JEAN-GUY CÔTÉ
Quand on s'intéresse aux études portant sur le théâtre des régions, la publication des résultats d'une recherche sur le sujet est accueillie avec enthousiasme. Celle de monsieur Serge Malouin, qui porte sur l'histoire du théâtre à Sherbrooke de 1940 à 1968, si elle a le mérite de porter à notre connaissance une quantité de faits de nature à éclairer justement cette histoire, déçoit. Je vais, dans les lignes qui suivent, apprécier l'ouvrage en question en indiquant à l'occasion en quoi mes attentes ne furent pas comblées.
L'objet de la recherche est clairement défini: "le théâtre fait et créé par les gens d'ici, à Sherbrooke, entre les années 1940 et 1968" (p. 7). L'auteur signale également cinq autres études abordant le théâtre à Sherbrooke, laissant entendre par là que la sienne développera un point de vue particulier sur le sujet. Or, il ne se dégage pas de perspectives claires de cette recherche, sinon celle de raconter "le théâtre des troupes locales et leurs productions dramatiques", de voir "le théâtre joué ici par le lieu de leur prestation" et d'aborder, "enfin, la création des textes de théâtre, de la scène et de la radio" (p. 7), exercices louables en eux-mêmes mais qui constituent un apport limité à l'histoire du théâtre de la région. D'ailleurs, le préfacier de l'ouvrage, monsieur Antoine Sirois, après avoir signalé quelques contributions originales de l'auteur à la recherche historique en Estrie, qualifie lui-même l'entreprise d'hommage "à tous ceux qui ont apporté leur contribution à la production et à la création dans les arts de la scène" (p. 3).
Habituellement, une introduction indique la direction que prendra la recherche, les appareillages théoriques et méthodologiques qu'elle utilisera (à tout le moins, sur les raisons qui justifient qu'on "s'éloigne des grandes théories littéraires" p. 165), ses hypothèses, ses limites et les résultats attendus. Celle-ci, quand elle aborde la notion de point de vue, pose une série de questions toutes plus intéressantes les unes que les autres sans jamais indiquer quel rapport elles entretiennent entre elles ni dans quel but ces questions sont posées. D'ailleurs, après la lecture du livre, plusieurs de ces questions demeurent sans réponse.
Si les limites de l'étude sont bien indiquées relativement aux sources d'information (La Tribune de 1940 à 1968), la justification du choix de la période pose problème. Pourquoi faire commencer l'étude en 1940 si on cherche à découvrir quels étaient les pionniers de l'activité théâtrale à Sherbrooke (p. 8) et si, en plus, on veut démontrer que la période dite de fragilité procède d'une autre où le théâtre était assuré d'une constance (p. 10)? La volonté de "dépeindre d'abord le passage de la constance à la fragilité" (p. 10) n'est pas réalisée. Pas plus que celle du passage de la "fragilité à la permanence" (p. 11) puisque le rôle réel du travail théâtral de l'Atelier dans le développement du théâtre à Sherbrooke et dans la professionnalisation du théâtre dans les régions du Québec n'est pas analysé.
La difficulté à saisir les orientations de l'étude de monsieur Malouin provient finalement du fait que ce qui tient lieu de perspective de recherche, de la fragilité à la permanence, n'est pas suffisamment explicité. Qu'entend-on par fragilité quand on voit l'extraordinaire activité de l'Union théâtrale de monsieur Lionel Racine (plusieurs productions par années, maintes tournées des spectacles dans plusieurs régions du Québec, diffusion du même spectacle sur de très longues périodes parallèlement à la création de nouveaux, participation à de nombreux festivals, organisation de stages de formation, etc)? La permanence ne serait-elle possible que dans le cas de la pratique professionnelle? C'est ce qui se dégage de l'étude, sans y être clairement affirmé, puisque les espoirs de permanence fondés sur l'Atelier de Pierre Gobeil semblent coïncider avec le passage de la pratique amateure au fonctionnement professionnel de cette troupe.
Le chapitre intitulé "La production" s'étend sur 114 pages, et constitue la pièce de résistance du texte. Sa subdivision en trois parties (les troupes et leurs animateurs, le rôle des festivals et les lieux de production) pourrait être intéressante mais l'introduction ne la justifie pas. Pourquoi cette division pour démontrer le passage de la fragilité à la permanence? Le problème ici vient du fait que l'analyse de cette production n'est pas réalisée.
Concernant les agents, c'est au hasard de la lecture que l'on apprend qui ils sont (des religieux, une Française, un professeur, un étudiant, etc). Serait-ce que l'on suppose connus ces animateurs ou encore que l'on juge sans importance les informations relatives à leur position dans le champ social et culturel pour comprendre leur orientation artistique et leur contribution à la vie théâtrale de la région? Le rôle des troupes dans le développement du théâtre à Sherbrooke est à peine abordé, l'étude se limitant la plupart du temps à dresser la chronologie des productions (date, titre de la pièce, lieu de diffusion), l'auteur et le metteur en scène n'étant pas toujours identifiés. Or, une chronologie est intéressante si on la fait parler: explication des choix, description des politiques artistiques que ces choix manifestent, analyse du répertoire, circulation des agents, réception du public, etc....
La section sur le rôle des festivals est plus analytique. Ce sont des concours qui orientent partiellement le choix de pièces, attestent de la qualité des spectacles, allant même jusqu'à provoquer la création d'une troupe (L'Atelier) en vue de participer au Festival d'art dramatique du Canada. Il apparaît évident que le jugement du milieu théâtral détermine davantage la valeur d'une production d'une troupe que son succès auprès du public. L'analyse fait également ressortir qu'à l'occasion de ces festivals, la lutte pour l'obtention d'un certain capital symbolique se manifeste de façon plus aiguë. Au Dominion Drama Festival (DDF), cette concurrence est d'abord vécue à l'intérieur de la région; elle se déplace ensuite au niveau du Québec, puis de tout le Canada. Cependant, progressivement, à la lutte entre troupes sur une base territoriale ou nationale, va se superposer une autre rivalité, cette fois-ci sur la base du mode de production, soit la lutte entre professionnels et amateurs.
Il est toutefois étonnant de voir monsieur Malouin déplorer la disparition du DDF en 1968. "Ainsi s'éteint un instrument de motivation très valable pour un théâtre s'étendant à l'ensemble du Canada" (p. 94). N'est-ce pas à ce moment-là que le théâtre québécois connaîtra justement sa plus grande effervescence? À l'AQJT, la motivation des troupes membres ne se trouve plus, pour cette période, dans la compétition mais plutôt dans un effort sans précédent pour "québéciser l'approche théâtrale"1 et renouveler l'écriture dramatique, ce que l'auteur considère comme "une conclusion dramatique et politique à toute la période de 1940 à 1968" (p. 98).
La description des lieux de diffusion, bien qu'elle établisse l'histoire de l'apparition de ces lieux, reprend en gros la chronologie de la production locale à laquelle est ajouté l'index des spectacles présentés par des compagnies professionnelles de l'extérieur de la région de l'Estrie. Encore là, l'analyse du répertoire offert en tournée est absente, ce qui ne permet pas de dégager quoi que ce soit relativement à ce contact du public de Sherbrooke avec les mélodrames, les textes classiques, les auteurs québécois en émergence.
L'ouvrage se termine par la présentation des auteurs dramatiques de la période, qu'ils aient écrit pour la scène ou la radio, et par un bref résumé de l'évolution de la couverture de l'activité théâtrale par les journalistes de La Tribune. Ces deux parties, très courtes, ne sont pas sans intérêt. De la première, on peut déduire que, si une certaine tradition d'écriture dramatique s'est développée à Sherbrooke, elle est redevable surtout aux auteurs du théâtre radiophonique tels monsieur Roméo Paquette. Ceux-ci auraient légué aux Yves Masson, Patrick Quintal et aux auteurs de nombreuses créations collectives leurs préoccupations pour des thématiques sociales et pour une écriture dramatique populaire. De la seconde, il ressort que la couverture journalistique est passée du simple commentaire à une critique plus argumentée puis à des articles d'analyse.
Tout au long de la description de l'activité théâtrale à Sherbrooke entre 1940 et 1968 à laquelle s'est livré monsieur Serge Malouin, de belles occasions se présentent pourtant où l'analyse de la contribution des animateurs et des troupes au développement du théâtre à Sherbrooke aurait été possible. Cette analyse, en plus d'éclairer une pratique théâtrale particulière située à Sherbrooke, aurait eu le mérite de mesurer les points de ressemblance et les écarts de cette pratique originale avec celle observée dans d'autres régions ou à Montréal. Par exemple, on aurait pu discuter les choix auxquels les animateurs ont été confrontés (la recherche de l'appréciation du public ou celle des pairs? p. 31). Il aurait été possible, avec l'information recueillie, de dégager des modes de fonctionnement des compagnies de théâtre qui transcendent la réalité locale et le contexte historique (la direction artistique d'une troupe peut-elle être partagée? p. 164), ou encore de signaler les activités exceptionnelles pour l'époque et qui sont devenues par la suite des pratiques plus courantes (le théâtre de commande p. 33). C'est à ce niveau que l'absence de cadre théorique se fait le plus sentir et la bibliographie en fin d'ouvrage (p. 183) est éloquente à ce sujet.
Cependant, l'étude met suffisamment d'éléments en place pour qu'on puisse observer le fonctionnement de l'Institution théâtrale et en dégager quelques règles générales. Ainsi, la concurrence entre les agents (animateurs, diffuseurs, jurés, journalistes, etc.) dicte la loi de ce fonctionnnement et régit les actions en vue de l'obtention de la reconnaissance du milieu, théâtral ou populaire, reconnaissance qui dote une troupe d'un certain capital, symbolique et financier, et dont en définitive dépend sa survie. Le théâtre à Sherbrooke entre 1940 et 1968 n'échappe pas à ce fonctionnement; au contraire, il en est une illustration convaincante. En effet, comment expliquer autrement la concurrence entre l'Union théâtrale et l'Atelier, entre les finalistes des sections du DDF, entre les professionnels et les amateurs, entre le théâtre produit à Sherbrooke et celui présenté en tournée par les compagnies métropolitaines?
Finalement, le travail de monsieur Serge Malouin fait très nettement ressortir le rôle du théâtre amateur, la nécessité de s'y intéresser et surtout d'en rendre compte pour comprendre et écrire l'histoire du théâtre québécois, comme le soulignait déjà, en 1976, monsieur Guy Beaulne dans son «Introduction » au Tome V des Archives des Lettres canadiennes.2 Sous cet aspect, et malgré les réserves que j'ai indiquées tout au long de ce compte rendu, l'ouvrage de monsieur Malouin reste appréciable et évite le piège des analyses biaisées auquel conduit le refus de considérer la contribution du théâtre amateur à l'histoire du théâtre québécois.
NOTES
1 Gilbert David, « A.c.t.a./a.qj.t.: un théâtre intervenant (1958-1980) », in Jeu, no 15, Montréal, Cahiers de théâtre Jeu, 1980, p. 12.
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2 Paul Wyczynski et coll., Le Théâtre canadien-français, Archives des Lettres canadiennes, T. V, Montréal, Fides, 1976, p. 9-17.
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