BERNARD LAVOIE
C'est avec une discrétion et un respect surprenants que Robert Lévesque nous livre cette série d'entretiens sur le théâtre avec Jean-Pierre Ronfard. Lévesque, fait preuve de discernement dans l'édition de ces discussions nous transmet, sous une forme séduisante, l'essentiel de ce que le metteur en scène, auteur, comédien, directeur de troupe et professeur Ronfard lui a confié.
C'est un drôle de mariage que celui de ces deux hommes. Nul à Montréal n'ignore les conflits qui les ont opposés par le passé, le critique considérant souvent l'artiste trop brouillon, alors que l'artiste considérait le critique trop vindicatif, voire injuste. Toutefois, à l'intérieur de ces entretiens, ils se retrouvent liés par un amour du théâtre qui semble leur faire oublier les querelles passées. Ce qui leur permet de faire le point sur une carrière bien remplie, celle de Jean-Pierre Ronfard.
Cet ouvrage est avant tout un bilan. Un compte-rendu biographique, où à l'aide de Lévesque, Ronfard explique comment, de circonstances en circonstances, il s'est forgé une place dans le théâtre québécois tout en contribuant à l'inventer. Entretiens avec Jean-Pierre Ronfard se divise, de façon chronologique, en trois parties qui portent chacune un titre métaphorique: "Sur la route du théâtre ou la pirogue"; "Mettre en scène ou le chercheur d'or"; "Explorer ou la coquille de l'escargot".
À ces trois parties s'ajoute une courte pièce inédite intitulée La leçon de musique 1644 écrite en 1986, et une liste des principales pièces et mises en scène de Ronfard.
Sur la route du théâtre ou la pirogue
Cette première partie, en plus de placer Ronfard au coeur de deux pratiques, (une expérimentale à l'Espace libre et une institutionnelle au Théâtre du Nouveau Monde), nous fait voyager avec lui dans le temps et l'espace. On passe rapidement sur sa naissance à Lille en 1929. On s'attarde un peu sur l'éveil de sa passion théâtrale à travers le mouvement de décentralisation du théâtre dans la France des années 40. On le retrouve en Algérie, vers 1950. Puis l'on s'arrête sur son premier voyage à Montréal. On redécouvre, à travers Ronfard, la fondation de l'École nationale de théâtre, les premières productions du TNM (dirigé à l'époque par Jean Gascon) et les expérimentations de l'Égrégore. Il y a là tout un monde théâtral en devenir que Ronfard, entre autres, contribue à faire naître. Puis, après un retour en Afrique, c'est son expérience de la révolution de mai 68, pendant laquelle Ronfard, avec une troupe itinérante, se prend à croire qu'il est possible de changer le monde par la création et l'art théâtral.
Mettre en scène ou le chercheur d'or
En 1969, Jean-Pierre Ronfard devient secrétaire général du Théâtre du Nouveau Monde. Il y accomplit un travail que l'on pourrait associer à celui d'un dramaturg. Au cours de cette période qui se termine par la fondation du Théâtre Expérimental de Montréal en 1975, il met sa formation classique au service de sa soif de nouveauté et se retrouve metteur en scène en pleine possession de ses moyens. Il devient aussi un des piliers de la création théâtrale québécoise. À cette époque, alors qu'il ne se reconnaît que peu d'affinités avec Michel Tremblay, qu'il respecte beaucoup, il met en scène Sauvageau, Barbeau et Gauvreau, donnant un souffle nouveau, dans un style différent, au théâtre d'ici.
Voulant mousser la création québécoise d'aujourd'hui, il égratigne en passant le système actuel de subventionnement des gouvernements qui étouffe le théâtre et l'emprisonne dans des saisons où la rentabilité le condamne soit à devenir bourgeois, soit à périr. Deux alternatives que Ronfard refuse violemment.
Pour lui, le théâtre doit demeurer iconoclaste et délinquant. Il se reconnaît dans certains metteurs en scène contemporains et conclut comme suit cette deuxième partie.
Ce qui me séduit chez les metteurs en scène d'aujourd'hui ... prenons des gens comme Maheu, Denis Marleau, Paula de Vasconcelos, Jean Asselin, Alice Ronfard, Jean-Frédéric Messier, Denoncourt, etc., même si je n'aime pas tel ou tel de leurs spectacles, c'est que je sens en eux des artistes qui ne sont pas assis, qui restent des Don Quichotte à cheval, flamberge au vent, prêts à foncer, qui ne sont pas lassés d'explorer toutes les possibilités que l'art du théâtre leur offre. (106)
Explorer ou la coquille de l'escargot
Cette troisième partie est sans doute la plus percutante du livre. Ronfard nous y livre sa passion pour l'aventure du Théâtre Expérimental et les gens qui y collaborent. Il y décrit les joies et les souffrances d'un théâtre collectif où tout devait être décidé à l'unanimité. Il évoque les souffrances des conflits avec Pol Pelletier et la rupture qui donna naissance au Théâtre Expérimental des Femmes et au Nouveau Théâtre Expérimental. Il savoure ses complicités avec Robert Gravel, Robert Claing et Anne-Marie Provencher. Il retrace la fondation de la Ligue Nationale d'Improvisation (LNI) et l'usure de sa nouveauté. Évidemment, il parle de l'extraordinaire expérience humaine et théâtrale qu'a été Vie et mort du roi boiteux. Il décrit aussi, à travers plusieurs autres spectacles, l'esprit de communauté de ces artistes qui est encore aujourd'hui au coeur de la création qui se fait à l'Espace Libre sur la rue Fullum, dans le quartier populaire d'Hochelaga-Maisonneuve à Montréal. C'est là que Jean-Pierre Ronfard est sans nul doute le plus à son aise pour créer, de spectacle en spectacle, un théâtre en devenir, toujours à réinventer.
Puisque ce n'est pas un ouvrage de recherche, le livre prête à caution. Les événements relatés le sont du point de vue de Ronfard. Il se trouve dans ses affirmations plusieurs éléments qui appelleraient des recherches plus approfondies. Cet ouvrage possède une facture plus journalistique que scientifique. Il n'en demeure pas moins que Entretiens avec Jean-Pierre Ronfard donne le goût au lecteur de se créer un petit groupe de recherche, de partir à l'aventure, de risquer le théâtre. C'est un ouvrage inspirant et chaleureux qui remet le lecteur en contact avec la passion sans laquelle le théâtre sous toutes ses formes serait impossible.