TIBOR EGERVARI
Dans son article « This Discipline Which Is Not One » Richard P. Knowles plaide avec éloquence pour une sérieuse remise en question de la division entre la théorie et la pratique théâtrales dans l'enseignement universitaire. Il estime que la suppression de la ligne de démarcation, ou du moins son affaiblissement, rendrait cet enseignement beaucoup plus apte à remplir son rôle d'empêcheur de penser en rond.1 Son argumentation est non seulement juste dans l'abstrait, mais elle arrive à un moment particulièrement opportun. Tout porte à croire en effet que l'enseignement universitaire traversera une assez longue période de restructuration et le moment est certainement venu de le soumettre à ce genre de décapage.
Compte tenu de la différence, non seulement entre l'anglais et le français, mais aussi entre les deux traditions et leurs expressions propres, je m'efforcerai de saisir la balle au vol et de faire changer légèrement de direction.
Le mot «academic», utilisé par Knowles, se traduit mal en français. Son équivalent « universitaire » ne couvrant qu'une partie de la réalité j'utiliserai donc «théorie» pour décrire une réalité plus compliquée. De même, «method acting » est d'un moindre poids dans la tradition française où la menace vient plutôt de la dernière mode. Enfin, en français, nous ne faisons pas une véritable distinction entre « drama » et « theatre ». Par contre, le mot que nous partageons avec l'anglais et dont nous avons usé et abusé est celui de « profession» et, partant, «professionnel» et « professionnalisme ». Je commencerai donc par l'introduire dans la problématique.
Nos universités sont organisées de telle façon que les disciplines de base traditionnelles, non seulement y trouvent leur compte, mais y réalisent leurs plus hautes aspirations. Rien ne vaut pour un historien une chaire dans une université dotée d'une bonne bibliothèque et d'un centre de recherche. Il en va certainement de même pour le théoricien du théâtre. Par contre, la plupart des praticiens considèrent le campus au mieux comme un pis aller, au pire comme une déchéance. Leur séjour n'y est jamais que temporaire en attendant la véritable consécration dans le « milieu professionnel ».2 La fusion souhaitée par Knowles demeurera donc boiteuse tant et aussi longtemps que nous ne changerons pas notre attitude face à la « profession ».
Il n'y a pas si longtemps, « professionnel » voulait dire tout autre chose, et ce nétait pas forcément glorieux. Aujourd'hui, le mot couvre à la fois un statut social: gagner sa vie en exerçant le métier, un qualificatif: être compétent et, en mettantces deux notions ensemble il renvoie à: faire partie d'une élite chargée d'établir ses propres normes. Face à cette aristocratie se trouve rejeté dans la foule des manants « l'amateur » qui ne fait du théâtre que pour son propre plaisir, qui est incompétent et qui, surtout, est exclu du cercle des initiés aristocratiques, ceux-là mêmes qui établissent les normes donnant accès aux privilèges. Oubliant l'étymologie du mot amateur (celui qui aime), on l'a même remplacé par celui de «communautaire» qui s'accorde mieux à la correction linguistique ambiante.
Or, comme le souligne si justement Knowles, les écoles professionnelles ont pour souci de reproduire les modèles existants et de fournir une main d'oeuvre rompue à des techniques supposées neutres censées s'adapter à toutes les situations. Pour utiles qu'elles soient à la société, elles ne remplissent donc pas un des rôles essentiels dévolu normalement à l'université: la constante remise en question de l'état des choses et de leur perception. Cette activité, appelée aussi recherche dans d'autres disciplines, a souvent été au théâtre le fait d'amateurs. Antoine et Copeau le furent à leurs débuts tout comme les Compagnons de St-Laurent. Il est surprenant que l'université n'ait pas senti la nécessité de renouer avec cette noble tradition.
Il faut donc faire un petit pas de plus par rapport à ce que suggère l'article de notre collègue. Certes, intégrer théorie et pratique pour répondre adéquatement à la vocation pédagogique de l'université, mais ce faisant, il faut redonner son véritable sens à la pratique universitaire: le questionnement sans complexe de l'état actuel du théâtre. Et pourquoi ne pas accepter que l'esprit amateur, dans le sens où l'entendait Daniel Boorstin, élise définitivement domicile sur nos campus et y joue un rôle déterminant?
Cela créerait sans doute une rupture, en tout cas temporaire. Car l'esprit véritablement amateur ne pourrait faire autrement que s'attaquer aux structures et à l'esthétique que celles-ci véhiculent. L'aristocratie professionnelle réagirait comme toute aristocratie soucieuse de sauvegarder l'ordre établi face aux prétentions des manants turbulents; par le mépris d'abord, puis par l'anathème et, enfin, par une sorte de guerre ouverte. Il est difficile de prédire l'avenir, mais il appartient aux audacieux. Le sommes-nous suffisamment pour assumer notre rôle véritable, celui que la société nous a confié?
Quoi qu'il en soit, nous devons de toute urgence nous rendre compte d'une chose, et Knowles nous aide à le faire; le théâtre n'est plus, s'il l'a jamais été, un et indivisible, engagé dans le même combat, uni autour de la bannière lumineuse de l'art et de la culture. Que certains intérêts veuillent nous faire croire à cette fiction de l'unité est tout à fait normal. Mais il est tout aussi normal que les universitaires, que nous sommes, disent et démontrent haut et fort que le théâtre, tout comme le reste de la société, est fait de divisions et de diversité. Il y a de fortes chances que nous soyons obligés de remplir cette mission en coupant quelques liens qui nous sont chers et en nous attaquant à quelques tabous. Mais après tout c'est une des raisons d'être des campus et aussi un de leurs titres de noblesse.
NOTES
1 C'est moi qui utilise cette expression, mais je crois que l'auteur ne la désavouerait pas.
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2 D'ailleurs les conventions collectives qui reconnaissent le travail de création comme équivalent
de la recherche le font à condition que ladite création se fasse dans le milieu professionel. Il en
va de même pour les agences de subvention, notamment pour le Conseil des arts.
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