JOSETTE FERAL
I. Il ne peut exister de théorie scientifique et globalisante du théâtre.
Il faut s'en remettre à l'évidence, malgré les efforts et la multiplication des pratiques et des discours théoriques, la tension est toujours présente entre praticiens et théoriciens. Il s'agit d'une tension diffuse qui ne produit pas d'affrontements en règle comme cela aurait pu être le cas il y a près de 20 ans, mais elle est là, sous-jacente et ressurgit dans les moindres débats.
Cette tension semble tenir davantage à l'état des mentalités qu'à la nature même des démarches de pensée qu'implique la pratique ou le discours théorique. Je veux dire par là que le discours théorique, quelle que soit sa nature, demeure une pratique d'emblée suspecte pour la majorité des praticiens.
Un tel jugement réinscrit la distinction métaphysique entre le corps et l'esprit, entre le faire et le penser. On se souvient de la cité de Platon plaçant au ban de la société le poète (donc l'artiste) cependant que le mathématicien, traitant d'entités pures, en occupe la première place. Quelque chose de cette discrimination demeure encore aujourd'hui dont l'artiste ressent profondément l'injustice.
Malgré cette tension ponctuelle qui tient aux comportements de chacun, une évolution se fait néanmoins sentir due à des changements importants survenus ces dernières années dans le domaine de la théorie.
En effet, si l'on tient compte du fait que l'importance prise soudain par la théorie est un phénomène historique dont on peut dater les débuts à la fin du 19ème siècle et le point culminant dans les années 60, l'on comprendra alors qu'une certaine forme de réflexion théorique, courante il y a encore quelques années, a fait son temps: l'on pense à la sémiologie par exemple.
Ces méthodes d'analyse ont subi les contrecoups d'un soupçon généralisé qui embrasse toutes les théories totalisantes, qu'elles soient de nature politique, idéologique, scientifique, littéraire ou artistique. Il n'y a plus de théorie unificatrice, globalisante pas plus que d'idéologie forte.
Est-ce l'effet d'une valorisation excessive de l'individu au détriment du collectif? Est-ce plutôt le 'simple' effet de l'évolution de l'histoire? La réponse n'est pas aisée à trouver mais il n'en reste pas moins qu'on observe, depuis plusieurs années déjà, un éclatement des systèmes homogènes d'explication et d'analyse et la naissance d'approches théoriques plus parcellaires cherchant moins à repérer les paramètres communs à plusieurs phénomènes qu'à souligner les spécificités.
Or, dans le domaine du théâtre, plus encore que dans les autres domaines, toute pratique est nécessairement spécifique et tout discours qui cherche à en saisir la nature en-deçà ou au-delà de cette spécificité est condamné à l'échec. La sémiologie s'y est essayé avec les succès et les échecs que l'on connaît.
Il faut donc admettre définitivement aujourd'hui qu'il ne peut exister de théorie scientifique et globalisante du théâtre. Seule une multiplicité d'approches théoriques diverses s'appliquant à la pratique du théâtre peut en cerner la nature, apportant chacune un éclairage certes différent mais toujours limité. Dans toute analyse du phénomène théâtral, il subsistera toujours un 'reste' qui échappera à toute saisie théorique si complète soit-elle.
Sans doute est-ce de ces limites insaisissables de la scène, de ce 'trop', 'en trop', de ce 'surplus' que vient le plaisir du théâtre. Plus que pour toute autre forme d'art, ce dernier tient précisément à cette part d'irreprésentable dans le discours critique, à ce non prévisible, à ce 'flou' qui en fait l'essence.
II. Toute théorie du théâtre ne peut qu'être parcellaire.
Pour mieux comprendre l'importance des enjeux, un parcours rapide de l'état actuel de la théorie ou des théories du théâtre s'impose.
Posons d'emblée quelques balises:
1. Il n'y a pas de théorie du théâtre au sens général et englobant du terme pas plus qu'il n'existe de pratique en soi. Il n'existe que des théories et des pratiques spécifiques. Si l'on désire parler de 'théorie', il convient tout d'abord de définir de quelle théorie il s'agit: théorie anthropologique, sémiologique, psychanalytique, théorie de la communication, de la réception ... La théorie n'existe que dotée d'un déterminant qui en définisse l'objet.
2. Il n'existe pas non plus de science du théâtre au sens strict du terme. Il ne faut donc pas rechercher un système, une mathématique, une physique du théâtre.
3. Toutes les pratiques et toutes les théories ne peuvent être mises au même niveau lorsque l'on compare la réflexion théorique et les exigences de la pratique. Opposer théorie et pratique de façon générale revient à considérer que toutes les pratiques et toutes les théories se valent, ce qui est fondamentalement inexact.
4. Il serait plus fructueux de considérer que les pratiques et les théories qui s'édifient sont en fait deux formes de savoir et d'appréhension (traduction, peut-être) du monde. Si leurs résultats diffèrent (les théories aboutissant à un système abstrait de pensée, les pratiques à une réalisation artistique concrète), leurs objectifs par contre sont les mêmes: celui de comprendre le monde, de l'interpréter, d'en parler, d'agir sur lui au besoin.
5. Disons enfin que toute pratique et toute théorie a besoin de déterminer les outils et les méthodes qui lui sont nécessaires. Il n'existe pas de méthode générale d'approche qui transcenderait les spécificités irréductibles.
Ces à-priori étant posés, explorons l'étendue du champ théorique pour y repérer les principaux vecteurs.
Les théories du théâtre, quelque sophistiquées et complexes qu'elles puissent être, ne pourront jamais prétendre constituer un système conceptuel méthodique et organisé rendant compte de toutes les composantes du phénomène théâtral.
De nombreux discours critiques (sociologie, sémiologie, psychanalyse, socio-critique, théorie de la réception . . . ) ont tenté de le faire en cherchant à cerner la multiplicité de la représentation, privilégiant tantôt l'un tantôt l'autre des discours scéniques (le texte, l'espace, le jeu, le rapport à la société, au spectateur) mais aucun n'a réussi à édifier des concepts et notions qui puissent rendre compte adéquatement de la totalité du système. Le théâtre demeure un 'système flou', difficilement définissable.
Il faut donc s'en remettre à l'évidence. Une science qui se pencherait sur l'essence du théâtre n'existe pas parce que le théâtre n'existe qu'à travers la diversité de ses manifestations.
La conséquence immédiate en est que toute science du théâtre--et donc toute théorie--ne peut donc qu'être parcellaire et fondée sur une- vision nécessairement tronquée du phénomène théâtral dans son ensemble. Nécessairement limitative, toute théorie construit son objet. On pourrait même dire qu'elle programme, par la nature même des questions qu'elle pose, les réponses qu'elle compte obtenir.
III. Distinguons les théories analytiques et les théories de la production.
En dépit de ces limites, il n'en reste pas moins que le champ théorique demeure fort vaste et que l'on peut y repérer de nombreux axes de réflexion.
Nous en distinguerons deux qui couvrent l'essentiel des démarches critiques. Ceux-ci diffèrent profondément tant par leurs méthodologies que par les objectifs visés: nous avons, d'une part, ce que nous appellerons les théories analytiques qui s'interrogent sur la façon de mieux comprendre le phénomène théâtral et produisent des outils à cet effet. Nous avons, d'autre part, ce que nous définirons comme les théories de la production qui visent, quant à elles, une meilleure façon de produire le théâtre.
A. Les théories analytiques
Les théories analytiques partent souvent de l'observation de la représentation. Elles ont pour objectif de mieux comprendre le spectacle et de produire des notions, concepts, structures, repères qui permettent de saisir l'édification du sens sur scène et la nature des échanges qui s'y produisent: du texte à l'acteur, de l'acteur au spectateur, des acteurs à l'espace, du corps à la voix ... Ces théories visent le savoir: développement des connaisances, meilleure compréhension de la représentation ...
Ces théories procèdent de deux façons:
1. Soit de façon inductive. Elles partent alors de l'observation de nombreuses pratiques pour repérer des constantes, poser les bases d'une méthodologie, édifier des systèmes d'explication. Elles débordent donc souvent, en fin de parcours, l'analyse d'une représentation spécifique, d'une pratique ou d'une forme esthétique, cherchant à tirer des conclusions d'ordre plus général qui seraient applicables à d'autres pratiques: l'anthropologie théâtrale telle que la pratique Eugenio Barba semble se rapprocher le plus de cette méthode.
2. Soit de façon déductive. Elles partent alors de systèmes de pensée déjà constitués qu'elles tentent d'appliquer au théâtre pour décrire le phénomène de la représentation. Ces théories, ébauchées à partir de champs idéologiques autres que celui du théâtre, trouvent néanmoins dans ce dernier un champ fertile d'utilisation. C'est le cas des théories sociologiques, psychanalytiques, anthropologiques, sémiologiques, ainsi que des théories de la réception ou celles de la communication ... Elles empruntent toutes à d'autres domaines d'observation leurs outils et leurs méthodologies mais elles donnent néanmoins un éclairage particulier au phénomène théâtral qu'elles débordent largement.
B. Théories de la production
Il existe un second groupe de théories que l'on pourrait appeler les théories de la production dont les objectifs sont de comprendre le phénomène théâtral comme processus et non comme produit. Elles cherchent à donner des outils ou méthodes pour que le praticien développe son art. Elles visent le savoir faire.
Presque exclusivement ébauchées par les praticiens eux-mêmes, ces théories de la pratique sont utiles aux divers artisans du spectacle: acteurs, metteurs en scène, scénographes. Elles ne visent pas le mieux comprendre mais le mieux faire ... Elles constituent une façon de théoriser la pratique. Entrent dans cette catégorie les textes de Appia, Craig, Meyerhold, Tairov, Vakhtangov, Jouvet, Stanislavski, Brecht mais aussi ceux de Dullin, Brook, Grotowski et tant d'autres.
Paradoxalement, entrent aussi dans cette catégorie les textes de Diderot ou d'Artaud qui ne sont certes pas des praticiens du théâtre mais dont les réflexions visent bien à introduire une nouvelle façon de faire du théâtre.
Parfois plus proches d'une méthodologie que d'une véritable théorie, ces réflexions permettent néanmoins de mieux penser le phénomène théâtral comme apprentissage et comme création.
Ces théories de la production sont celles que privilégient les praticiens qui y trouvent de quoi nourrir à la fois leur réflexion et leur savoir-faire. C'est à elles qu'ils se réfèrent plus volontiers lorsqu'on leur parle de théorie du théâtre.
Ces multiples schémas que nous avons distingués pour la commodité du propos, ne s'excluent pas vraiment. Leur limites sont parfois nébuleuses et se superposent les unes aux autres mais il nous a semblé toutefois utile de marquer ces distinctions afin de mieux cerner la nature des rapports confus que la théorie entretient avec la pratique. Mais au terme de ce parcours, l'on se demande toutefois s'il n'y aurait pas moyen que ces deux axes 'théoriques' que nous avons mentionnés (les théories analytiques et les théories de la production) se rejoignent, dialectisent et s'enrichissent mutuellement? Telle est la question que l'on aimerait poser.
Pour l'instant, cela semble difficile vu la différence des objectifs poursuivis par chacun des groupes et la différence des intérêts.
Il n'en demeure pas moins qu'il y aurait peut-être lieu de chercher comme troisième vecteur théorique des zones où le questionnement et les attentes du praticien et du théoricien seraient de même nature: zones théorico-pratique ou pratico-théorique où les questions posées partiraient de la pratique mais où les réponses ne pourraient pas être trouvées sans la coopération des praticiens et des théoriciens et de leurs modes de réflexion réciproque: travail sur l'énergie par exemple, sur la présence de l'acteur, le corps, la voix et son rapport au texte ... Autant de zones 'floues' et pourtant fondamentales à la fois pour la démarche du praticien et pour la compréhension de l'analyste.
Dans une telle perspective, le modèle de rapports entre la théorie et la pratique serait plutôt celui de la pièce de monnaie dont les deux faces, bien différentes et pourtant indissociablement liées, ne constituent qu'une seule entité. Modèle idéal peut-être dont le praticien comme le théoricien se prennent parfois à rêver.
Ne pourrait-on aussi ajouter aux modèles déjà existants, d'autres modèles de théorisation mieux appropriés à la nature éphémère de la représentation théâtrale: théorie du flou, du mouvement, du hasard, du chaos? Cela permettrait d'adapter nos modèles à l'évolution des savoirs. Sur ce chapitre, la recherche théâtrale a encore un certain chemin à faire.
Quittant donc les systèmes de théorisation rigides, il semblerait utile aujourd'hui que nous définissions de nouvelles voies d'exploration, de nouvelles dimensions de la théorie qui puissent rendre compte de ces ensembles flous (théorie de la séduction, de l'obscène peut-être ... ). C'est uniquement à ce prix que le discours théorique pourra rejoindre la pratique du théâtre et en parler de façon vivante.
NOTES
1 Première parution / first published in Theatre schrift 5-6.
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