Petit-tchaïkovski et ses paratextes: le cas du titre

ANTHONY M. WATANABE

La présente étude traite de la titrologie chez Fournier révélant ainsi la façon dont ce texte en marge qui fait partie de l'appareil paratextuel donne de l'ampleur et à l'opéra cadre et à l'opéra en châssé à travers la réflexivité. Multiples donc sont les niveaux de réflexion où il est question d'une pièce gigogne qui renvoie à la vie du compositeur québécois qui renvoie, à son tour, à celle du compositeur russe. C'est de cette manière que les paratextes chez Fournier, espèces de mises en abyme en marge, se rattachent au texte principal grâce à un rapport de réciprocité et d'interdépendance où ils s'illuminent l'un et l'autre.

This article examines the relation of the title of Fournier's play to the dramatic text and the manner in which the former amplifies the levels of signification of both the play and the play-within-the-play. An analysis of the title of Petit-Tchaïkovski serves to illuminate the reciprocal and interdependant relationship of title and text as each invariably informs the other.

1. Introduction

En dépit de leur ubiquité, les paratextes constituent un phénomène relativement peu analysé dans les études théâtrales. Pour les besoins de la présente étude, cependant, nous nous limiterons à la titrologie, discipline ainsi baptisée par Claude Duchet, ne touchant à la couverture et à l'intertitrologie que pour illustrer leur rapport avec cette première discipline. Livret d'opéra plutôt que pièce de théâtre, Petit-Tchaïkovski ou La liquéfaction de la lumière d'Alain Fournier explore le déroulement des répétitions d'un opéra autobiographique écrit par Claude, le personnage principal. Il s'agit donc du théâtre dans le théâtre, ou plutôt de l'opéra dans l'opéra. Le texte de Petit-Tchaïkovski est aussi une espèce d'hommage biographique au compositeur québécois, Claude Vivier, dont la mort tragique et scandaleuse à Paris se voit représentée chez Fournier. Commençons par une analyse brève du caractère scripto-visuel de la couverture imprimée.

Fig. 1. Couverture de Petit-Tchaïkovski ou La liquéfaction de la lumière d'Alain Fournier.

On remarque d'emblée (peut-être même avant de lire le titre) la figurine de Casse-Noisette, élément paratextuel lié à l'intertexte. Cette figurine intertextuelle, avec son regard menaçant et son épée, se veut une mise en abyme prospective dans la mesure où elle annonce l'apparition de Petit-Tchaïkovski, personnage de l'opéra enchâssé qui porte un costume de soldat de bois rappellant celui de Casse-Noisette, dans la scène où Claude, personnage de l'opéra cadre, est tué. Sous cette figurine dont les couleurs rouge et noire évoquent le sang etla mort respectivement et dont la silhouette ajoute à laspect menaçant et macabre de lensemble, on voit également une feuille de la partition signée par Michel Gonneville et Alain Fournier affirmant non seulement l'importance de la musique dans la pièce mais aussi le fait qu'il s'agit d'un projet collaborationniste. Il est à noter que cette feuille qui senvolerait sinon pour la figurine servant de presse-papiers, détaille non pas une scène de l'opéra cadre mais de l'opéra intérieur, illustrant d'emblée l'importance de la réflexivité. En tête du plat recto de la couverture nous lisons (plutôt verticalement) le nom de l'auteur, le titre abrégé et le nom de l'éditeur suivi par la collection dans laquelle se situe l'ouvrage. Cette verticalité se transforme en horizontalité sur le dos de la couverture où nous avons l'ordre renversé des renseignements que nous venons de mentionner. Et, au verso, nous rencontrons d'autres stratégies publicitaires telles qu'une photo de l'auteur accompagnée d'une mini-biographie ainsi qu'une synopsis de l'opéra vraisemblablement rédigée par Gilbert David, directeur de la collection « Théâtre » des Herbes Rouges.

2. Le Titre

2.1 Le Fonctionnement du titre

Avant de passer à l'analyse du titre de Fournier, observons les différentes fonctions du titre en général et de trois en particulier dont seule la première est indispensable. À savoir la fonction appellative pour identifier l'ouvrage, la fonction référentielle pour désigner son contenu global et la fonction conative ou publicitaire pour mettre en valeur l'oeuvre ou pour séduire des lecteurs potentiels. Une représentation d'une présentation et par conséquent forcément métalinguistique, le titre partage un rapport de réciprocité avec le texte dans la mesure où celui-là constitue « une source d'interrogations dont [celui-ci] constituera la réponse » (Vigner 30)  et vice versa à la suite de la lecture du texte. Mais pour Leo Hoek, « il ne s'agit pas simplement de remplacer les sens possibles du titre par un seul sens, le juste, ni de désambiguïser le titre, mais plutôt de voir comment les différents sens possibles sont confirmés dans le co-texte et comment ils contribuent à fonder le sens pluriel du titre » (43).

Ce sens pluriel est communiqué non seulement par les renseignements que nous offre le texte, mais par la mise en page qui, selon un choix motivé de l'auteur et de l'éditeur, met en évidence certains éléments comme par exemple le titre abrégé en rouge. Une telle stratégie typographique a pour corollaire la verticalité du titre à la différence de la linéarité du texte.

C'est ainsi que l'on peut considérer le titre comme étant un ensemble de syntagmes étagés les uns sur les autres, permettant un déchiffrage découpé qui, en répondant à un certain nombre de questions, facilite et guide la lecture (Vigner 35). Mais, faut-il le dire, ce qui est pour le lecteur une fonction proleptique, c'est-à-dire d'annonce, est pour l'auteur analeptique, le titre étant habituellement postérieur au texte quant à la rédaction. Sa fonction métalinguistique et sa temporalité mensongère donnent au titre des traits préfaciels.1

2.2 La Réception du titre

Il est possible de considérer le titre comme un moyen de construction d'un horizon d'attente. Par exemple, la quantité de matière titulaire est inversement proportionnelle à la quantité de questions qu'elle pose. C'est-à-dire que plus il y a d'indices titulaires, moins il y a d'interrogations, formule courante dans les publications savantes qui s'opposent aux publications littéraires dans la mesure où celles-ci n'offrent qu'un minimum de renseignements, laissant l'essentiel à l'imagination qui, on le sait bien, joue un rôle primordial dans la théorie de la réception. Ce contraste entre les publications savantes et les publications littéraires se manifeste à travers l'emplacement typographique du nom de l'auteur, en tête de page pour celles-ci, donnant une impression générale d'austérité, en avant-dernière position (c'est-à-dire juste avant le nom de l'éditeur) pour celles-là, accordant ainsi la priorité au contenu de l'ouvrage. L'abondance de matière titulaire du texte scientifique entraîne un horizon d'attente fortement structuré tandis que la relative pauvreté des renseignements fournis par le texte littéraire a pour corollaire un horizon d'attente plus ou moins indéterminé (Vigner 36). Comme il s'agit d'un texte littéraire -- pourtant pas sans éléments scientifiques -- la stratégie de la titraison de la pièce de Fournier correspond aux tendances. Regardons de près le titre Petit-Tchaïkovski ou La liquéfaction de la lumière.

3. Titre et sous-titre

Une division genettienne nous donnerait les parties suivantes: le titre, Petit-Tchaïkovski; le sous-titre, ou La liquéfaction de la lumière; l'indication générique, livret d'opéra. Nous y ajouterons l'attribution de la musique à Michel Gonneville, autre type d'indication générique que l'on peut qualifier d'« indice auctorial ». Laissons de côté pour l'instant le titre avec son renvoi onomastique qui mérite une étude approfondie. Le sous-titre, nous dit Vigner, généralement formulé d'un lexique plus communément partagé, peut désambiguïser le titre, composant déjà une réponse à une interrogation. Or, « ou La liquéfaction de la lumière », plutôt que de « répondre » au titre, multiplie les obstacles à l'entrée dans le texte, ceux-ci étant cependant non pas des obstacles qui découragent la lecture mais qui provoquent chez le lecteur virtuel le désir d'en savoir plus, de mieux connaître l'objet littéraire en y pénétrant davantage.

Nous remarquons dans ce court énoncé l'utilisation de la forme nominale, produisant un effet de mise hors du temps qui, dans le discours de la presse, correspond à un effet de distanciation de l'événement (Vigner 39). Or, plutôt qu'un effet de distanciation, la nominalisation du sous-titre de Petit-Tchaïkovski représente une tentative d'accrocher le lecteur, transformant celui-ci de « lecteur du titre » en « lecteur du texte » en piquant sa curiosité intellectuelle. Ce but perlocutoire de tout titre se trouve réfléchi dans le sous-titre de la pièce où le substantif « liquéfaction » implique non seulement un processus, une action, mais aussi une transformation.

4. Le Nom propre

Avant de passer à l'étude du titre et son jeu onomastique problématique, regardons d'abord le fonctionnement du nom propre (NP).2 Hoek distingue deux types de NP: le nom propre fictionnel (NPf) dont le sens provient d'abord du référent et ensuite du signifiant; et le nom propre non fictionnel (NPnon f) dont le sens provient du référent (Hoek 209). Il propose les schémas suivants pour éclairer cette distinction:

NPf

signifié

__

signifiant_référent

NPnon f

signifié

__

signifiant_référent

Or, dans le cas du titre de Fournier, nous avons affaire à un NPnon f qui, par le biais du diminutif « petit », devient fictionnalisé. Ceci mérite une explication. Le nom de Tchaïkovski avait une importance pour Vivier (et donc pour Fournier) non seulement à cause de l'identité de cette personne, mais aussi et peut-être surtout en raison de l'énigme posée par sa mort dont il sera question plus loin. Rappelons que Vivier projetait d'écrire un opéra sur le compositeur russe et avait déjà rédigé une quarantaine de pages à ce propos avant sa mort en 1983. Ainsi surdéterminé, le nom « Tchaïkovski » acquiert le statut d'un NPf, d'autant plus que Petit-Tchaïkovski n'est pas un personnage historique, comme par exemple Cromwell ou Chatterton. Mais même s'il l'était, une fois monté sur scène, un personnage historique devient fictionnalisé, nous dit Ubersfeld (42). Le paradoxe, c'est que le diminutif fictionnalise un NPnon f alors que d'habitude les surnoms servent à vraisemblabiliser un NPf. En effet, « le surnom représente (. . .) le garant hyperbolique de la mimesis, surclassant le simple NP en tant que production d'un 'effet de réel' » (Schor 71). Il convient de dire que le nom propre qui figure dans le titre de Fournier est à mi-chemin entre un NPnon f et un NPf. Un tel binarisme nous donne le schéma suivant:

Nous servant de la distinction entre désignation et signification, regardons leur fonctionnement illustré par le tableau suivant:3

NP / TITRE

FONCTIONNEMENT
Petit-Tchaïkovski Petit-Tchaïkovski ou
La liquéfaction de la lumière
Désignation - le compositeur russe
- le personnage du Goglu
- le co-texte
Signification - familiarité, jeunesse
- la musique classique
- l'amorce dun texte où il sera
question d'un personnage
appelé Petit-Tchaïkovski

Ici le NP, Petit-Tchaïkovski, désigne le compositeur russe ainsi que le personnage de l'opéra de Claude mais il signifie la familiarité et la jeunesse (petit) et la musique classique (Tchaïkovski). Pour ce qui est du titre lui-même, il désigne le co-texte, c'est-à-dire le livret d'opéra mais il signifie que dans ce texte il sera question d'un personnage appelé Petit-Tchaïkovski. Il est à noter que le lecteur de ce titre ne reçoit aucun indice a priori au sujet du fait qu'il s'agit d'un personnage dans un opéra enchâssé.

Le choix du patronyme par opposition au prénom est significatif chez Fournier. Non seulement un effet de désambiguïsation (Petit-Piotr?), le patronyme éloigne, situant la personne hors du groupe (Hoek 228). Évidemment, Tchaïkovski est hors du cercle vivien (diachroniquement mais non nécessairement artistiquement) mais Pierre, lui aussi, est marginalisé par rapport aux autres, malgré leurs efforts parfois malsains, notamment ceux de Genviève, Claude et Charles, de le rapprocher d'eux. Que Pierre soit hors du groupe se trouve renforcé par son apparent rapport amical avec l'Inconnu qui regarde, comme Pierre parfois, des coulisses. Cette distanciation est mise en évidence par la familiarité ironique, voire oxymoronique du diminutif.

Hoek accorde la priorité à la référentialité des noms propres quand il dit que « le nom doit être compris à l'intérieur du système textuel mais ne peut être expliqué que par ses remotivations culturelles et/ou discursives et donc par sa capacité de référence » (239). En dautres termes, au niveau de la signification, on comprend que Petit-Tchaïkovski est un personnage de l'opéra de Claude qui représente le désir homosexuel. Mais au niveau de la référentialité, on comprend que Fournier fait allusion au compositeur russe dont la prétendue relation homosexuelle avec le fils du tsar a fait scandale, provocant ultimement son décès par le suicide.

À la différence du titre, le NPf a pour fonction première de désigner et ensuite d'identifier, les personnages ne recevant des propriétés distinctives qu'à la suite de leur présentation au lecteur. Mais contrairement au NPf dont le fonctionnement se divise en trois stades successifs (désignation, identification, signification), le NPnon f identifie d'emblée.

Le NP, capable de se charger de significations non conventionnelles, se prête bien à véhiculer des valeurs idéologiques. Cette capacité a pour corollaire le fait que le NP, signifiant étiquette par excellence, est fort sujet à la subversion (Hoek 24). Il s'ensuit donc que le nom du grand compositeur russe soit subverti, diminué pour qu'il convienne mieux au contexte de l'oeuvre de Fournier en prenant d'autres significations, à savoir la familiarité, la jeunesse, la pédérastie.

À première vue le destinateur du titre semble être l'auteur, mais il faut reconnaître qu'il s'agit également de l'éditeur. Pour ce qui est du destinataire, la situation est un peu plus complexe. Si le texte est un objet de lecture, le titre est un objet de circulation ou même un sujet de conversation. Il est la charnière du littéraire et du publicitaire. C'est pour cela qu'au-delà du lecteur, les destinataires du titre sont l'éditeur, ses attachés de presse, ses représentants, les libraires et les critiques pour qui le rôle est surtout de faire lire sans avoir nécessairement lu soi-même (Genette 72). Ce sont donc des gens qui participent à la diffusion (qui est beaucoup plus large pour le titre que pour le livre) et à la réception de l'ouvrage.

À part le titre, le sous-titre et les indications génériques, il y a aussi ce que Genette appelle les intertitres où il s'agit de tout titre intérieur comme par exemple les titres des chapitres ou chez Fournier, la division des scènes en tableaux. Ces tableaux constituent des intertitres rhématiques dans la mesure où ils nous expliquent ce qu'ils sont. Les indications génériques sont alors par définition rhématiques. Les intertitres ont une valeur anaphorique puisqu'ils renvoient le lecteur à une connaissance antérieure. C'est de cette façon que l'intertitre thématique, « La cristallisation de la musique » de la Saillie de Michel Gonneville, nous rappelle le sous-titre, « ou La liquéfaction de la lumière » par rapport à un état chimique inverse dont il sera question plus loin.

5. Le Titre intérieur et la mise en abyme

Le titre de l'opéra de Claude peut être considéré comme une espèce de paratexte. Intradiégétique à la pièce cadre, le titre, « Le Goglu », est extradiégétique à la pièce enchâssée et se veut ainsi une sorte d'intertitre thématique enchâssé. Le Petit Robert nous dit que ce paratexte sonore désigne un oiseau chanteur et par extension, une belle voix, titre tout désigné donc pour un opéra. Le dictionnaire de la langue québécoise le donne comme terme d'affection (mon petit goglu) ou comme désignant un individu habile à jouer des tours. Et Le glossaire du français parlé au Canada définit un goglu comme étant un mauvais plaisant. Nous remarquons que les définitions deviennent de plus en plus péjoratives, pénétrant à chaque fois un autre niveau de la pièce, davantage profond et macabre que le précédent.

Les rapports entre cet intertitre et le titre proprement dit nous ramènent à la notion de mise en abyme déjà soulevée. Lucien Dällenbach nous dit qu'il y a trois types de réflexion qui sont déterminés par le degré d'analogie entre la mise en abyme, ici, « Le Goglu », et l'objet qu'elle réfléchit, Petit-Tchaïkovski. C'est de cette manière que nous avons la réflexion simple où le fragment entretient un rapport de similitude avec l'objet qui le contient, la réflexion à l'infini où il s'agit du mimétisme et la réflexion aporistique qui engendre un rapport d'identité.4 Pour les besoins de cette analyse, c'est la réflexion aporistique qui nous concerne.

Il y a deux procédés qui entraînent cette relation d'identité dont le premier, selon Dällenbach, est l'insertion dans la diégèse du titre du livre ou d'une expression équivalente.5 C'est ainsi que le paratexte enchâssé, « Le Goglu », en tant que terme d'affection, n'est pas un simple intertitre mais aussi, et peut-être surtout, une mise en abyme entretenant un rapport d'identité avec la pièce de Fournier. Ce n'est cependant que le titre, c'est-à-dire Petit-Tchaïkovski, qui se trouve réfléchi par « Le Goglu ». Pour ce qui est du sous-titre, ou La liquéfaction de la lumière, il se trouve mis en abyme à maintes reprises par ce que Dällenbach appelle des expressions équivalentes.

Au début de l'épilogue, on trouve Charles-Le Goglu qui se compare à une étoile filante que le Petit Robert définit de façon suivante: « une météorite dont le passage dans l'atmosphère terrestre se signale par un trait de lumière ». Le lecteur rencontre une autre de ces « expressions équivalentes » dällenbachiennes au moment où Charles-Le Goglu dit à Petit-Tchaïkovski,

Tu m'as saigné à blanc.
Je coulai sous la porte.
Trempé de lumière. (Fournier 77-8)6

Ici, la notion de la liquidité de la lumière se rapproche de celle de la mort, une philosophie vivienne (où la lumière est l'état pur de l'esprit et donc la mort) que l'on trouve dans Kopernikus et d'autres opéras du compositeur québécois. À la page suivante, c'est encore Charles-Le Goglu qui parle de « l'iceberg de lumière [qui] s'évanouira dans la nuit des origines » (79). Il y a une dernière image de la liquidité quand Claude, à travers une ventriloquie où Charles-Le Goglu sert de poupée, nous rend sa définition de cette lumière liquifiée:

L'éclair de lumière liquide
qui inonde le corps un si bref instant
c'est la conscience. (99)

Il est à noter que c'est toujours la voix d'un personnage de l'opéra enchâssé et non de l'opéra cadre qui nous offre ces images de la lumière liquide.

Dällenbach nous dit que grâce à son statut extradiégétique, c'est-à-dire hors fiction, il suffit au titre de s'inscrire dans la diégèse pour amener le récit à « se mordre la queue » (147). Chez Fournier, cependant, ce n'est pas aussi simple que cela puisque d'une part, « Le Goglu » n'est pas entièrement extradiégétique et d'autre part, le sous-titre se trouve « inscrit » dans le texte à plusieurs reprises et de plusieurs façons comme nous venons de démontrer.

Cette idée d'« inscription » se trouve reprise par Randa Sabry dans un article qui traite non pas la fonction métalinguistique du paratexte, mais des occasions où c'est le texte qui parle de son paratexte. Il propose une mini-typologie des instances de cette référence renversée, à savoir le commentaire, l'inscription, le commentaire mystificateur et l'inscription déguisée. Chez Fournier, ce n'est que l'inscription qui nous concerne puisqu'il s'agit à chaque fois de la conformité où certains éléments cités par le texte correspondent au paratexte, et de la non-explicitation où le texte ne les reconnaît pas explicitement comme appartenant à son paratexte (Sabry 84).

Avant d'en finir avec les titres, regardons un dernier exemple du fonctionnement anaphorique des intertitres, ou plus précisément, en ce cas, de la valeur réflexive des intertextes. Il s'agit de la scène fort habile, où l'Inconnu entre en feuilletant un dictionnaire qu'il passe à Claude qui lit la définition de « sublimation ». Il nous dit d'abord que c'est « [l']épuration d'un corps solide qu'on transforme en vapeur en le chauffant, » une définition qui correspond à l'idée de Vivier dans Kopernikus où Agni, le personnage principal, se trouve amenée à la lumière qui est en fait « l'état de pur esprit ». Ensuite c'est le « passage de l'état solide à l'état gazeux sans passage par l'état liquide. » C'est ici que se complète la trilogie chimique sublimation  - liquéfaction  - cristallisation qui permute le texte. La dernière définition de sublimation que nous propose Claude (et non pas Charles-Le Goglu) est la suivante: « [une] transformation des pulsions inacceptables, occasionant des conflits intérieurs, en valeurs socialement reconnues » (71-72).

Cette troisième définition, très lourde de sens, met en évidence les « conflits intérieurs », que lon peut qualifier ici d'homosexualité, en particulier celle de plusieurs « personnages » autour de ce texte. Il s'agit, au plan superficiel, de Claude qui désire Pierre, d'où les tentatives de séduction du Goglu envers Petit-Tchaïkovski. À un deuxième niveau, Fournier fait référence à Vivier qui était homosexuel (est-il nécessaire de rappeler sa mort tragique et prématurée à Paris?). Et à un niveau encore plus profond, Fournier fait référence à Tchaïkovski lui-même dont les tendances homosexuelles menaçaient son statut public et donc sa carrière.

6. Tchaïkovski: source dun titre

Le cas de Tchaïkovski est fort significatif à notre propos. Mort le 24 octobre 1893, il est censé avoir bu de l'eau non bouillie et donc contaminée au moment où le choléra menaçait la Russie. Mais lui qui vivait dans des conditions hygiéniques méticuleuses ne courait pas ce risque, ce qui laisse énigmatique la véritable cause de sa mort. Une des hypothèses courantes veut que le compositeur, ne pouvant pas contrôler ses désirs homosexuels ni le jugement public, se soit suicidé. Le passage suivant élabore cette hypothèse:

Tchaïkovski aurait ingurgité non pas de l'eau contaminée par le choléra, cause officielle de son décès, mais un poison que lui aurait apporté un ex-camarade d'université. Son suicide aurait été « décidé » par ses anciens compagnons de classe, connus lorsque Tchaïkovski étudiait le droit, qui s'étaient réunis pour débattre du problème de l'homosexualité du compositeur, condition totalement inacceptable dans la Russie d'alors. (Circuit, 131)

Un tel « suicide imposé » met en relief le pouvoir qu'exerce la société sur l'individu, un pouvoir qui est géographiquement et diachroniquement universel. À titre d'exemple, prenons le jeu des enfants du Midi, détaillé dans la préface de Chatterton d'Alfred de Vigny:

Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du Midi; tout le monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents; on saisit un scorpion avec des pinces et on le pose au centre. Il demeure d'abord immobile jusqu'à ce que la chaleur le brûle; alors il s'effraye et s'agite. On rit. Il se décide vite, marche droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer une route à travers les charbons; mais la douleur est excessive, il se retire. On rit. Il fait lentement le tour du cercle et cherche partout un passage impossible. Alors il revient au centre et rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfin, il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoisonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plus fort que jamais. [...] Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc Suicide? C'est la société qui le jette dans le brasier. (31)

Or, dans le cas de Claude, le brasier se compose non pas de charbons ardents mais de ses souvenirs de l'orphelinat:

Les murs se resserrent autour de Claude jusqu'à le coincer dans un étau d'où ne sortent que ses pieds et ses mains.
Les enfants s'approchent en catimini.
Leurs respirations se changent en murmures, puis en accord soutenu dans l'aigu. (78)

Claude ressemble au scorpion donc dans la mesure où il meurt victime des menaces de la société, d'autant plus qu'il est tué non pas par un mais par trois coups d'épée (dont un lui appartient?).

7. Conclusion: comment clôturer louverture?

Ayant exploré l'appareil titulaire de Petit-Tchaïkovski, nous pouvons constater qu'au-delà de ses multiples fonctions référentielles, il constitue un va-et-vient d'interrogations et de réponses, d'abord invitant le lecteur potentiel à la découverte, ensuite répondant à ses questions -- une fois la lecture du co-texte terminée -- tout en en posant de nouvelles. Nous avons vu que ce jeu entre le titre et son sous-titre est dautant plus intéressant chez Fournier quil sagit dun nom propre, lequel multiplie les niveaux de référentialité. De plus, le statut non fictionnel de ce nom propre ainsi que le diminutif entraînent de nouveau une oscillation, cette fois entre la familiarité et la distanciation. Déjà suffisamment complexe, létude titrologique de Petit-Tchaïkovski senrichit davantage lorsque lon considère le titre intérieur, « Le Goglu », et ses rapports avec la pièce enchâssée, la pièce enchâssante, la vie de Claude Vivier et même celle de Tchaïkovski. Il s'ensuit donc qu'en tant que chercheurs qui essaient de saisir les liens entre une uvre littéraire et son titre, et qui tentent de mieux comprendre et de mieux saisir luvre à travers son titre et vice versa, nous soyons tous à un moment donné des titrologues.


NOTES

Je tiens à remercier Mariel O'Neill-Karch pour ses suggestions et ses commentaires sur cet article.

1. Il est fort possible de considérer d'autres paratextes dans cette même optique. Au sujet de la « matière préfacielle », voir Claude Duchet, « L'Illusion historique: L'enseignement des préfaces (1815-1832), » Revue d'histoire littéraire de la France 2-3 (1975): 245-267.
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2. Au sujet du titre comme le nom propre d'un livre, voir Claude Duchet, « 'La Fille abandonnée' et 'La Bête humaine', éléments de titrologie romanesque, » Littérature 12 (1973) 52, Hoek 206 et Vigner 30.
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3. Notre tableau sinspire de Hoek 214.
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4. Certes une vulgarisation dans sa simplicité, notre explication de la mise en abyme ne peut être que sommaire. Pour une théorie approfondie de la réflexion, voir Lucien Dällenbach, Le récit speculaire (Paris: Seuil, coll. Poétique, 1977) 253 p.
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5. Nous avouons que ce deuxième procédé est ambigu.
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6. Toute référence ultérieure renverra à cette édition.
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OUVRAGES CITÉS

Circuit. Numéro spécial consacré aux écrits de Claude Vivier (1991): 2.1-2: 1-185.

Dällenbach, Lucien. Le récit spéculaire. Paris: Seuil, 1977.

Fournier, Alain. Petit-Tchaïkovski ou La liquéfaction de la lumière. Montréal: Les Herbes rouges, 1990.

Genette, Gérard. Seuils. Paris: Seuil, coll. Poétique, 1987.

Hoek, Leo H. La Marque du titre: Dispositifs sémiotiques d'une pratique textuelle. La Haye: Mouton Éditeur, 1981.

Sabry, Randa. «Quand le texte parle de son paratexte.» Poétique 69 (1987): 83-99.

Schor, Naomi. «'Une vie'/Des vides, ou le nom de la mère.» Littérature 26 (1977): 51-71.

Ubersfeld, Anne. Lire le théâtre. Paris: Scandéditions / Éditions sociales, 4e éd. 1993 [1977].

Vigner, Gérard. «Une unité discursive restreinte: le titre.» Le français dans le monde 156 (1980): 30-40 et 57-60.

Vigny, Alfred de. «Dernière nuit de travail» préface. Chatterton: Quitte pour la peur. Éd. François Germain. Paris: Garnier-Flammarion, 1968 [1838]. 25-31.