Rémi Tourangeau. Fêtes et spectacles du Québec. Région du Saguenay-Lac Saint-Jean. Québec: Nuit Blanche Éditeur, 1993. 399 p.

JEAN LEVASSEUR

Le Groupe de recherche en théâtre populaire de l'Université du Québec à Trois-Rivières se donne comme objectif général d'étudier et d'analyser la nature et le sens des célébrations commémoratives de diverses régions du Québec, célébrations qui s'accompagnent souvent de représentations scéniques "plus ou moins modelées sur les formes anciennes des jeux théâtraux d'Occident" (20). Dans ce premier ouvrage, Rémi Tourangeau et son équipe ont choisi de s'attarder sur les pageants historiques, ces événements d'inspiration anglo-saxonne où une communauté se rassemble autour de la création d'un spectacle à être joué en plein air par des amateurs (21), en raison de leur connotation à la fois chimérique, symbolique et identitaire (leur capacité d'éveiller le sentiment d'appartenance). Ce volume, consacré au Saguenay-Lac-Saint-Jean, voit les chercheurs se concentrer sur deux événements particulièrement importants, le Pageant historique de 1938 et La fabuleuse histoire d'un royaume inauguré en 1988, qui commémoraient respectivement le centenaire et le cent cinquantième anniversaire de cette région.

Il s'agit là d'un ouvrage réussi, et les critiques et commentaires qui suivent ne seront que secondaires par rapport à l'immense travail de dépouillement et d'organisation historique, tant dans sa synchronie que sa diachronie, effectué par Rémi Tourangeau et son équipe. Cet ouvrage fera sans nul doute la joie des historiens, littéraires et amateurs de culture populaire, et le bonheur des habitants du Saguenay-Lac-Saint-Jean, qui s'y retrouveront à travers les lieux et les moments du passé offerts par ce livre. Fêtes et spectacles du Québec entre ainsi dans la lignée dix-neuvièmiste de l'Abbé Casgrain et de l'École patriotique du Québec, conservatisme religieux en moins: on y retrouve le même intérêt et la même passion pour la connaissance et la préservation des us et coutumes populaires auxquels un peuple est historiquement et émotionnellement attaché. Cet intérêt n'est d'ailleurs pas un phénomène isolé; récemment encore, par exemple, Serge Malouin publiait son Histoire du théâtre à Sherbrooke (Productions GGC / Éditions de l'Université de Sherbrooke, 1994), et les sociétés d'histoire régionales (on en compte plus d'une centaine à travers le Québec) continuent d'être très actives, et ce malgré toutes les coupures budgétaires.

Les groupes de recherche permettent, on le sait, une récupération encyclopédique de données et il est facile, parfois, d'oublier les objectifs premiers, et de verser dans un excès d'information dont on ne peut alors plus saisir le sens général véritable. D'entrée de jeu, l'équipe de Rémi Tourangeau tombe un peu dans ce piège. Les deux premiers chapitres ont pour objet de démontrer au lecteur, par l'histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de ses célébrations populaires, le caractère distinct de cette région du Québec. Le lecteur se voit toutefois entraîné dans un feu roulant d'illustrations, qui vont des soirées dansantes de la saison des bleuets à la Coupe de curling Brier-Labatt et au 5le championnat canadien de tir à l'arc, éléments qui, à part leur plus bas commun dénominateur (leur sens "festif"), nous éloignent trop souvent du centre d'intérêt de cet ouvrage. Qui plus est, cette ouverture excessive, plutôt que de démontrer le caractère particulier de cette région, donne l'impression d'une "effervescence" culturelle et sportive comparable à celle de n'importe quel autre espace géographique de la province. Les phases de développement culturel (p. 41) que l'on nous propose (omniprésence du clergé, divertissements populaires, développement de la culture de masse à travers les médias, recherches esthétiques depuis les années 60, etc.) contribuent à cet imbroglio puisqu'elles ne sont en aucun cas particulières au Saguenay-Lac-Saint-Jean, mais représentatives de toute la société québécoise, comme l'ont démontré depuis longtemps bon nombre d'historiens.

Plus sobre et beaucoup mieux centré, "L'héritage des spectacles historiques" (chapitre 3) situe le lecteur dans un contexte théâtral global qui lui permet de saisir l'évolution des diverses manifestations scéniques des XIXe et XXe siècles, à partir du théâtre de collège (que le Groupe choisit d'appeler "théâtre collégial") jusqu'au travail plus organisé et plus professionnel des troupes et cercles de théâtre. Une synthèse des grands "pageants" (aquatiques et de scène) nous permet de mieux saisir la progression diachronique qui amena à la création en 1988 de La fabuleuse histoire d'un royaume: le Pageant historique du Centenaire du Saguenay (1938), Mon fleuve et ma cité (centenaire de Chicoutimi, 1942), le Pageant du Centenaire de Jonquiere (1947), le Pageant du 3e Centenaire du Lac-Saint-Jean (1947) ne furent ainsi que les premiers événements commémoratifs qui contribuèrent à l'attrait populaire croissant des jeux dramatiques à plus ou moins grand déploiement dont l'objectif demeurait la connaissance et la re-présentation de l'histoire générale.

C'est sur cette longévité particulière des spectacles populaires à saveur historique que se concentre l'équipe de Trois-Rivières dans la deuxième partie de l'ouvrage. "L'espace qui sépare ces spectacles peut être significatif d'une certaine construction de l'imaginaire saguenéen et jeannois" (p. 147), nous suggère-t-on. Afin de mieux explorer cette théorie, les auteurs se penchent alors sur l'étude respective puis comparative des deux créations sans doute les plus connues et les plus représentatives de cette tendance: le Pageant historique du Père Laurent Tremblay, o.m.i. (1938) et la première version du texte de Ghislain Bouchard, La fabuleuse histoire d'un royaume (1988), dont les textes jusqu'alors inédits nous sont offerts en annexe. L'analyse des appareils formels de chacun (les structures temporelles, le rôle du narrateur, le langage etc.) les amène à conclure, dans un premier cas (et ce n'est certes pas là une surprise), à une déformation de l'histoire au profit d'une idéologie religieuse conservatrice et, dans le second cas, à une "heureuse harmonisation de l'histoire et de la fiction" (p. 176) dont n'est toutefois pas absente une certaine interprétation de l'histoire, qui tiendrait ici d'une "critique implicite du capitalisme et de ses ravages sur la communauté saguenéenne" (p. 178). L'analyse littéraire qui nous est ainsi offerte demeure sans faille, bien fondée et abondamment illustrée; il faut toutefois souligner, et regretter, l'absence de perspectives théoriques plus vastes (ne seraient-ce que celles tirées des écrits de Raymond Aron) qui auraient donné l'occasion aux auteurs de formuler une véritable philosophie de l'histoire (le chapitre 4 ne s'intitule-t-il pas "La vision de l'histoire dans l'écriture des textes"?) et ainsi échapper à des conclusions plus que prévisibles. Là encore donc, il semble que le projet premier (définir les empreintes d'un imaginaire régional) ait été quelque peu oublié, et il ne nous semble pas que les deux derniers paragraphes du chapitre, où apparaissent soudainement les théories de Bakhtine et Frye, soient suffisants pour comprendre l'union suggérée entre le concept d'histoire et celui d'identité.

De telles critiques ne peuvent certes pas s'appliquer aux excellents cinquième et sixième chapitres, consacrés respectivement à une étude comparative de la "signification de la théâtralité des représentations" et au phénomène de réception, pour les spectacles de 1938 et 1988. Tourangeau et son équipe effectuent ici un travail de recherche et d'analyse impeccable. Le financement, les lieux scéniques, le recrutement des comédiens, les équipes de réalisation, la symbolique des accessoires, le rôle des costumes, la mise en scène, la gestuelle des acteurs, la musique, les chants et les choeurs, les chorégraphies, tous ces éléments de production font l'objet d'une analyse axée sur le sens esthétique des deux grandes représentations. Si les conclusions finales, encore une fois, ne contiennent pas de révélations particulièrement transcendantes (le Pageant historique est teinté de connotations religieuses, tourné vers le passé et cherche à "prolonger un rêve patriotique au-delà du quotidien" (p. 253), pendant que La fabuleuse histoire favorise une esthétique basée sur la création des émotions dans un climat de type nationaliste), les commentaires sur chacun des points demeurent d'une grande richesse informative. Le dépouillement exhaustif des journaux, la remise de questionnaires (dont un exemple en annexe aurait été apprécié) et de nombreuses entrevues permettent finalement au Groupe de recherche de démontrer le glissement de la réception, d'une prise de conscience de son histoire en 1938 à la création d'un mythe identitaire en 1988 (p. 283).

Si nous ne sommes pas convaincus de la réussite des objectifs sociologiques de ce projet (le développement d'un "processus d'édification de l'identité régionale" (p. 285)), en raison entre autres d'une certaine faiblesse théorique en ce domaine, il demeure pour nous évident que Fêtes et spectacles du Québec. Région du Saguenay-Lac-Saint-Jean de Rémi Tourangeau et du Groupe de recherche en théâtre populaire de l'Université du Québec à Trois-Rivières (dont nous regrettons le caractère trop souvent anonyme des membres, Marcel Fortin en tête), est un ouvrage important dans son approche théorique pour l'évolution des études littéraires au Québec. Sa clarté, sa rigueur, son souci du détail, sa conscience de la présence d'éléments externes qui influencent directement la notion de culture, et son désir de s'ouvrir au multidisciplinaire, constituent un amalgame original d'éléments rarement retrouvés dans notre littérature savante contemporaine.