HISTOIRE ET HISTORICITÉ, INTERTEXTUALITÉ ET RÉCEPTION DANS LOUIS MAILLOUX (1975) DE CALIXTE DUGUAY ET JULES BOUDREAU

JEAN LEVASSEUR

Profitant du centenaire de la Révolte de Caraquet, les Acadiens Calixte Duguay et Jules Boudreau présentaient, en 1975, Louis Mailloux, drame historique qui obtiendrait un grand succès, et qui serait ensuite fréquemment repris à travers toute l'Acadie. Comme toute fiction historique, cette pièce propose implicitement une interprétation aux lacunes inhérentes à l'Histoire événementielle. Dans cet article, l'auteur y note toutefois une essentielle intertextualité avec d'autres textes canadiens-français du dix-neuvième siècle, contemporains de l'action de la pièce. Par l'analyse de ces textes, il élabore une théorie qui lui permet de déterminer comment la structure particulière de ces écrits avait permis aux auteurs acadiens d'imposer à leur oeuvre théâtrale une philosophie historique originale qui, contrairement à ce que le titre pouvait le laisser suggérer, s'éloignait de la notion de héros national pour se rapprocher plutôt du concept de héros collectif.

In 1975, two Acadians, Calixte Duguay and Jules Boudreau, in order to commemorate the centenary of the Revolt of Caraquet, presented Louis Mailloux, an historical drama which was received with much acclaim and which was to return regularly to the stage. As with all historical fiction, this play implicitly proposes an interpretation of the gaps inherent in the recounting of events of history. The author of this paper does, however, point out therein an essential intertextuality with other nineteenth-century French-Canadian texts contemporaneous with the action of the play. In analyzing these texts, he elaborates a theory which permits him to determine how their structure allowed the Acadian playwrights to impose an original historical philosophy on their theatrical work. Contrary to what the title may suggest, this philosophy has less to do with the simple creation of a national hero than with the concept of a collective one.

La conscience historique imprimée à la Révolte de Caraquet (1875) continue de provoquer bien des réactions dans l'Acadie contemporaine. En 1992 encore, l'historien et professeur Clarence LeBreton lançait un livre sur le sujet, et mettait du même coup le feu à ce qui allait devenir une véritable "saga Louis Mailloux"(1). Les lettres critiques de son ouvrage se multiplièrent sur les bureaux du quotidien L'Acadie nouvelle, ce qui amena l'auteur à annoncer "avec fracas" (Chiasson 14) qu'il retirait son livre du marché, ce qu'il ne fit point, sans doute en raison de la soudaine popularité de son essai. Finalement, nous raconte le journaliste Euclide Chiasson, il démissionna de son poste d'enseignant au Centre universitaire de Shippagan. De toute évidence, la conscience historique n'était pas encore morte, en Acadie.

Ces événements étaient encore étrangers à Calixte Duguay et Jules Boudreau(2) lorsque, en 1975, ils offrirent au public acadien le drame historique Louis Mailloux. Nos jeunes dramaturges étaient toutefois bien au fait que "l'homme a une histoire parce qu'il devient à travers le temps" (Aron 43); se référant à Dollard des Ormeaux, Madeleine de Verchères et d'Iberville, ils notaient plus tard des Québécois qu'ils avaient cru bon abattre leurs héros; "nous en sommes encore à inventer les nôtres" (8). Le titre de leur pièce nous laissait naturellement croire que Louis Mailloux serait l'un de ceux-là; la réalité serait toutefois fort différente. Comme toute création d'un imaginaire qui fait appel à l'Histoire, ce drame proposait en effet ses propres interprétations aux inévitables lacunes de cette science, bien sûr incapable de retracer les infinis détails du quotidien qui amènent à un "événement historique". Par l'observation de ce qui nous est apparu une évidente intertextualité avec la légende du diable à la danse (mieux connue sous le nom de Rose Latulippe) et le drame patriotique de Louis Fréchette, Félix Poutré, nous avons cherché à déterminer en quoi la structure de ces textes issus du dix-neuvième siècle canadien-français avait permis à Duguay et Boudreau d'imposer à leur oeuvre théâtrale une philosophie historique particulière, et à prime abord surprenante, qui allait au-delà de la simple création d'un héros national.

Des faits historiques à l'oeuvre littéraire.

L'Histoire acadienne se souvient de Louis Mailloux comme d'un jeune étudiant de 19 ans qui, pour employer la formule consacrée, eut la mauvaise fortune de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Après un lent et silencieux retour au pays natal qui avait duré plus de cent ans, les Acadiens du Nouveau-Brunswick croyaient sans doute avoir retrouvé la paix. Suite à des mesures légales imposées par les autorités anglophones (la loi King de 1871), ils voyaient toutefois la survivance de leurs écoles, catholiques et francophones, et donc de leur peuple, sérieusement remise en question. En guise de contestation, les familles acadiennes de Caraquet refusèrent de payer leurs taxes au gouvernement de Frédéricton, pendant que les quelques familles anglophones de l'endroit, favorables à des écoles neutres, continuaient tout naturellement de respecter leur devoir civique. Une fois cette obligation remplie, les citoyens-payeurs élirent leurs commissaires d'école, au grand dam des Acadiens qui exigèrent alors la démission des élus. En janvier 1875, un groupe de gens se rendit manifester devant la résidence du député Young, alors absent. L'épouse du politicien, sans doute prise de panique, lui envoya un télégramme où elle parlait d'une révolte qui grondait. Depuis Newcastle et Bathurst, Young organisa une milice qui fut aussitôt dépêchée à Caraquet. Le jeune Mailloux participa alors à ce que certains historiens appellent "émeute de Caraquet", d'autres "révolte de Caraquet", laquelle se solda par sa mort, et par celle d'un milicien anglais, John Gifford. Treize Acadiens furent traduits en cour criminelle. Neuf d'entre eux furent accusés de meurtre ou de complicité pour meurtre, dont Joseph Chiasson, absent de la distribution de la pièce mais reconnu "historiquement" coupable du meurtre de Gifford. La sentence ne fut toutefois jamais prononcée, et le verdict fut renversé par la Cour suprême du Nouveau-Brunswick. Les accusations contre les huit autres Acadiens furent également retirées. Qu'importe, la mémoire collective de l'Acadie s'en trouvait marquée à jamais. Ironiquement, le Dictionnaire canadien des noms propres, qui reconnaît pourtant Antonine Maillet, ne se souvient pas du jeune Louis Mailloux (Veyron 409)...

L'aventure littéraire de Louis Mailloux tire également très loin ses racines; en 1967, alors qu'il est encore aux études à l'Université Laval de Québec, Calixte Duguay écrit "Le Vieux Majorique", une nouvelle qui raconte le triste destin du jeune Acadien. À la même époque, il compose la célèbre chanson éponyme du héros, laquelle deviendrait plusieurs années plus tard la pièce thème de l'oeuvre dramatique: "Louis Mailloux, ce soir je me sens ivre / Louis Mailloux, ce soir je veux te vivre / Ailleurs que dans les livres / Voilà pourquoi / Autour de toi / Je veux chanter pour que fonde le givre" (110). Cette chanson lui vaudra d'ailleurs un prix littéraire en Acadie (Lamothe 132). Il termine son doctorat l'année suivante pour ensuite accepter un poste de professeur en littérature française et canadienne-française au Collège Bathurst, au Nouveau-Brunswick.

Il faudra toutefois attendre huit ans pour voir une suite au "Vieux Majorique". En 1975, le nationalisme québécois, rappelons-le, en est presque à son apogée. L'Acadie n'est pas à la remorque du Québec puisqu'elle ne propose rien de moins, via son Parti Acadien, que la création d'une province acadienne. Calixte Duguay, qui vient de remporter le premier prix du Festival de la chanson de Granby, était étroitement lié à ce nouveau mouvement politique. Il s'associe à Jules Boudreau, fondateur de la troupe de théâtre Les Élouèzes, et ensemble ils montent Louis Mailloux dans une mise en scène de Réjean Poirier. D'abord jouée en cette année de la commémoration de la mort du jeune étudiant acadien, la pièce sera reprise durant l'été de 1976, puis encore en 1978 et 1981, avant de faire l'objet d'une réécriture partielle et de l'ajout de chansons originales, dans la production de 1992 signée Andreï Zaharia. C'est cette dernière version, accompagnée du "Vieux Majorique" de 1967, que les Éditions d'Acadie publient en 1994. Finalement, du 10 au 21 août 1994, dans le cadre du Congrès mondial acadien, la pièce est reprise à Moncton devant le "plus grand rassemblement d'Acadiens et d'Acadiennes au monde" (Lavoie 1994). La portion musicale de la pièce a, quant à elle, fait l'objet de deux enregistrements: un album sur vinyle en 1978 (Montréal: Éditions du Kapociré) et un disque audionumérique en 1993 (Montréal: Étiquette GSI). Paroles et musiques sont toutes de Calixte Duguay, sauf "La cave de d'hors", dont la paternité revient à Jules Boudreau.

Louis Mailloux met en scène dix-sept personnages principaux et secondaires, en plus de nombreux figurants. Le texte dramatique est divisé en trois actes, accompagnés d'un tableau en ouverture et clôture de la pièce (respectivement un prolepse dramatique où le spectateur se retrouve en cour de justice après les événements, et une harangue en chaire du curé complétée par la chanson "Ballade de Louis Mailloux"). Le troisième acte est également précédé d'un tableau constitué par une entrée au "Journal" d'une congrégation religieuse d'une lettre infâme du curé qui enjoint à la soumission à l'autorité. À la manière d'un rite de passage symbolique qui amène le jeune homme à prendre conscience de son destin historique, le premier acte s'ouvre sur des festivités, interrompues par un héros qui n'apprécie guère que son amie danse allègrement aux bras d'un Anglais. La confrontation verbale entre Louis Mailloux et le fils du député, Bob Young, métaphorique à plus d'un égard, prépare le jeune homme à son tragique avenir. Mailloux tait en effet depuis longtemps un secret connu seulement de lui et de Young: ce dernier est responsable du suicide passionnel de Catherine, une jeune adolescente de seize ans. Justification à l'indiscipline (et à l'esprit solidaire) du peuple, clarification de la portée héroïque de Louis Mailloux, le second acte débute sur une manifestation acadienne, celle-là même qui brise l'assemblée du nouveau conseil scolaire. Les scènes de profondes discussions qui suivent viennent diviser la hiérarchie ecclésiastique et justifier une réaction où l'influence du bas-clergé s'en trouve grandement diminuée. Les conseils de soumission du curé ne seront pas suivis et les Acadiens refuseront de se plier à l'Autorité dûment établie. Le troisième acte, "le siège", voit réunis tous les personnages acadiens dans une même maison, en attente de leur destin. Ensemble, ils fixent patiemment et courageusement la route, conscients de l'arrivée prochaine des soldats; parmi eux, Louis Mailloux, revenu à la hâte d'une expédition de chasse. Tous discutent de leurs actions passées, craignent pour leur sécurité, mais la majorité d'entre eux choisissent de faire face au destin, quel qu'il soit. La milice britannique survient et, dans le chaos qui suit, un coup de feu est tiré.

Sources et influences.

Le modèle littéraire historique, véritablement instauré par Walter Scott, repose sur presque deux cents ans de tradition dans lesquelles tous les auteurs de fictions historiques sont allègrement allés puiser. En cela, nos auteurs ne font pas exception et ils respectent religieusement cette tradition. Véritable chronique d'époque, Louis Mailloux reconstitue minutieusement, d'un point de vue tout acadien, les jours et les heures qui ont amené à ce fragment du réel historique. La démarche dramatique employée par nos auteurs reprend d'ailleurs implicitement les trois éléments constitutifs de toute régression historique explicative, de toute "dissolution de l'objet" (Aron 147): (i) la reprise d'un fait, (ii) la re-construction d'un contexte matériel et humain et, finalement, (iii) l'organisation des consciences qui expliquent l'occurrence de ce fait. Ces trois éléments se canalisent autour de ce que Molino appelle "l'aventure individuelle d'[un] héros" (Molino 63), ici, bien sûr, celle du jeune étudiant Mailloux. Le renvoi aux héros québécois que suggère Boudreau en introduction (8) est le premier indice de la forte influence culturelle québécoise, laquelle joue abondamment dans la structure de cette pièce. Nous y retrouvons ainsi deux sources littéraires majeures: inspiration de la tradition orale du dix-neuvième siècle, la légende du diable à la danse (Rose Latulippe) nous offre d'abord les composantes nécessaires pour donner aux personnages de Mailloux et Young une densité certaine, et justifier le contexte particulier qui amène aux événements historiques connus. Tiré de la dramaturgie patriotique de cette même époque, le Félix Poutré de Louis H. Fréchette, écrit en 1862, concède par ailleurs aux auteurs les traits de personnalité essentiels au tissage de liens de sympathie entre le héros et le spectateur.

(i) La reprise du fait

"L'événement", nous dit le philosophe français Raymond Aron, "est le donné le plus primitif" de l'explication historique (Aron 50). Qui plus est, les événements, les faits, sont de par leur nature "soustraits, du moins provisoirement, à l'argumentation" (Perelman 90). Ces affirmations paraissent sans doute évidentes au littéraire et à l'historien contemporains, conscients de l'impossible objectivité dans l'oeuvre de création historique, qu'elle soit ou non désignée "oeuvre de fiction". Du Louis Mailloux publié en 1994, nous avons ainsi déjà souligné l'étroit rapport entre l'oeuvre dramatique et les faits historiques connus, qui se constituent d'ailleurs en une structure particulièrement solide et convaincante: l'instauration de la loi King, le refus des Acadiens de payer leurs taxes, la manifestation devant la maison du député Young, le télégramme de Madame Young à son mari, l'élection scolaire, la réunion brisée, la lettre anonyme, l'envoi de troupes à Caraquet et la mort de l'étudiant Mailloux sont tous des événements authentiques clairement identifiés dans la pièce.

Ce souci du détail historique fait toutefois oublier au spectateur trois éléments discordants. Le premier se traduit par une simple faiblesse dans l'ordre du vraisemblable. L'acte initial s'ouvre en effet sur une danse qui suit une longue journée de labeur collectif, une corvée, type de travail communautaire imposé ou non par un seigneur, et traditionnellement réservé aux membres et/ou amis d'une même classe sociale. Qu'importe ici l'occasion, qui n'est d'ailleurs jamais indiquée, il apparaît anachronique de voir le "garçon à l'Honorable Young" participer, pour quelque raison que ce soit, à la soirée festive qui suit la dite corvée. La raison de sa présence réside plutôt dans l'apport émotionnel de la légende du diable à la danse, comme nous le verrons un peu plus loin.

Deux omissions historiques s'avèrent toutefois beaucoup plus importantes. La première est reliée à un événement majeur: la mort d'un milicien anglais, John Gifford, lors des altercations de 1875, et qui demeure ici totalement occultée au spectateur. À l'instar de l'Affaire Louis Riel au Québec, où les journaux francophones ne rappelèrent que très rarement à leurs lecteurs le jugement sommaire et l'assassinat subséquent par les Métis de Thomas Scott en 1869, nos auteurs choisissent ici d'oublier cet événement.(3)

Tout comme pour Riel, la raison de ce choix s'avère évidente: un héros ne peut avoir de sang sur les mains que s'il était en claire situation d'auto-défense, puisque telles sont les valeurs du spectateur contemporain: "[...] car le sang répandu retombera toujours sur la tête de ceux qui en sont la cause injuste" sermonne ainsi le curé Pelletier, dans le tableau final de la pièce (109). L'Histoire ne pouvant corroborer cela, les auteurs ont tout simplement choisi d'en faire abstraction, plutôt que de proposer aux spectateurs une interprétation qui aurait sans doute été décriée par plusieurs. Certes, le curé parle, dans le tableau final, de l'inutilité "d'exposer la vie d'un homme" (109), mais un spectateur peu informé du fait historique associera cette information au seul décès de Louis Mailloux.

La seconde omission ne tient non pas à un fait en soi, mais à une interprétation, ou plutôt à une absence d'interprétation, de geste historique. Il apparaît aujourd'hui évident que le refus par les Acadiens de payer leurs taxes scolaires les mettait en dangereuse position de faiblesse, puisqu'il les écartait du processus électoral. Cette inopportune stratégie eut des conséquences désastreuses sur le rapport de force existant, et joua un rôle capital dans le déroulement ultérieur des événements que nous racontent Duguay et Boudreau. Ici encore toutefois, malgré une oeuvre dramatique qui cherche clairement, dans son processus de régression historique, à remplir une fonction explicative, cette logique de l'interprétation est totalement mise de côté.

Dans les deux cas, il nous apparaît clair que ces omissions obéissaient à une même philosophie de l'histoire, reliée à un désir de maintenir nette et distincte la délimitation manichéiste entre Anglais et Acadiens, et à conserver ouverte l'impression d'une notion de héros collectif.

(ii) Mise en contexte et prise de conscience: la création d'une société manichéiste.

Outre la sélection et l'interprétation des faits, qui jouent sur l'essentiel de l'objectivité historique, écrivains comme historiens doivent inévitablement venir combler les vides factuels afin de mieux représenter, dirait Aristote, l'"homme en action". Pour ce faire, leur travail consiste à créer un contexte à la fois factuel et émotionnel aux événements représentés, contexte qui redonne au lecteur, ou au spectateur, l'impression de reconnaître là les modes de pensée et d'agir d'un ou de groupes (sociaux, raciaux...) à une époque donnée. Dans cette création d'une atmosphère historique vraisemblable, nos auteurs ont, selon nous, misé sur deux récits du dix-neuvième siècle canadien-français, époque contemporaine à celle de Louis Mailloux: les variantes du conte populaire généralement connu sous le titre de Rose Latulippe, présentes dans de nombreuses versions écrites facilement disponibles(4) (Pierre-Georges Roy, Armand de Haerne, Claude Aubry, Philippe Aubert de Gaspé [fils]...), et le drame patriotique de Louis Fréchette, Félix Poutré (1862), qui nous parle également d'un héros francophone aux prises avec la domination anglophone, à l'aube d'une rébellion "populaire". Rappelons qu'il serait tout à fait vraisemblable que Calixte Duguay ait été influencé par ces textes lors de la composition du "Vieux Majorique", première version de sa future oeuvre dramatique. Il l'écrivit en effet en 1967, alors qu'il étudiait la littérature à l'Université Laval, et suivait en tant qu'"auditeur libre" les cours d'ethnographie de Luc Lacourcière, directeur des Archives de folklore de cette université (12), les plus importantes et les plus complètes du Canada français.

La légende de Rose Latulippe, l'une des plus connues de la tradition orale québécoise, nous invite à une soirée festive, le Mardi Gras. Une jeune fille, étourdie par les plaisirs de la danse avec un bel étranger, aimablement accueilli en la maison selon la tradition, en oublie son fiancé humilié. Arrive minuit et l'interdiction religieuse de festoyer, transgressée par la jeune fille et l'étranger. Ce dernier lui offre alors une chaîne, un collier, ou un quelconque objet dont l'acceptation équivaut au don de son âme. Par le dit cadeau, ou par le simple toucher de l'étranger, la peau de la jeune fille s'en trouve percée, et la pauvre victime innocente s'évanouit. L'étranger, qui s'avère être le diable, choisit alors ce moment pour fuir avec elle. La belle peut, soit disparaître éternellement, soit être retrouvée plus tard, morte et nue dans la neige, ou vivante, mais vieillie de 50 ans. D'autres versions font intervenir un curé, personnage qui se transforme alors en héros et sauve la jeune fille tout juste avant la cruelle piqûre. Une lutte verbale suit, l'identité du méchant est découverte et le Diable doit fuir devant la force divine.

Maurice Lemire, Aurélien Boivin et nombre d'autres chercheurs de renommée ont depuis longtemps démontré la forte influence de l'idéologie ultramontaine dans la transposition écrite de cette tradition orale; dans ce cas-ci, par exemple, Rose Latulippe tient sa source dans le conte-type du chevalier qui délivre sa belle d'un dragon, l'épouse et vit ensuite avec elle "heureux jusqu'à la fin de leurs jours". Les multiples versions canadiennes du dix-neuvième siècle nous proposent plutôt des récits destinés à l'édification morale des gens (Lemire 188). Et cette édification s'érige sur les bases d'une société où les limites du Bien et du Mal sont clairement définies; l'explication morale de notre conte est sans doute superflue. C'est cette même vision que l'on retrouve chez Duguay et Boudreau. Reprenons d'abord les éléments itératifs: la soirée festive, la présence d'un "étranger" (l'Anglais Young), élégant et "tout le temps habillé avec des hardes fines" (55), qui s'approprie une jeune fille (Jeanne Lanteigne, 17 ans) aimée d'un autre jeune homme du peuple (Louis Mailloux). Vient ensuite l'intervention d'un tiers (Mailloux lui-même) qui met fin à leur danse, intervention qui précède l'inévitable lutte, laquelle se limite ici à une simple confrontation verbale. Le méchant est "démasqué", et l'on apprend alors l'existence d'un cadeau (collier) qui a curieusement déjà conduit à la mort d'une jeune fille. Deux variantes d'importance ici:(5) la présence de deux jeunes filles plutôt qu'une seule (Catherine et Jeanne), et l'ingérence non pas d'un curé, mais du véritable héros, fiancé officieux de Jeanne, Louis Mailloux.

Le motif du collier, symbole de l'âme vendue dans le conte traditionnel, revêt ici les traits du coeur et du corps donné: "Pis t'as pensé qu'un collier de rien en tout', que ton père avait dû avoir au prix du gros, ça serait ben payé pour ce que tu voulais" (32). Ce collier, nous le verrons réapparaître à deux reprises au cours de la pièce. Conscient de sa puissance symbolique, c'est un Mailloux angoissé qui interroge sa fiancée, deux scènes plus loin: "Y t'a pas donné de cadeau, Bob Young, toujours?" (36). Finalement, il surgira de nouveau à la sixième scène du deuxième acte alors que le héros le passera au cou d'une effigie représentant le conseiller législatif, pour "comme faire rappeler de quoi à Bob Young" et pour bien indiquer à Jeanne "qu'y est pas si monsieur que ça, [s]on danseur" (77). Le "méchant" est démasqué en ceci que son adversaire lui fait part, durant leur affrontement verbal, d'un secret qu'en principe lui seul devrait connaître: il est responsable de la mort de Catherine. Tel un curé qui affronte l'infidèle avec sa puissante croix chrétienne, Mailloux ressort alors le fameux collier, cadeau traître et symbolique d'un faux amour remis par Young à la jeune et naïve adolescente:

Tu connais ça, Bob? (Il lui montre un collier. Bob a un mouvement de recul.) Ah! Tu te rappelles! Tu sais à qui c'que ça appartenait! Qui c'que tu penses qu'aurait pu y donner une affaire de même, à la petite Catherine? La petite Catherine, qui s'a neyée en pêchant le maquereau sus le quai... (31)

Il n'est en effet pas "si monsieur que ça", et Mailloux aura tôt fait d'avertir à demi-mots sa tendre amie: "Tu le connais pas, Bob Young, Jeanne. Tu sais pas ce qu'y est" (36). Et le concept derrière le "ce" de Mailloux emprunte fréquemment ses caractéristiques aux traits méphistéliques traditionnels: "sorcier d'Anglais" à deux reprises (ainsi interpellé par un jeune et, plus tard, par Mailloux lui-même, Duguay 30, 34) et "Anterchry" ("Antéchrist"; Duguay 32). Une suggestion de Mailloux à Jeanne se veut tout aussi révélatrice: "Cré vingt 'ieux! Bonsoir, Bob, bonsoir Bob! Jeanne, envoye-le sus le djâble! Va-t'en, le bloke, que le sorcier t'emporte" (34).

Ce motif de la fête interrompue, emprunté à la tradition orale canadienne-française, permet donc ici de créer une atmosphère où prime une compréhension affective entre les spectateurs et la fiction historique, alors que les notions de patriotisme ou de langue, pourtant centrales à la révolte de Caraquet, n'ont pratiquement pas encore été abordées. Au premier acte, le héros ainsi conçu apparaît donc avant tout comme un héros tragique, cornélien, poussé malgré lui à l'affrontement avec l'étranger. Sa noble motivation demeure celle qui consiste à protéger l'honneur d'une jeune fille innocente des griffes d'un séducteur professionnel, déjà responsable de la mort d'une jeune fille de 16 ans. Le spectateur assiste ainsi à une lutte claire, celle du Bien contre le Mal, celle de l'Acadien et ses valeurs catholiques contre l'Anglais libertin et diabolique. Ce procédé est d'autant plus efficace qu'il permet à Duguay et Boudreau de ne pas limiter leur schème de communication au simple niveau intellectuel, type que l'on retrouve trop fréquemment dans les textes engagés, patriotiques, ou nationalistes de bien des pays.

Le manichéisme ainsi créé vient également expliquer les omissions historiques mentionnées plus haut; d'abord, l'erreur stratégique que nous avons déjà abordée serait en effet venue jeter une ombre, faible certes, mais ombre tout de même, sur l'image acadienne, imputant implicitement aux habitants une partie du blâme dans la suite des événements. Ensuite, la présence d'un John Gifford victime du feu acadien, hormis une interprétation historique nouvelle qui n'aurait été soutenue par aucun historien reconnu, aurait détruit l'équilibre du Bien et du Mal que désiraient imprimer nos auteurs à leur pièce.

(iii) Le courage collectif et l'aventure individuelle d'un "héros".

Le rapport au passé que nous proposent Duguay et Boudreau ne se limite pas, nous l'avons vu, à une simple re-connaissance des faits, à un rappel routinier d'événements fugitifs. Si la légende du diable à la danse avait servi à introduire dans les premières scènes une forme de manichéisme qui suivrait les personnages dans tout le reste de la tragédie, le personnage et le premier acte de la pièce éponyme Félix Poutré de Louis Fréchette (1862) remettent aux auteurs les clés nécessaires à la création d'un héros collectif, une version "adaptée" de la substance essentielle d'un Félix Poutré. Le résultat? Un Louis Mailloux qui ne se veut plus tout à fait un héros, au sens traditionnel du terme, mais plutôt un symbole qui en vient à personnifier l'inconscient collectif acadien. Les liens avec le drame patriotique du "poète national du Canada français" se tissent au travers deux toiles: sur toute la pièce, via le personnage central (Félix Poutré vs Louis Mailloux), et dans la scène de l'attente, où le peuple rebelle vit les angoisses de la venue prochaine de la milice anglaise (Mailloux, Acte III) ou de l'attaque libératrice (Poutré, Acte I).

Jeunes (19 et 21 ans), leaders naturels, de par trop énergiques et spontanés quelquefois, agressifs affirmeraient certains, Louis Mailloux et Félix Poutré partagent la même fureur et le même plaisir de vivre. Tous deux sont patriotes certes, mais l'expression diffère. Chez Poutré, le nationaliste se double d'un individualiste ambitieux: "Dans six mois le Canada sera libre!... Et moi?... Dans six mois, Félix Poutré sera mort, ou sera un grand homme!..." (Fréchette 47). Mailloux se présente au contraire comme le grand frère de 1875 qui aurait appris des erreurs de son ambitieux cadet de 1837-38. À l'image de Poutré, il nous apparaît, dès les premières répliques, sous les traits du jeune homme indiscipliné mais sympathique (réf. chanson "Quand t'es mal pris", Duguay 27-28). Très tôt cependant, après avoir brisé la danse, il se voit souligner par un compagnon (André) la transcendance de sa confrontation courageuse avec l'influent Britannique: "Faut croire que tu sais quoi yeux dire aux blokes. C'est de valeur que tu pourrais pas yeux parler de même pour la loi des écoles! Hein!" (52). Ce dernier glissement permet à l'humble Mailloux de mieux comprendre les suites inéluctables de son existence. Il devra payer le prix de l'abandon d'une vie paisible et normale, existence idéale que ne manque pas de lui rappeler Jeanne, sa bien-aimée: "Crois-tu pas qu'tu vivrais plus' tranquille / Si t'essayais pas d'sauver l'genre humain [...] On pourrait... mais j'ose même pas y crouère / S'marier ensemb' pis aouère des enfants" (42). La révélation d'André vient ainsi compléter le passage du personnage vers l'incontournable Histoire. Dès lors, "Louis arpente la scène, en proie à des idées de plus en plus sombres" (53).

Les auteurs, nous l'avons vu, ont pris toutes les précautions nécessaires pour éviter de faire de Mailloux un patriote d'avant la lettre; le souvenir de Catherine demeure un motif omniprésent dans sa conduite personnelle, et c'est malgré lui que ses gestes acquièrent une signification symbolique, nationale. Félix Poutré voulait la gloire, Louis Mailloux la subissait. L'ambition avait poussé le cadet de Mailloux à se parjurer à l'heure d'affronter la mort: "[...] j'aimerais presque autant avoir tout ma vie la mine d'un Anglais, que celle que j'aurai [le jour de ma pendaison]" (Fréchette 71). Ce sera au contraire la tête haute que Mailloux affrontera son néfaste destin: "Papa, quand y a parti, c'te matin-là, y s'en allait pas se neyer. Y s'en allait pêcher. Y le savait, que c'était dangereux, la pêche. Mais c'était sa vie. Fallait qu'y alle" (74), nous dit-il, tout juste avant d'aller manifester devant la maison du député, événement charnière après lequel l'Histoire ne pourra plus être arrêtée. Là encore toutefois, nous l'avons vu, les motivations personnelles du héros continuent de dominer ses actions, alors qu'il passe le diabolique collier autour du cou d'un épouvantail représentant Young (77).

Le caractère accidentel de la légende en devenir se répète lors de son apparition sur scène au dernier acte, alors qu'il porte un fusil à l'épaule; c'est là cependant un fusil de hasard, amené à la hâte, sans véritable désir d'agression: "J'arrive de la chasse au lieuvre. Je savais pas quossé qui se passait, les autres m'avont dit que les hommes étiont tout'icitte pour attendre la petite armée du shérif de Chatham" (102-103). L'on soupçonne ainsi que la seule possession du fusil causera plus tard la perte du héros, et préservera du même coup le caractère manichéen de l'affrontement. Solidaire du groupe ("on peut rien faire de plus que se tiendre ensemble pis espérer de voir ce qui va se passer" [104]), un Mailloux peu attiré par les grandes idées patriotiques s'apprête au contraire, quelques minutes avant sa mort, à accepter le rêve de vie modeste de Jeanne et clore l'épisode "Catherine":

Jeanne: -Y en a-t-y déjà eu une autre?

Mailloux: -(Un temps). Tu veux dire Catherine? (Louis prend le collier et veut le remettre à Jeanne.) Jeanne, je peux ben te le dire asteure, pour Catherine pis Bob Young...(106)

Malheureusement pour le héros, surviennent alors ces funestes événements qui transforment un humble Louis Mailloux en héros national, en héros malgré lui. En l'espace de quelques secondes, l'attention est détournée vers l'arrivée des soldats, le collier tombe par terre, les hommes montent au grenier, bientôt suivis par la milice anglaise et, dans le chaos général, loin des regards des spectateurs, des coups de feu sont tirés, et une "légende" naît.

Duguay et Boudreau ont ainsi repris un personnage historique dont les gestes héroïques étaient connus dans leurs grandes lignes, un personnage déjà plus grand que nature, pour le transformer paradoxalement en être ordinaire, solidaire de sa collectivité certes, définitivement sympathique, mais peu enclin aux actions grandioses. Le message est simple: Louis Mailloux n'est qu'un nom, une coïncidence historique, une victime à qui le destin a refusé une vie modeste et heureuse. En cela nos auteurs répètent les gestes littéraires et historiques du Québec, qui jouent à la destruction des héros du passé, geste qu'ils disaient pourtant condamner (8) . Le Mithridate de Ferron l'avait déjà affirmé haut et fort: "Il n'y a plus de plumes, il n'y a plus de totems, il n'y a plus de marangouins, il n'y a plus de héros des Amériques" (Ferron 30). Il serait toutefois plus à propos de parler, pour Duguay et Boudreau, d'un phénomène de "réduction du héros" plutôt que de véritable "destruction". À l'instar de Jacques Poulin, sans doute le premier écrivain québécois à réagir à cette nouvelle perception de la réalité historique, nos auteurs choisissent d'accompagner leur "destruction - réduction" d'une revalorisation de l'ensemble des hommes et des femmes du peuple.

Simple bravade au premier acte (les jeunes "oublient judicieusement" l'altercation entre Mailloux et Young [34]), le courage populaire s'affirme dès le second acte alors que se voit divisée la hiérarchie ecclésiastique, et justifié l'établissement de lois et d'actions populaires en principe illégales. Près du quotidien de ses gens, les soeurs et les curés ont ainsi maintes difficultés à encourager leurs fidèles à la soumission à l'autorité, alors que l'avenir même du peuple et de l'identité acadienne est en jeu. Les rebelles de 1875, hommes jeunes et vieux, femmes jeunes et vieilles, remettent en question leur système de croyances, tout en refusant de jouer les agresseurs: "On est pas montés ni excités. On partira pas de chicane" affirme Mailloux (61). Les rebelles ne sont toutefois pas naïfs et se rendent compte de la portée de leur dernier geste (réunion d'école brisée): "C'est correct, Monsieur le curé. On a compris. On va faire ce que notre conscience nous demande" déclare André (68). C'est toutefois le troisième acte, "le siège", qui permettra l'émergence d'un authentique courage collectif. Encore une fois, nos auteurs ont puisé dans Félix Poutré les structures essentielles à cette édification. Les similitudes foisonnent: une réunion de rebelles, autour d'une table, dans une maison privée, une attente angoissante, et le doute sur la justice des actions passées ou futures. L'humour, une certaine légèreté de l'être, entourent également les deux scènes, et ce malgré la présence d'une tension à couper au couteau. Puis il y a bien sûr l'arrivée soudaine des autorités anglaises, dans un cas trop tôt (Fréchette 45), dans l'autre trop tard (93). Également à remarquer, la présence dans les deux pièces de traîtres dont les motivations se ressemblent d'ailleurs étrangement. C'est en effet leur vision personnelle du leadership qui amène Camel et Parisé à dénoncer leur "héros" aux Anglais (Fréchette 37, Duguay 107); ainsi, pendant que le Camel de Fréchette déteste ce Poutré qui l'empêche de devenir important (Fréchette 43), le Parisé de Duguay, terrorisé, critique ceux qui "se mettont au-dessus des autres pis y essayont de se faire ouère meilleurs" (93). L'attente de 1875 est toutefois passive; on n'organise pas une attaque, on se prépare plutôt à en être les victimes. L'expectative est ainsi doublée de cette peur qui accompagne le sentiment de faire face à plus grand que soi; si les Patriotes de Fréchette ont pour mot de passe "vengeance et liberté" (Fréchette 40), les rebelles acadiens sont fort conscients du danger qui les menace, et ont besoin au contraire de "se pijouner pour receouère les Anglais" (89). Une certaine sympathie, issue d'un sentiment de pitié, entoure même le traître, alors que le spectateur apprend que ce qui déplaît au fond à Parisé, c'est que, contrairement à la gloire dont sont couverts les leaders triomphants, "quand vient le temps de payer pour, ah ben là, on est tout'égals!" (93).

Tout le dernier acte tourne donc autour de ce désir d'éliminer la notion de héros individuel et de valoriser une collectivité courageuse, entraînée malgré elle dans son devenir historique: "Je commence à me demander si je suis pas embarqué dans un bateau qu'a pus de gouvernail" affirme André dans la seconde scène (85). Cette "absence de gouvernail" se veut d'autant plus évidente que Mailloux, héros historique, n'apparaît qu'à partir de la septième scène (de onze) et que son intervention se limite somme toute à la huitième scène, personnelle et intime, où il discute de son avenir avec Jeanne. Mailloux n'est pas celui qui a osé affronter tel Don Quichotte toute la milice britannique; il n'est pas un Félix Poutré qui cherchait la célébrité, avant de s'écrouler de terreur face à l'échafaud. Au contraire, tous les Acadiens, conscients de leur peur, se sont tenus debout , simplement parce qu'ils se le devaient. Les hommes, et aussi les femmes: "Je peux te dire une chose, Angèle. Si c'était pas des femmes, y en a pas beaucoup de nous autres qui seriont embarqués dans c't'affaire-là. Pis c'est loin d'être un reproche, que je te fais là. On peut remercier nos femmes, moi le premier" affirme encore André (86), le personnage sans doute le plus représentatif, dans ce dernier acte, de la conscience collective du peuple. Tout au long de cette attente, il sera en effet celui qui interrogera ses amis sur le bien-fondé de leurs gestes, les fera réfléchir, et leur donnera la possibilité de changer d'idée, de se soumettre à l'autorité établie:

Tu fais ce que tu veux, Xavier. J'ai jamais dit à personne de payer ou de pas payer leurs taxes. Moi, j'ai refusé de payer les miennes, pis je refuserai encore. Y pourront venir avec l'armée si qu'y voulont, y me passeront sus le corps, mais c'est pas de même qu'y allont me faire changer d'idée. Si y me donnont la volée, ça montrera qu'y sont plus forts que moi, mais ça montrera pas qu'y avont raison. Moi, c'est de même que je marche. Toi, Xavier, aussi ben come les autres, vous faisez ce que vous voulez. Je vous ai jamais demandé de faire comme moi. Vous avez chacun une conscience, pis vous avez beau de la suivre. (89)

Quelques citoyens anonymes fuiront la scène, certes (99), mais le spectateur quittera la salle avec l'impression d'une solidarité collective, heureuse et épanouie, alors que les futurs assiégés décideront, pour tuer le temps, de jouer aux cartes et de fredonner des chansons à boire. Et c'est encore en choeur qu'ils "se laisseront gagner par l'émotion" des jeunes, fiers et inspirés, et entonneront avec eux un chant qui se terminera "d'un martèlement du talon presque militaire" (102): "Y arrive un temps quand on a tout essayé / Y faut risquer d'mourir pour vivre / Y arrive un temps quand ça donne p'us rien d'parler / Y faut crier sa liberté / Pis moi j'vous dis / Moi j'vous dis que c'temps-là y est arrivé" (102). Le spectateur ne peut que conclure que Mailloux n'avait payé le prix que pratiquement tous les Acadiens d'alors étaient prêts à payer, eux aussi.

L'intérêt et la richesse de ce troisième acte résident en effet non pas dans la reproduction des événements historiques, mais dans les nuances subtiles qui ont permis aux auteurs d'interpréter ces événements, et de refléter une conscience de groupe dont Mailloux n'était qu'un représentant involontaire. Par son côté ordinaire et sympathique, le Louis Mailloux de Duguay établissait un lien positif entre le spectateur et lui. Atmosphère essentielle afin d'éviter, comme au Québec, la disparition de ces héros que soulignent nos auteurs, en raison de ce que nous appelons une communication avec le passé strictement intellectuelle, à la Lionel Groulx, plutôt que véritablement affective. Atmosphère essentielle également pour éviter de se réveiller un jour avec un Étienne Brûlé acadien, héros un jour, traître le lendemain, pour éviter de découvrir que l'on "aimai[t] seulement l'image que [l'on] s'étai[t] fait[e] de [son héros]" (Poulin 289).

Dans leur panthéon de personnages légendaires, l'Acadie connaissait déjà Jacques et Marie, Évangéline, Beausoleil-Broussard, et peut-être aussi d'une certaine façon La Sagouine. Certains affirmeront que cette oeuvre théâtrale de 1975 venait simplement ajouter un nom, Louis Mailloux, à ce club d'élites; le titre éponyme n'était-il pas en effet symbolique de ce désir? La vérité est à notre avis toute autre. Certes les auteurs ont cherché à créer une délimitation historique claire entre les "bons" et les "méchants", entre les Anglais et les Acadiens. Par la formation de ce manichéisme pêché dans la tradition folklorique qu'offraient les structures ultramontaines du conte canadien-français du XIXe siècle, les conditions de base à l'érection d'un héros étaient respectées. Pour compléter ce tableau toutefois, les auteurs ont dû escamoter légèrement la vraisemblance, et faire fi d'une perspective historique qui aurait certes pu être plus large. Avec Louis Mailloux, Duguay et Boudreau ont accepté, et repris, la notion d'irréversibilité de l'histoire, cette incapacité naturelle qu'a un être vivant, et par extension une race, à redevenir ce qu'il a été. Ainsi, ils n'ont pas cherché à écrire une version foncièrement nouvelle des grands événements de leur histoire; ils ont toutefois repris cette vieille notion déterministe qui suggère, à tort ou à raison, l'existence d'une impossibilité historique à se dissocier du passé de sa race(6). À travers Longfellow et Napoléon Bourassa, le XIXe siècle littéraire s'était chargé de louanger la survivance acadienne; Duguay et Boudreau nous invitent, quant à eux, à beaucoup plus qu'une "simple" reconstitution d'un personnage mythique. Ils suggèrent plutôt au spectateur de reconnaître dans le jeune Louis Mailloux, et dans tous ces inconnus qui l'accompagnaient, le caractère vital des luttes au quotidien, des luttes de gens ordinaires qui deviennent malgré eux, dans une perspective historique, plus grands que nature. Le message implicite: là, et là seulement, réside l'espoir d'une survivance et d'un devenir acadien. Après tout, peut-être le courage de gens ordinaires se retransmet-il, presque génétiquement, d'une génération à l'autre.

NOTES

1. Pour un sommaire des événements entourant la publication du livre de LeBreton, nous vous renvoyons à l'article d'Euclide Chiasson, "Propos divers avant l'hiver", Le Devoir, 1er septembre 1992.
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2. Afin de faciliter la lecture de ce texte, les références à la pièce de théâtre Louis Mailloux publiée en 1994 par les Éditions d'Acadie se fera simplement par la page, ex: (45).
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3. En 1929, le jeune néo-brunswickois James Branch (né en 1907) faisait paraître Vivent nos écoles catholiques! ou la Résistance de Caraquet (Moncton: Évangéline Ltée, 1929, 42 p.), la première pièce de théâtre à s'intéresser à la révolte de Caraquet. Il y est clairement indiqué que Mailloux tue un soldat britannique avant d'être lui-même abattu. Cela dit, cette pièce ne permet que peu de rapprochements avec la pièce de Duguay et Boudreau, qui ne s'en sont clairement pas inspiré. En plus de cette différence dans la sélection des faits, le jeune étudiant y est dépeint sous les traits d'un homme un peu trop impulsif, un "chercheur de troubles", bien différent du héros de Duguay et Boudreau. Qui plus est, le "peuple acadien" ne nous est pas non plus présenté comme une masse humaine solidaire et unanime, comme nous le verrons plus loin avec ce texte; au contraire, les gens les plus âgés partagent plutôt l'opinion du curé qui critique ouvertement les agissements des jeunes. L'ensemble laisse donc suggérer l'existence d'un conflit de génération issu d'une idéologie ultramontaine qui rejette toute opposition à l'autorité, alors que Duguay et Boudreau ont favorisé l'image d'une bonne entente, d'une union idéologique entre les générations.
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4. L'ethnologue et critique littéraire de l'université Laval Aurélien Boivin a retracé huit versions littéraires de cette légende, dont six seraient antérieures à 1967 (Aubert de Gaspé [fils], Charles Laberge, J.-F. Morissette, Armand de Haerne, Louvigny de Montigny et Pierre-Georges Roy).
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5. Dans le cadre d'une analyse folklorique, il aurait également fallu souligner la forte personnalité de Jeanne, et le défi que lui avait lancé Mailloux ("C'est pourtant toi qui m'as dit de venir danser avec lui" [37]). D'une part, ces éléments contrastent avec la faiblesse morale des jeunes filles perçue par les ultramontains de l'époque et, d'autre part, justifient son acte (danser avec Young). Ils épargnent également au fiancé la récurrente humiliation dont les jeunes hommes font l'objet dans les versions écrites des contes traditionnels (regarder avec impuissance la fiancée danser avec un autre). Cela est d'autant plus vrai qu'ici, Jeanne n'a même pas relevé le défi de Louis, puisqu'il est bien indiqué que "c'est Bob Young qu'a été la qu'ri!" (28).
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6. Certains chercheurs pourront également être tentés d'inclure dans la liste des "muses" de Calixte Duguary et Jules Boudreau la pièce de Jaques Ferron, Les Grands Soleils, paure en 1958, que nous avons d'ailleurs citée dans cet article. Tout comme le Félix Poutré de Fréchette, cette pièce nous ramène en effet aux lieux de la Rébellion des patriotes, et nous présente un "héros malgré lui" qui, à première vue, pourrait se rapprocher de Louis Milloux. Qui plus est, Jacques Ferron était déjà, à l'époque du "Vieux Majorique", un écrivain réputé qui connaissait intimement l'Acadie pour y avoir vécu. Il était également un nationaliste convaincu et reconnu au Québec, traits qui rendent sans doute inévitable sa connaissance par Duguay, alors étudiant en littérature et homme politiquement engagé. Nous avons effectivement noté quelques similitudes avec Louis Mailloux, mais de trop nombreux éléments discordants rendraient contradictoires l'affirmation d'une réelle intertextualité.

Ainsi, Chénier, protagoniste de Ferron, est effectivement un héros malgré lui, tout comme Mailloux. Contrairement à ce dernier toutefois, il est parfaitement conscient, et ce dés le début, de sa destinée historique; non seulement l'accapte-t-il, mais il la provoque: "Que les Anglais approchent, grandest aches rouges sur la neige, et nous leurs parlerons. O vous! Mes braves qui attendez les mains vides, vous prendrez les fusils des morts; il y en aura pour tout le monde" (Ferron 67-68). Le narrateur Nolet, âme interprétative de l'Histoire, l'affirme lui-même haut et fort:

Chénier a rendez vous avec le destin
il le sait, de tous les Patriotes le seul à le savoir,
pour cela le plus grand (Ferron 76)

Qui plus est, nos auteurs ont une perception opposée du peuple et de son rôle social. Véritable héros collectif chez Duguay, alors que chacun respecte les opinions des autres malgré des divergences majeures, le people "moins patriotique" de Ferron se voit décrié par Chénier qui le condamme ouvertement, menaçant ses membres de bientôt devenir "des serviteurs, des mercenaries, des esclaves" (Ferron 83). Chénier n'accepte pas non plus l'argument pourtant logique que lui suggère un homme d'âge mûr, trop occupé nous dit-il à faire vivre et survivre (dans une crainte constante) sa famille de 17 enfants pour pouvoir se lancer dans l'expression d'un patriotisme ouvert et inconditionnel. Le même pourrait être dit de François Poutré qui, à l'instar de Mailloux, est amoureux avant d'être patriote; encore là toutefois, la "fiancée" se comporte de façon complètement différente. Jeanne Lanteigne cherche à éloigner Louis de ce patriotisme populaire afin de l'amener vers une existence plus calme. L'Élizabeth de Ferron est, quant à elle, attirée par François d'abord et avant tout parce qu'il respire ce patriotisme énergique, qui n'est d'ailleurs qu'une façade, comme le spectateur l'apprendra plus tard.

La seule similitude d'importance demeure à notre avis la philosophie proposée par Ferron, qui reprend cette impossibilité historique à se dissocier du passé de sa race dont nous parlait Darwin. Chez Ferron également, il existe une notion presque génétique liée au désir de liberté et d'indépendance:

Chénier: -[…] J'aurais quand même rêve d'une partie plus caressante et moins pressée, et d'un plus long combat. Les feux sur les collines, plus nombreux d'une nuit à l'autre et cernant ceux de l'ennemi, ces feux, constellations de mon pays, j'aurais aimé les voir.
Sauvageau: -D'autres les verront.
Chénier: -Je me le dis.
Sauvageau: -L'hiver n'a jamais empêche le retour du printemps.
Chénier: - L'hiver sera peut-être long.
Sauvageau: -Les morts sont patients: d'autres soleils fleuriront; ils verront la patrie que vous aurez naître. (Ferron 78)
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OUVRAGES CITÉS

Aron, Raymond. Introduction à la philosophie de l'histoire. Paris: Gallimard, 1981.

Aubert de Gaspé, Philippe (fils). "L'Étranger". Le Chercheur de trésors (ou l'influence d'un livre). Montréal: L'étincelle, 1968. 28-37.

Aubry, Claude. "Rose Latulippe". Le Violon magique et autres légendes du Canada français. Ottawa: Éditions des Deux rives, 1966. 35-39.

Boivin, Aurélien. "La Littérarisation du conte québécois: la légende de 'Rose Latulipe' ou du 'Diable à la danse'". Conseil International des Études Francophones. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 15 mai 1997.

Branch, James. Vivent nos écoles catholiques! ou la Résistance de Caraquet. Moncton: Évangéline Ltée, 1929.

Chiasson, Euclide. "Propos divers avant l'hiver". Le Devoir. 1er septembre 1992.

De Haerne, Armand. "Le diable au bal". Les nouvelles soirées canadiennes, Vol. V (1886): 3-9.

Du Berger, Jean. "Le diable beau danseur". Les légendes d'Amérique française. Québec: Archives de folklore, 1973. 14-15.

Duguay, Calixte. Louis Mailloux. Album sur vinyle. Montréal, Les Éditions du Kapociré, 1980

---. Louis Mailloux. Disque audionumérique. Montréal, Étiquette GSI, 1993.

Duguay, Calixte et Jules Boudreau, Louis Mailloux. Moncton: Éditions d'Acadie, 1994.

Ferron, Jacques. Les Grands Soleils. Théâtre I. Montréal: Librairie Déom, 1969. 9-126.

Fréchette, Louis. Félix Poutré. Montréal: Leméac, 1974.

Lamothe, Maurice. "Calixte Duguay: du professeur de littérature qui chante en Acadie au chansonnier qui fait carrière au Québec". Présence francophone 48 (1996): 125-139.

Lavoie, Mireille. "Congrès mondial acadien. L'Acadie vous invite aux grandes retrouvailles". Le Devoir. 25 juin 1994.

Lemire, Maurice. Formation de l'imaginaire littéraire au Québec (1764-1867). Montréal: l'Hexagone, 1993.

Molino, Jean. "Histoire, roman, formes intermédiaires". Mesure 1 (1989): 59-75.

Perelman, Chaïm, et Olbrechts-Tyteca, Lucie. Traité de l'argumentation. Bruxelles: Éditions de l'Université de Bruxelles, 1988.

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Roy, Pierre-Georges. "La légende du monsieur en habit noir". Cahiers des dix, (1937): 71-73.

Veyron, Michel. Dictionnaire canadien des noms propres. Montréal: Larousse, 1989.