien compte, à la lecture, qu'il est devenu difficile d'imaginer l'entreprise artistique sans ses professionnels de l'administration.

François Colbert et Jacques Nantel sont professeurs à l'École des hautes études commerciales; Suzanne Bilodeau siège aux conseils d'administration de plusieurs organismes. Leur ouvrage est structuré à partir d'une idée énoncée dès la préface: le marketing doit être un ensemble d'outils au service de la mission artistique des entreprises de ce secteur particulier de l'économie. Cette idée, toute simple, est pourtant une prise de position et annonce un renversement qui rapproche le marketing des arts du marketing social et l'éloigne du marketing conventionnel et même de celui des industries culturelles. Pour les auteurs, il est clair que les arts ne sont pas des industries culturelles dont les produits, comme ceux des autres industries, doivent être conçus pour répondre à une demande identifiée a priori. Au contraire, poursuivent-ils, les oeuvres d'art sont produites par les artistes en fonction de critères qui ne sont pas ceux du marché; elles existent avant qu'on ait identifié une demande. Le spécialiste en marketing des arts n'a pas à intervenir dans la conception des produits, comme le font ses collègues des autres secteurs de l'économie. Il doit plutôt trouver leur marché à des produits qui existent déjà et consacrer ses efforts à faire en sorte que tous les individus qui sont susceptibles de devenir des consommateurs d'art le deviennent.

Le marketing des arts et de la culture est clairement un manuel destiné à un public d'étudiants en gestion et en marketing des arts qui désirent justement apprendre à repérer et convaincre les consommateurs d'art. La forme dissiperait tout doute s'il en était: chapitres qui semblent correspondre à autant d'exposés magistraux, plan et objectifs énoncés au début de chaque chapitre ainsi que résumé, questions et exercices, notes et références à la fin de chacun. Le genre est contraignant mais il permet aux auteurs de proposer un tour d'horizon assez complet du sujet. Après un premier chapitre où est examinée la nature spéciale de la relation entre l'entreprise artistique et le marketing, on traite tour à tour du produit, du marché, du comportement du consommateur, des différents éléments de la composition commerciale (prix, distribution, promotion), de l'information et finalement du contrôle et de la planification.

Pour le sociologue que je suis, lire un manuel de marketing des arts ou assister à un colloque sur la gestion des entreprises artistiques reproduit immanquablement l'impression que l'on a, enfant, lorsqu'on découvre les mouvements de sa propre image dans un miroir, impression que l'on revit, plus tard, lorsqu'on aperçoit son image en direct à l'écran d'un téléviseur sur lequel on a juché une caméra vidéo: on se reconnaît, mais tout semble à l'envers.

On connaît la guerre de positions qui oppose les sciences économiques--qui se réduisent à peu près complètement, dans l'Occident d'aujourd'hui, à la doctrine néo-libérale--au reste des sciences sociales. La doctrine néo-libérale a pour ambition de rendre compte de la totalité de l'activité sociale à partir du modèle de la maximalisation de l'utilité sous contrainte et prétend, se fondant sur la cohérence de ses prémices, pouvoir en déduire les meilleures règles de la vie sociale, la politique apparaissant alors n'être rien de plus que l'activité déployée par certains pour empêcher que ces règles ne soient suivies. Les autres sciences sociales ne se résument pas à un seul modèle ou une seule doctrine mais admettent toutes, à des degrés divers, que la régulation de l'activité sociale et économique est une affaire politique et que l'identification des valeurs et la reconnaissance des groupes sociaux est au coeur de la compréhension de la vie politique. À cause de son but, qui est de maximiser les revenus des entreprises, on serait tenté de croire le marketing voisin des sciences économiques. En réalité, les préoccupations du spécialiste en marketing sont bien plus proches de celles du sociologue que de celles de l'économiste. Le modèle micro-économique fonctionne en effet sans la moindre information sur les critères utilisés par les unités d'analyse pour ordonner les biens entre lesquels elles doivent répartir leurs ressources. L'économiste en profite pour évacuer de son univers toute recherche sur les valeurs et leurs liens avec la structure sociale ce qui lui permet, au plan politique, de proclamer la souveraineté de l'individu. Toute l'efficacité du marketing repose au contraire sur la connaissance des valeurs en fonction desquelles les consommateurs effectuent leurs choix, et la préoccupation fondamentale du spécialiste en marketing--et a fortiori du spécialiste en marketing des arts qui n'intervient pas dans la conception du produit--est l'identification des groupes de consommateurs qui partagent entre eux des valeurs et qui accordent une grande importance aux produits dont il a la charge. L'impression d'inversion provient apparemment de la situation particulière du marketing dont le but, identique à celui qui est postulé par la théorie économique la plus orthodoxe, exige, pour être atteint, que l'on dispose de connaissances dont la nature contredit l'interprétation généralement donnée, par les économistes, des postulats de leur modèle. Dans l'ouvrage de François Colbert et de ses collaborateurs, les effets de cette contradiction sont les plus évidents dans les deux chapitres les plus étroitement consacrés à la théorie et à la méthode de recherche.

Les sciences sociales s'intéressent généralement aux processus et aux structures. On cherche à comprendre comment les sociétés sont structurées, comment ces structures changent ou se maintiennent, comment des événements s'enchaînent pour construire des suites apparemment ordonnées et signifiantes. Un sociologue qui s'intéresse à la diffusion des oeuvres d'art partira d'une certaine conception de la structure de la société et tentera de voir, par exemple, comment celle-ci recouvre ou s'écarte de la structure des comportements des consommateurs d'oeuvres d'art ou, encore, s'interrogera sur la régularité avec laquelle la position des individus sur les caractéristiques qui décrivent le mieux la structure sociale conduisent à adopter certains comportements face aux oeuvres d'art. Dans sa manière d'aborder une question analogue, le marketing se distingue radicalement des sciences sociales, y compris la science économique. Alors que la recherche en sciences sociales s'intéresse aux processus et aux structures à partir des axes qui classent les gens, le marketing pense littéralement les processus à partir de leur aboutissement sans vraiment les reconstituer. Plutôt que de se demander où les résidents d'un territoire font leurs achats, on se demandera d'où proviennent les clients d'un magasin ou les visiteurs d'un musée; plutôt que de chercher à comprendre l'enchevêtrement de caractéristiques qui conduit les individus ou les groupes qui forment une population à se comporter de différentes manières, on les classera tout d'abord selon leurs comportements quitte à chercher a posteriori ce qu'ils ont en commun outre le comportement. S'il est hors de doute que cette approche satisfasse les entreprises qui commandent les études de marché, elle ne peut donner au sociologue une autre impression que celle d'une pyramide inversée.

Le modèle présenté dans le chapitre sur le comportement des consommateurs témoigne des effets de la position particulière du marketing quant à la nature de ses constructions théoriques. Pour les économistes, l'étude du comportement du consommateur se ramène à l'élucidation de la maximalisation de leur fonction d'utilité. Pour le spécialiste en marketing, nous l'avons vu, il est au moins nécessaire de reconnaître l'existence d'un processus qui relie les valeurs et les choix d'une part et un ensemble de caractéristiques individuelles et sociales d'autre part. Il n'est cependant pas nécessaire de penser ce processus de manière scientifique stricto sensuF: il est suffisant de le concevoir d'une manière qui permette l'action stratégique. Il en résulte que la représentation d'un processus social peut être correcte du point de vue du marketing mais totalement aberrante du point de vue des sciences sociales. Le modèle du comportement des consommateurs proposé dans ce livre en est un exemple frappant. On apprend tôt, en sciences sociales, que les processus ne sont jamais directement observables, qu'ils ne peuvent être reconstruits à partir de liens entre des caractéristiques observables et qu'ils demeurent ainsi, à tout jamais, des structures hypothétiques. Dans le modèle de Jacques Nantel, certains processus, comme celui de la décision et celui du traitement de l'information, sont traités comme des caractéristiques alors que, selon la logique des sciences sociales, ils devraient être décrits comme des structures de relations entre les caractéristiques des individus, celles des produits et celles des situations. On peut dire la même chose de la motivation dont on a l'impression qu'elle concentre et résume les caractéristiques contextuelles--celles du produit, le processus de concurrence et les caractéristiques sociodémographiques des individus--mais que l'auteur ne place pas dans les processus décisionnels. Il en est encore de même de la concurrence, qui semble traitée comme une caractéristique du produit alors qu'on l'imaginerait plus facilement comme un sous-processus dont la description, l'analyse et la représentation doivent être reprises et précisées dans chaque cas. Il est difficile de dire si cette manière de représenter les processus, dérivée des préoccupations stratégiques des gestionnaires et orientée vers l'action mais qui ne peut pas être traduite en démarche de recherche empirique, crée des difficultés aux spécialistes du marketing qui doivent mener des recherches empiriques pour planifier leurs actions. Chose certaine, elle alimente l'impression d'inversion et rend difficile le dialogue avec les chercheurs en sciences sociales qui s'intéressent à la diffusion des arts.

On aura compris que j'ai lu l'ouvrage de François Colbert et de ses collaborateurs avec les yeux d'un sociologue, ce qui n'était pas le meilleur angle pour lui rendre justice. Qu'on ne se méprenne pas pour autant: dans la mesure où je puis en juger, le manuel est excellent et il satisfait à ses objectifs. L'orientation que ses auteurs lui ont donnée, mettre le marketing au service des arts, peut difficilement être contestée. Comme je l'écris plus haut, il permet en plus au lecteur qui n'est pas un étudiant en marketing mais qui est par ailleurs intéressé aux aspects socio-économiques de la diffusion des arts, de comprendre la place particulière qu'occupe le marketing par rapport aux disciplines scientifiques qui s'intéressent aux arts. En tant que chercheur en sciences sociales, je ne puis néanmoins que regretter de constater une fois de plus qu'il semble si difficile de concilier le démarche de la recherche aux exigences de l'action.