ENSEIGNER L'INENSEIGNABLE OU "LES FOUS INVENTENT LES MODES ET LES SAGES LES SUIVENT"1

TIBOR EGERVARI

Il est intéressant de noter que parmi tous les arts d'interprétation, le théâtre est le seul à ne pas avoir de véritables concours ou de compétitions. Certes, il existe des festivals avec des prix, des palmarès de fin de saison dans quelques grandes villes de théâtre, mais il n'y a rien de comparable à l'influence des Oscars, de la Palme ou du Lion d'or. Encore moins y a-t-il des concours d'interprètes comme en musique ou en danse classique. La raison en est relativement simple: il y a longtemps que le théâtre a perdu toute communauté de codes, seul instrument pouvant permettre des comparaisons justes et équitables. Or, comme l'enseignement est essentiellement une transmission de savoir, ou de savoir-faire, organisée autour de codes, l'enseignement théâtral de ce siècle a été fortement marqué par cette absence. Plus affecté que tout le reste par cet état de choses, l'enseignement de la mise en scène demeure constamment empêtré dans des débats idéologiques. Afin de démêler un peu l'écheveau je vais consacrer quelques lignes à l'évolution générale de l'enseignement théâtral.

Au début il n'y avait que des «enfants de la balle. » La jeune Armande ou le jeune Baron étaient des apprentis au même titre que l'apprenti boulanger ou boucher. On est apprenti toute la journée mais, en contrepartie, on a à sa disposition des modèles en abondance, si j'ose dire. La prochaine étape commence grosso modo vers la fin du 18e siècle lors de l'établissement des premières écoles, sous l'impulsion notamment de Lekain et de la Clairon en France. Un siècle plus tard les metteurs en scène, a peine leur existence théâtrale assurée, commencent à se mêler de former les comédiens. Nous y reviendrons. De nos jours, outre la multiplicité des écoles, nous assistons à une explosion exponentielle d'ateliers en tout genre, facilitant ainsi l'approche « caf6t6ria, » si chère à notre époque.

Mais revenons un instant à ce moment crucial dans l'évolution théâtrale qu'est le tournant entre le 18e et le 19e siècles, où l'on passe d'une situation de monopole qui régissait le théâtre un peu partout, à la libre concurrence capitaliste. Ce changement donnera le signal à la dissolution de la plupart des grandes compagnies. Elles emportèrent avec elles leurs styles qui furent leurs marques de commerce. Quelques décennies plus tard on comptera déjà sur le metteur en scène pour recréer style et ensemble.

Au fur et à mesure que l'organisation et l'économie théâtrales vont subir la révolution industrielle, l'apprentissage, au sens propre du terme, va céder sa place à la formation de groupe où au lieu de la proximité maître/é1ève, nous trouverons des enseignants devant des classes. Pour résumer très brièvement la formation du comédien, nous pourrions dire que du système d'apprentissage (beaucoup de maîtres/un é1ève) on passe au rapport un maître comédien/un é1ève (ce qui est le rapport de Lekain ou de la Clairon avec leurs é1èves avant la création de l'Académie Royale) et, finalement, à un professeur/plusieurs é1èves.

Parallèlement, l'enseignement d'une technique passe-partout cède peu à peu le pas à la propagation d'un système qui caractérisera l'enseignement fondé ou dispensé par des metteurs en scène. (Le comédien enseigne à un autre comédien comme un instrumentiste à un autre, alors que le metteur en scène façonne des styles d'ensemble.) Deux exemples nous touchent encore tout particulièrement aujourd'hui: la méthode stanislavskienne et le système de Michel St-Denis.

Mais comment se fait-il que les metteurs, en scène si prompts à former les comédiens et qui manifestement en tirent satisfaction, soient beaucoup moins enthousiastes dès lors qu'il s'agit de la formation de metteurs en scène? Auraient-ils plus d'intérêt à former des comédiens que des metteurs en scène? Il semblerait que oui.

Lors d'un colloque sur l'enseignement de la mise en scène tenu à Varsovie en 1980 (juste quelques mois avant Solidarit6, soit dit en passant), M. Zygmunt Hübner qui à l'époque dirigeait la section de mise en scène à l'École d'État de Varsovie, disait ceci: (comme it s'agit déjà d'une traduction du polonais à l'anglais je n'ose le traduire en franqais ... )

The director is a mute artist. He has no voice of his own, he expresses himself through others. Primarily through actors. Hence, he has to master this instrument if he wants his voice to sound clear and sonorous. (15)

Je crois que le professeur Hübner résumait bien la préoccupation essentielle du metteur en scène en matière d'enseignement. (À partir de maintenant je vais parler du metteur en scène avec tous les dangers de généralisation que cela entraîne et dont je suis conscient.) De fait, à bien examiner les attitudes d'un Stanislavski, d'un Copeau ou d'un Grotowski, on comprend bien le fameux désir de super-marionnettes de Craig. Le metteur en scène n'enseigne pas en raison d'une des nombreuses motivations traditionnelles de la pédagogie quelle qu'en soit la forme (transmettre un savoir reçu et enrichi, assurer la pérennité d'une entreprise etc.), le metteur en scène, emporté par son désir de «maîtriser» son instrument principal, le fignole, le bichonne, le plie, le forme à son image, convaincu qu'il est que «in the last resort the true creator of a theatre performance as a whole is after all the director, » (9) comme disait le président de l'ITI en 1980, M. Janusz Warminski. Donc les metteurs en scène devinrent maîtres, fondèrent des écoles, mais vraisemblablement pour des mauvaises raisons. Néanmoins, les écoles de comédiens, même ayant survécu à leurs fondateurs et devenues institutionnelles, continuent à devoir se demander régulièrement si tel ou tel spectacle sert vraiment les é1èves comédiens ou le metteur en scène qui est leur professeur temporaire ou permanent.

Quant à la relève en mise en scène elle n'a qu'à se débrouiller car, autant le metteur en scène est motivé pour façonner son instrument, autant se désintéresse-t-il des metteurs en scène en herbe. C'est qu'il lui manque l'une ou l'autre des motivations classiques de l'enseignement dont il était question plus haut. Transmettre un savoir reçu et enrichi serait bien difficile puisqu'en dehors des pays de l'ancien bloc de l'Est, la plupart des metteurs en scène actifs dans les pays industrialisés n'ont reçu aucune formation en mise en scène à proprement parler. Pour être plus précis, selon une enquête commanditée par la Fondation Calouste Gulbenkian de Grande Bretagne, et publiée en 1989, 64% des metteurs en scène britanniques sont dans ce cas. Je suis sûr que les chiffres seraient semblables au Canada. Quant à assurer la pérennité, il y belle lurette qu'aucune femme ou homme ne derneure suffisamment longtemps à la tête d'une entreprise théâtrale pour se sentir obligé, tel l'artisan pâtissier, à vouloir transmettre la recette secrète. Qui plus est. s'il y a une sorte de consensus de convenance sur la désirabilité de formation de metteurs en scène, et tous les rapports sur l'enseignement théâtral y vont de leur couplet obligé là-dessus, dès qu'il s'agit de réalisation la cacophonie règne en roi et maître. Cela peut paraître d'autant plus curieux qu'à bien y regarder l'enseignement du jeu se fait grosso modo selon les mêmes procédés de Vancouver à Moscou, en passant par l'Est ou par l'Ouest. D'où vient donc cette difficulté à trouver une base commune pour l'enseignement de la mise en scène?

Elle vient d'abord de la nature de la mise en scène du moins depuis le grand bouleversement de la seconde moitié du 19e siècle. (Contrairement à ce que prétend le Petit Robert qui donne 1873 pour l'apparitition de l'expression metteur en scène, ma plus ancienne référence est 1829 dans un petit ouvrage quelque peu satirique intitulé le Code théâtral, Psychologie des théâtres, manuel complet de l'auteur, du directeur, de l'acteur et de l'amateur, contenant les lois, règles et applications de l'art dramatique; par J. Rousseau, l'un des auteurs du Code civil. «Nourri dans le sirail, j'en connais les ditours. » Note-t-il en exergue. Je ne résiste pas à la tentation de citer:

Chapitre VI, article 5: Les choristes ne doivent pas se contenter de chanter; il faut encore que leur pantomime exprime, selon la situation, la douleur, la joie, la terreur, etc.: ce qui, vu leur intelligence ordinaire, est encore pour eux un travail particulier. Cela regarde le metteur en scène.

Donc le metteur en scène existait et s'occupait à faire jouer les choristes. Mais à partir du moment qu'il lui échouait de rénover l'art dramatique, rien de moins, la fonction s'est tout naturellement entourée d'un mythe d'intangibilité.

Pour ce qui est des personnes qui remplissaient et remplissent la fonction, on a vu que leur « origine, » fonctionnelle s'entend, échappe la plupart du temps aux contraintes d'un enseignement formel. De là à imaginer que l'on a ce petit je ne sais quoi, insaisissable et intransmissible, et qui a fait de vous ce que vous êtes, il n'y a qu'un pas. Écoutons le plus célèbre des metteurs en scène contemporains, Peter Brook, cité par l'enquête britannique: « You become a director by calling yourself a director and you then persuade other people that this is true.» (40) Et le même Brook au sujet de la formation dit: «A director can only work out of his particular talent, personality, experience, attitude to life, etc., so each director has to be considered a case apart. At the same time he can be helped in his formation.» (88) (Imaginez que quelqu'un dise cela de la formation des comédiens.) Cela recoupe d'ailleurs ce qu'affirme Stewart Laing: «You can't train someone to be an artist-you can only give them technical training. » (88) Et je pourrais multiplier les citations, mais je me contenterai d'une dernière, venant du regretté Alan Schneider qui, au tout début du colloque de Varsovie, disait ceci: «Most conferences come together because we want to discuss what we know; it seems to me that in this case we are coming together to discuss really what we are not sure of, what we don't know.» (10) En effet, comment enseigner quelque chose dont la raison d'être est l'invention, voire l'anticonformisme? Or, soulignons encore une fois que l'enseignement est essentiellement une affaire de transmission de savoir et de savoir-faire. Pourtant, un peu partout la mise en scène s'enseigne, certes avec des hauts et des bas, certes, manquant singulièrement de pérennité, les excuses sont toujours prêtes pour abandonner telle ou telle tentative au bout de quelques années, mais cet enseignement existe.

Il ne seurait être question ici de faire une étude exhaustive de ce qui se fait, tant dans les universités que dans les écoles de métier ou dans les théâtres à travers des programmes de stages ou d'apprentissage. Je voudrais simplement esquisser brièvement quelques données générales. Commençons par les peurs. Nulle part je n'ai observé autant de méfiance face à une éventuelle influence du ou des maîtres. Il est vrai que le danger de copie est moindre en étudiant le jeu avec tel maître comédien (on voit mal la jeune actrice de la pièce connue imiter la façon de parler de Jouvet) qu'en étudiant la mise en scène sous la tutelle de tel grand metteur en scène. Inversement, le metteur en scène, vu le petit monde du théâtre, pourrait s'inquiéter de voir ses «recettes» appliquées par une personne plus jeune et qui est sa concurrente potentielle. Mais ce sont là des problèmes qui existent dans tous les enseignements impliquant une part de créativité.

La peur surmontée, restent les étapes normales d'un enseignement spécialisé. La première est bien évidemment la sélection des candidats, ou comment déceler le talent et les aptitudes. Voyons comment les participants au colloque de Varsovie ont répondu à un questionnaire portant sur « les qualités requises »:

(Les participants n'avaient droit qu'à deux choix)
Créativité 14
Imagination 8
Leadership 7
Intelligence 4
Capacité de communiquer avec autres 3
Personnalité 3
Valeurs morales (connaissance de la vie et des gens) 3
Objectifs artistiques 2
Connaissances professionnelles I
Cohérence 1 (110)

Reste évidemment à savoir comment déceler ces qualités ou d'autres qualités chez les candidates ou les candidats. À cet égard l'imagination, c'est le cas de le dire, des dirigeants d'école est infinie. Permettez-moi de relater brièvement, non pas ce que nous imposons à Ottawa, mais ce que j'ai subi dans ma tentative infructueuse à Budapest il y a de cela près de 40 ans. Tout cela se déroulait devant un jury particulièrement intimidant. Exprès, Je suppose.

Réciter un poème (épreuve obligée de talent d'acteur en Hongrie). Expliquer ce qu'évoque en vous tel morceau musical (à l'époque je ne reconnaissais évidemment pas l'Apprenti sorcier de Paul Dukas). Même question au sujet d'un tableau d'un peintre hongrois du 19e. Enfin, une séance de questions incluant l'invitation à critiquer une mise en scène récente. J'ai eu la mauvaise ou la bonne idée de jeter mon dévolu sur Othello mis en scène par le président du jury. Je n'ai pas franchi cette étape. Un an plus tard j'ai été accepté à Strasbourg, avec une mise en scène sur papier des Fourberies de Scapin. Tout compte fait je pense que le monde n'a pas beaucoup changé ...

Une fois la sélection faite il faut é1aborer un programme. Selon l'enquête britannique les ingrédients d'un programme idéal sont les suivants:

(À noter que cette liste donnée par ordre de préférence a également été établie

par vote parmi les metteurs en scène participant à l'enquête.)
• Expérience de travail avec des comédiens.
• Capacité d'apprécier et d'analyser un texte.
• Aptitudes à la communication.
• Capacité de juger le jeu, la conception visuelle, la régie et autres talents et contributions techniques.
• Les techniques d'organisation et la capacité de gérer un budget.
• Connaissance directe du jeu.
• Capacité d'utiliser l'improvisation lorsque nécessaire.
• Très bonne connaissance de la littérature dramatique mondiale et de l'histoire du théâtre.
• Connaissance de la scénographie et de la conception des costumes. (81)

Que cela s'enseigne en 8 ans comme dans l'ancienne URSS ou en un ou deux ans, c'est une liste de bon sens. Quant à la manière d'appliquer ces bons principes il y a autant de méthodes que d'institutions. En viendrait-on à regretter l'absence d'une bonne méthode universelle comme « la m6thode » stanislavskienne pour le jeu ou le système de St-Denis? À voir.

Avant d'émettre un tel souhait, renversons un instant l'équation et voyons une liste de quelques grands metteurs en scène, toujours selon l'enquête britannique:

Lindsay Anderson Oxford
Peter Brook Oxford
John Barton Cambridge
Richard Eyre Cambridge
William Gaskill Oxford
Sir Peter Hall Cambridge
Frank Hauser Oxford
Jonathan Miller Cambridge
Trevor Nunn Cambridge (32-3)

Évidemment ils viennent tous d'Oxbridge, d'une époque bénie où dans une atmosphère d'émulation et de compétition ils faisaient mise en scène sur mise en scène avec leurs camarades, sous l'oeil bienveillant, mais distant, des administrateurs qui ne se mêlèrent que de loin à cette extraordinaire explosion. Ces étudiants se sont dépensés sans compter et en sortant, très jeunes encores, ils se lancèrent à la conquête du monde du théâtre. On pourrait sans doute ajouter à cette liste le nom de Mnouchkine qui à ce moment-là faisait ses études en Angleterre, si ma mémoire est fidèle. Mais de l'autre côté de la Manche c'est à cette même époque que Chéreau et Jean-Pierre Vincent fréquentaient le Lycée Louis le Grand. Brassard était au Collège classique et aux Apprentis Sorciers ...

Qu'est-ce que tous ces jeunes gens apprenaient donc dans ces hauts lieux de l'é1ite intellectuelle au lieu de fréquenter les bonnes écoles de théâtre déjà solidement établies? D'abord une liberté de penser. Une capacité de se dresser contre les idées reçues, une certaine arrogance de l'esprit que procure chez des gens doués la fréquentation du savoir. Orson Welles disait qu'en trois heures il pouvait apprendre àquiconque le maniement d'une caméra. Le reste, ajoutait-il, est une question de talent. Et il est vrai que les règles de base s'acquièrent relativement vite, à mon humble avis un an suffit, à condition qu'on ait une certaine connaissance théâtrale et une bonne capacité d'arrogance intellectuelle. Et un appétit insatiable.

Sinon en trois heures, en un ou deux ans on peut donc apprendre la technique, mais pas la créativité, la façon de penser mais pas l'invention, quelques règles de relations humaines mais pas le flair etc. Et, bien entendu, on peut et on doit apprendre toutes les doctrines et tous les conformismes. Ceux-ci, tout comme les copies que les peintres réalisent inlassablement dans les musées, serviront à la fois de base et de repoussoir.

Le théâtre est encore à l'ère des metteurs en scène et leur influence demeure prépondérante. Mais seule leur capacité d'absorber le passé et le présent sans s'y sournettre pourra continuer à leur garantir leur place. Il faut connaître le « maître » et sa conformité de même qu'il faut maîtriser la conformité au milieu ambiant. Et lorsqu'on est prêt, à 20 à 40 ou à 60 ans, à donner des coups de pied dans la fourmilière, on peut et on doit faire de la mise en scène.

Il s'en suit, me semble-t-il, que dans un monde où l'enseignement du jeu, de la scénographie et de tout le reste se professionnalise de plus en plus, c'est à dire se conforme de plus en plus aux modèles établis, si l'on se décide d'enseigner la mise en scène, il faut lui garder ce que l'esprit amateur a de plus précieux: la liberté.

Il serait trop long de citer les ouvrages generaux auxquels j'ai eu recours, mais les deux qui sont fréquemment cités sont:

Directors' Training Enquiry, Report. Calouste Gulbenkian Foundation, G.B., April 1989.

Symposium on the Training of Theatre Directors, Warsaw 13-17 May 1980. Polish ITI Center, 1982.

Notes

1 Cette communication doit évidemment beaucoup aux collègues et étudiants du Département de théâtre de l'Université d'Ottawa qui, depuis quinze ans que notre programme de mise en scène existe, n'ont cessé d'enrichir ma réflexion. Ma gratitude va également aux nombreux collègues à travers le Canada et à 1'étranger qui ont bien voulu échanger avec moi sur cette question. Enfin, tout dernièrement, MM. Gilles Marsolais du Conservatoire du Québec à Montréal et Paul Lefèvre de l'École nationale de théâtre du Canada m'ont fait l'honneur de m'éclairer sur certains points importants de leurs programmes.
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