AUGUSTIN LAPERRIÈRE, Les pauvres de Paris, Une partie de plaisir à la caverne de Wakefield ou Un monsieur dans une position critique et Monsieur Toupet ou Jean Bellegueule, édition préparée par Mariel O’Neill-Karch et Pierre Karch.
Ottawa, Éditions David, 2002,214 pp. $20.00 CDN.

FRANÇOIS PARÉ

Cette édition de l’oeuvre de l’un des premiers auteurs dramatiques du Canada français s’inscrit dans la foulée d’un important travail de mise à jour et de publication des archives littéraires de l’Ontario français, entrepris il y a trois ans par Mariel O’Neill-Karch et Pierre Karch. Après les nouvelles du dramaturge et conteur franco-ontarien Régis Roy, le théâtre complet d’Augustin Laperrière (1829-1903) est maintenant disponible dans des textes régularisés et accompagnés de quelques renseignements biographiques et critiques. L’ouvrage comprend une chronologie, un bref aperçu de la vie et de l’oeuvre de Laperrière et une notice bibliographique. Les textes des trois oeuvres dramatiques connues de cet auteur ne sont cependant pas annotés.

Né à Québec, Laperrière a passé la plus grande partie de sa vie adulte à Ottawa et dans le Témiscamingue, dont il a été l’un des bâtisseurs. Comme celle de Régis Roy, son oeuvre théâtrale reflète l’effervescence qui marque l’installation graduelle des institutions fédérales à Ottawa et la migration de plusieurs intellectuels québécois vers les rives de l’Outaouais à partir de 1850. Avec ses 6 000 Francophones (environ le tiers de la population totale de la ville) en 1860, Ottawa devient le centre névralgique du grand territoire national des Canadiens français. La fondation de l’Institut cana- dien-français en 1852 et celle du Cercle dramatique de l’Institut en 1853 annoncent déjà le nouveau rôle culturel que jouera la capitale fédérale dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour Laperrière et ses contemporains, la littérature est fortement liée à l’expression d’une identité de classe, dans la mesure où les questions de langue et de dramaturgie sont subordonnées aux aspirations de l’élite intellectuelle canadienne-française. Celle-ci, très consciente de sa mission, cherche à imposer à la nouvelle capitale fédérale le modèle d’une société fortement structurée par les valeurs de l’humanisme bourgeois, telles qu’il s’exprimait dans le roman, le théâtre populaire et l’opéra en France à la même époque.

Seules Une partie de plaisir à la caverne de Wakefield et Monsieur Toupet ou Jean Bellegueule sont de la plume même d’Augustin Laperrière. Ces deux comédies assez brèves ont été montées sur la scène de l’Institut canadien-français d’Ottawa en 1881 et 1884 respectivement. La dernière, Monsieur Toupet ou Jean Bellegueule, reste conforme à la structure de la farce dans la tradition française et requiert donc peu de moyens techniques.Dans cette histoire d’identité usurpée, le valet joue tour à tour le rôle de l’avocat, puis celui du médecin, avant d’être finalement pris à son propre jeu. Le comique de Monsieur Toupet tient moins au chassé-croisé des personnages qu’à la représentation typé de l’anglophone, dont Laperrière s’était fait la spécialité.Dans ce cas, les interventions du médecin irlandais Albert O’Donovan entraînent une pléthore de sarcasmes à l’endroit des Irlandais et de leur incapacité à parler correctement le français. La pièce de Laperrière s’inscrit dans les luttes de pouvoir qui hantent une capitale nationale fortement clivée selon des divisions ethniques et linguistiques. Le dramaturge ne cache pas son dédain pour le groupe anglophone et cherche, par certaines structures comiques, l’acquiescement des spectateurs de l’Institut français envers son parti-pris.

Une partie de plaisir à la caverne de Wakefield fait appel aux mêmes mécanismes réducteurs. Cette fois, c’est le Docteur William O’Grady qui fera les frais de l’ironie du groupe de visiteurs. Mais cette oeuvre est beaucoup plus intéressante qu’elle n’en a l’air. S’inspirant d’un fait divers, survenu dans les célèbres cavernes Laflèche à Wakefield, la situation exige une structure narrative et une mise en scène fort complexes. En effet, lors d’une excursion dans ces cavernes non loin d’Ottawa, Théophile Sansgêne reste prisonnier d’un passage souterrain et ne peut regagner la surface. Ses compagnons exécutent plusieurs manoeuvres afin de le sortir de l’étroit tunnel, tout en accablant le pauvre obèse de nombreux quolibets. Or cette scène à plusieurs centaines de mètres à l’intérieur de la caverne ne pouvait être montrée aux spectateurs.Ainsi les gestes des personnages n’apparaîtront à la salle que sous la forme de comptes rendus, faisant état des progrès du pauvre Théophile, sans que les spectateurs ne puissent assister véritablement à l’opération. Devant un sujet difficilement représenté, Laperrière parvient à susciter l’intérêt de son auditoire par la seule suggestion du texte. En même temps, la représentation du «trou» emblématique où les personnages restent enfouis jusqu’à la toute fin comporte à elle seule une grande importance métaphorique. Sortis de leur «trou», Théophile et son équipe ne manqueront pas d’écorcher au passage le personnage de William O’Grady, dont les erreurs de grammaire et de vocabulaire devaient, certes, susciter l’hilarité du public.

En outre, Laperrière est un maître incontestable du monologue. Chacune des deux oeuvres originales comporte, en effet, de longs apartés. Dans Monsieur Toupet, le personnage du valet se voit confier une intervention de trois pages en début de pièce, servant à mettre en place les éléments de la farce. Dans Une partie de plaisir à la caverne de Wakefield, le monologue obéit à des fins plus directement liées à la mise en scène, puisqu’il compense pour l’absence sur scène des personnages principaux. Encore cette fois, c’est au domestique que Laperrière confie la tâche de soutenir la trame narrative de la pièce. Ces monologues témoignaient d’une saisie étonnante de la polyvalence de la communication théâtrale. Du même souffle, ils exigeaient des comédiens de l’Institut une grande virtuosité verbale et une gestuelle très élaborée.

Outre ces deux pièces originales, Augustin Laperrière a aussi adapté pour le Canada français Les pauvres de Paris (1877), oeuvre d’Édouard Brisebarre et Eugène Nus, d’abord montée en France. Le texte de cette adaptation, pour une troupe de comédiens exclusivement masculine, occupe une large part du volume préparé par O’Neill-Karch et Karch. Dépourvue de notes infrapaginales, la présente édition ne nous permet pas de saisir entièrement l’étendue des modifications apportées par Laperrière. Il est évident, cependant, que la version canadienne de cette comédie bourgeoise, amputée de ses personnages féminins, permet à Laperrière de déplacer le dispositif socio-politique mis en place par les auteurs français. Voulant sans doute imprimer à la bourgeoisie naissante de la capitale une moralité chrétienne éclairée, Laperrière reprend à son compte en l’amplifiant la critique du capitalisme industriel qu’il associe au monde anglophone et auquel il oppose une masculinité canadienne-française compatissante et progressiste.

Le théâtre d’Augustin Laperrière, somme toute assez mince, comme le soulignent du reste les responsables de cet ouvrage, innove néanmoins par son souci du comique de situation et par la complexité du cadre dramatique. Les chercheurs y trouveront matière à réfléchir sur le dynamisme culturel de la communauté canadienne-française de la région d’Ottawa à la fin du XIXe siècle.