HÉLÈNE JACQUES
Un ouvrage visant à présenter les 100 pièces du théâtre québécois quil faut lire et voir fait nécessairement des mécontents, en ce sens que tout lecteur y remarque de grands oubliés, la présence dauteurs quil ne sattendait pas à trouver en ces pages ou dautres dont le nom apparaît, semble-t-il, trop souvent. Bien que je doute fortement quil faille absolument lire ou voir Starmania pour saisir lessence du théâtre québécois, les choix de Lucie-Marie Magnan et Christian Morin, quoique conservateurs, permettent au lecteur de faire un survol assez complet de lensemble de notre dramaturgie. Les auteurs commencent à répertorier les oeuvres à partir de lapparition de Fridolin, « premier personnage typiquement québécois » (p. 9) sur nos scènes, laissant de côté les Louis Fréchette, Pierre Petitclair et autres précurseurs de notre dramaturgie, et sélectionnent ensuite « les pièces reconnues par la critique et par la majorité [ ] comme des incontournables [ainsi que] certaines pièces de qualité qui [ ] semblaient tombées dans loubli » (p. 10). Il fallait choisir, mais plusieurs noms brillent par leur absence. Les années 50 et 60 sont presque uniquement représentées par Marcel Dubé et Gratien Gélinas, alors quil aurait été intéressant de tirer de loubli des pièces dAnne Hébert, de Pierre Perrault ou dYves Thériault auxquelles on ne pense pas de prime abord mais dont la relecture peut révéler de belles surprises (pensons à la pièce Au coeur de la rose de Perrault que Denis Marleau mettait en scène en 2002). Magnan et Morin affirment également « observer une certaine prudence » (p. 10) à légard des textes plus récents, « le temps nayant pas mis ces oeuvres à lépreuve » (p. 10), et ils nont retenu, pour les années 90, que les auteurs déjà consacrés (Michel Tremblay, Marie Laberge), dautres ayant fait leurs preuves dans les années 80 (Michel-Marc Bouchard, Normand Chaurette) et peu de nouveaux venus (Daniel Danis, Jean-Frédéric Messier). Quelques dramaturges sont ainsi curieusement exclus de la sélection, je pense à Wajdi Mouawad, Carole Fréchette, Jean Marc Dalpé, et dautres encore qui auraient sûrement mérité de figurer dans cet ouvrage, dautant que Magnan et Morin disent privilégier la « variété » (p. 10) alors que certains auteurs réapparaissent à de nombreuses reprises. Cest le cas de Tremblay (12 pièces) et de Dubé (8 pièces), dont je ne conteste en rien la place immense dans notre dramaturgie; toutefois, quelques pièces moins marquantes de ces auteurs auraient pu être remplacées par des textes dont le choix aurait été plus audacieux.
Si ces dramaturges se voient rejetés du panthéon des pièces à lire, cest peut-être parce que la définition du « théâtre » de Lucie-Marie Magnan et Christian Morin est plutôt large, dans la mesure où les auteurs ne se limitent pas seulement aux textes montés sur les scènes de théâtre : ils sélectionnent des téléthéâtres, un opéra et une comédie musicale sans faire de distinction. De plus, deux spectacles de Robert Lepage sont retenus, alors que ni Vinci ni La trilogie des dragons nont été publiés, et que les reprises la toute récente de La trilogie au Festival de théâtre des Amériques, en 2003, était un événement exceptionnel , sont presque impensables. Il est donc difficile pour le lecteur de 100 pièces de théâtre , à moins de se procurer des enregistrements vidéo ou de consulter la « reconstitution » de La trilogie dans la revue Jeu (no 45, 1987), de mettre la main sur ces oeuvres qui nexistent que le temps de leur représentation, de leur perfomance scénique. À ce compte, si les frontières du théâtre à lire et à voir débordent du champ littéraire et englobent « lécriture scénique », il aurait fallu inclure les spectacles dautres metteurs en scène qui comme Lepage ont marqué le théâtre québécois, ceux de Gilles Maheu par exemple.
Les auteurs présentent les 100 pièces choisies selon des thèmes quils exposent brièvement en début de section dans de courts textes souvent très convenus (lamour « en arrive parfois à se confondre avec la haine » et fait naître chez le spectateur « toute une gamme démotions », p. 13) et menant parfois au pléonasme (« Ce qui relève de la tragédie, dans la dramaturgie du Québec, cest le caractère inéluctable de la fatalité qui frappe », p. 189). Une telle classification oriente évidemment la lecture des pièces puisque les auteurs soulignent un thème dominant, et cette lecture ici réside ma principale réserve à propos de louvrage , est principalement sociologique et psychologique, les auteurs envisageant le théâtre, à travers les thèmes de la condition féminine, de la critique sociale, de la famille, du pays, et cetera, comme le reflet de la société et de ses idéologies. Si ce discours permet déclairer convenablement un bon nombre de pièces, il réduit la portée dautres oeuvres qui ne visent pas à imiter le réel. Par exemple, la section « Étapes de la vie » réunit des pièces qui illustrent les périodes charnières de lexistence humaine; Magnan et Morin y ont classé Albertine en cinq temps en raison de ses cinq personnages représentant autant de moments distincts dans une vie difficile. Le thème est effectivement présent dans loeuvre, mais les auteurs ninsistent pas assez sur le travail formel auquel sest adonné Tremblay en multipliant un même personnage, et ils ne font queffleurer des thèmes dépassant celui du « combat quil reste à faire contre lignorance » dans notre société (pp. 149-150) quils lisent dans cette pièce :lidentité, la responsabilité de lhomme face à son destin, la mémoire, etc.
Dans les sections thématiques, les auteurs consacrent trois pages à chacune des oeuvres qui sont dabord judicieusement résumées en quelques lignes; ils font ensuite un certain nombre de remarques concernant les personnages, lespace, le temps et la langue. Ces analyses, bien que sommaires, se révèlent utiles pour qui veut avoir une idée générale du propos dune pièce. Toutefois, quelques commentaires sont alourdis par des imprécisions dordre syntaxique, la fluidité et la clarté nétant pas toujours au rendez-vous : « On pourrait mentionner lefficacité remarquable de léconomie de moyens qui souligne les accents véritables qui sen dégagent, leur permet de prendre toutes leurs forces » (p. 18). Enfin, les commentaires présentent certaines redites: les auteurs affirment dans les analyses de trop nombreuses pièces, par exemple, que les espaces exigus correspondent à « lenfermement » des personnages. Les observations auraient parfois gagné à être plus précises afin de souligner la spécificité de chaque oeuvre et déviter les redondances.
Quels sont, finalement, les destinataires dun tel ouvrage? Il ne sagit pas nécessairement dune initiation au théâtre québécois qui pourrait sadresser à des publics étrangers puisque ni les auteurs ni les pièces ne sont présentés dans leur contexte historique et littéraire. 100 pièces du théâtre québécois quil faut lire et voir, en tant que banque de résumés éclairants, savérera profitable aux professeurs des niveaux collégial et secondaire qui désirent faire découvrir de nouvelles oeuvres à leurs élèves. Plus largement, le lectorat y trouvera loccasion de parcourir lensemble (un peu troué) de notre théâtre pour y saisir au vol ce qui attire son regard et réaliser ensuite une lecture plus approfondie.