CHANTAL GAGNON
Translation scholar Annie Brisset has demonstrated that between 1968 and 1988, Quebec translations of foreign plays were linked to the nationalist discourse. The present research tries to establish, with a case study, if the same statement applies to the 1990s. In order to do so, three Quebec translations of Shakespeares The Tempest have been studied: Michel Garneaus (1989), Antonine Maillets (1998) and Normand Chaurettes (1998). After having analysed the language, the versification and the paratext in each translation, and after having briefly discussed retranslation of Shakespeares plays in Quebec, the author concludes that nationalist ideas play an important part in these translations. However, the Quebec theatre institution has taken up the task and it struggles for its own cultural, economic and symbolic survival
Sans doute loeuvre de Shakespeare parvient-elle, par ses thèmes comme par le potentiel théâtral quelle recèle, à donner une expression satisfaisante, dans le contexte historique, humain et théâtral qui est le nôtre, des forces antithétiques de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal, elle qui exprime autant les forces et les contradictions humaines que les bienfaits ou les maléfices du monde surréel, [ ] la tempête que le songe
(Lorraine Camerlain, 1988)
La traduction joue, et depuis fort longtemps, un rôle social indéniable au Québec. Dans les années 1970, en effet, plusieurs traducteurs, linguistes et traductologues, dont Jacques Poisson, Marcel Boudreault, Jean Darbelnet et Jacques Flamand, ont posé la problématique de la traduction comme facteur dacculturation puisque «la radio, la télévision, la presse et aussi la publicité étaient abondamment alimentées par la traduction» (Boudreault 425). Pour combattre ce phénomène, certains dramaturges des années 1970 ont choisi, en traduisant des pièces de théâtre étrangères, de renverser les rôles et de manipuler les traductions pour les rendre ethnocentriques.2 Pour Annie Brisset, auteure de Sociocritique de la traduction, Théâtre et altérité au Québec, ces traductions jouaient un rôle «iconoclaste, perlocutoire et identitaire» (Brisset 35).
Puisque le Québec des années 1970 vivait également une effervescence nationaliste, plusieurs traductions de pièces de théâtre étrangères (notamment anglo-saxonnes) étaient engagées, cest-à-dire imprégnées dun fort sentiment indépendantiste. On se souvient, entre autres, du Hamlet, prince de Québec (1968) de Robert Gurik, qui transformait le personnage du spectre en figure de Charles de Gaulle, ou encore du Macbeth (1977) de Michel Garneau, qui transposait lintrigue de la pièce en Nouvelle-France.
À ce sujet, nous savons quAnnie Brisset a identifié les tendances sociotraductologiques en matière de traduction théâtrale de 1968 à 1988. Lors de ses recherches, elle a constaté quau théâtre, les traductions québécoises de pièces étrangères suivent la voie politique nationaliste (Brisset 99-114). Pour les années 1990, le même constat simpose-t-il? Le commentaire dAndré Brassard, tiré dun documentaire de lONF intitulé Un miroir sur la scène (1999), nous offre une piste de réponse:
Ya une courbe qui part de chsais pas trop quand pis qui aboutit, pour moi, au référendum, celui de 1980, qui pour nous je dis ça parce quon sen a pas vraiment parlé mais je lai senti de façon très concrète, très physique ça a été : «Ah ben mes sacraments, ça fait des années que vous nous dites que vous aimez ce quon vous dit pis là on vous dit de quoi pis vous le faites pas, ben [ ] on soccupe pus de vous autres!» (Coulbois)
Brassard explique ici la réaction des gens du théâtre à la suite du référendum de 1980 au Québec. Pour ce metteur en scène, le premier référendum québécois marque un tournant: après le 20 mai 1980, laffirmation nationaliste nest plus la principale dominante du théâtre, puisque les spectateurs québécois nont pas donné suite au message nationaliste des pièces des années 1970. Le commentaire de Brassard rejoint les résultats de notre recherche ponctuelle: la pensée nationaliste a presque disparu des traductions théâtrales québécoises des années 1990, même si le discours politique nationaliste est resté présent dans la société québécoise pendant cette période.
MÉTHODOLOGIE
Nous avons centré notre recherche sur le dramaturge anglais William Shakespeare et ciblé trois traductions québécoises de The Tempest signées par Michel Garneau (1982),3 Antonine Maillet (1997) et Normand Chaurette (1998).4 Le travail de Maillet et de Chaurette est très représentatif de ce qui sest fait en matière de traduction théâtrale au cours des dix dernières années. En plus dêtre les grands dramaturges que nous connaissons, ils ont traduit plusieurs pièces de Shakespeare, toutes jouées par les plus importantes compagnies théâtrales au Québec, soit le Théâtre du Rideau-Vert, la Nouvelle Compagnie Théâtrale, le Théâtre du Trident et le Théâtre du Nouveau-Monde. En fait, Maillet et Chaurette sont les deux dramaturges qui ont le plus traduit Shakespeare au Québec pendant la période qui nous intéresse. Ajoutons que les trois premières traductions dAntonine Maillet ont été éditées chez Leméac, la référence en matière de publication théâtrale au Québec. En comparant les traductions de Maillet et de Chaurette avec celle du très nationaliste Michel Garneau, nous tenterons dévaluer, pour les pièces de Shakespeare, lécart entre les pratiques traductives des années 1980 et celles des années 1990.
Couverture de La Tempête de Shakespeare, traduction dAntonine Maillet, Éditions Leméac, 1998. Illustration dArthur Rackham.
On a beaucoup traduit, joué et analysé Shakespeare au Québec. Bien que notre liste ne soit pas exhaustive, nous estimons quune quinzaine de traducteurs québécois5 ont travaillé sur loeuvre de Shakespeare (le site Internet de lAssociation québécoise des auteurs dramatiques, qui nest toutefois pas à jour, a répertorié onze traducteurs différents). On citera aussi à titre dexemple le numéro spécial sur Shakespeare dirigé par Lorraine Camerlain et paru en 1988 dans les Cahiers de théâtre Jeu, ainsi que le dossier dirigé par Leonore Lieblein et paru dans lAnnuaire théâtral sous le titre «Traversées de Shakespeare» en 1998. On peut également consulter la section «Shakespeare in Francophone Québec» (Lieblein) du site The Internet Shakespeare Editions de Victoria University.
Nous avons déjà mentionné les traductions de Shakespeare faites par Gurik et Garneau : cest entre autres avec le travail de ces dramaturges-traducteurs que la spécificité québécoise a pu sinscrire dans la francophonie, en rejetant les traductions antérieures publiées en France.Leurs audacieuses traductions symbolisaient la négation des deux cultures dominantes, anglaise et française, en plus dune réappropriation de loppresseur britannique. Pierre LHérault, auteur dun grand nombre douvrages et darticles sur la littérature et le théâtre québécois, nous a expliqué en entrevue: «Robert Gurik prend Shakespeare, le dramaturge anglais par excellence, le grand symbole de la culture dominante, et il lutilise pour les fins du dominé. On prend plaisir ainsi à sapproprier le langage de lautre pour exprimer sa propre existence» (25 novembre 2000).6 Aujourdhui, cette tentative dappropriation satténue et même, disparaît.Pour nous en convaincre, nous observerons quelques extraits de La Tempête, dans les versions de Garneau, Maillet et Chaurette. Nous pourrons ainsi examiner le traitement de la langue, de la versification et du paratexte dans les trois traductions. De plus, nous traiterons brièvement de la retraduction des pièces de Shakespeare au Québec.
LA LANGUE
Comme nous le verrons plus loin, les premières répliques de La Tempête de Michel Garneau révèlent un Shakespeare traduit en québécois. Il faut se demander ici quelle notion associer à la langue québécoise. En effet, Annie Brisset souligne à juste titre que la mention «traduit en québécois» exprime un paradoxe. Elle signale, en français, que la langue dans laquelle loeuvre sera lue nest pas en français. Cette contradiction dans les termes illustre demblée la confusion qui entoure la nature du québécois. «Langue natale? Langue maternelle? Langue perdue ou vrai parler des Québécois, mais alors de quels Québécois et dans quelles circonstances?» (Brisset 286-287).
En traduisant Macbeth, Michel Garneau a utilisé le «québécois classique», «une langue légitime» (Thaon 207). Ainsi, Garneau a «puisé (artésiennement) dans la langue québécoise» et créé une langue mythique, en sinspirant du dialecte de la Gaspésie (Brisset 287). Ce nest pourtant pas cette langue que lon retrouve dans sa traduction de The Tempest, mais une langue «[q]uébécois[e] that one critic sneeringly called la langue de la rue, the language to which Garneau had reduced Shakespeares Tempest [ ]» (Thaon 207). Il ne nous appartient pas de porter un jugement sur les niveaux de langue associés à la langue québécoise. Cest pourquoi nous utiliserons une définition plus neutre du terme «québécois» ou de son synonyme «français québécois», tel que défini dans le Multidictionnaire de la langue française (2001): «Le français en usage au Québec.» En outre, pour les besoins de cette étude, nous faisons la distinction entre le français québécois standard, très proche du français international standard, et le québécois, le français populaire parlé au Québec.
Voyons ensemble un court extrait de la pièce, afin de commenter la langue utilisée par chaque traducteur. La réplique se situe au tout début de la scène et elle est dite par le capitaine dun bateau, qui tente de motiver ses hommes.
La réplique traduite par Garneau appartient à un registre plus familier que les deux autres. Ainsi, le «parle aux matelots» de Chaurette et de Maillet est légèrement plus soutenu que le «dis aux hommes» de Garneau. On notera que, dans un cas comme dans lautre, ces expressions sont en français québécois standard. Cependant, dans le reste de la réplique, Garneau reprend la syntaxe de la langue québécoise, avec des expressions telles que «comme faut» ou «ou ben on va toutt se faire.» Ajoutons que Garneau transcrit graphiquement la prononciation québécoise dans cette réplique, avec le mot «toutt.» Finalement, quoique rare, le mot «narfer» (ou «nerfer») appartient également au vocabulaire québécois (Bergeron 333) et il signifie «donner du nerf.»
En général, dans la traduction de Garneau, les personnages de classe sociale supérieure sexpriment moins en québécois que les autres. Lexemple qui suit lillustre bien. Dans loriginal, cette réplique survient au moment où le duc Prospéro sexcuse auprès de Miranda et de Ferdinand de sêtre emporté comme il la fait.
La langue utilisée par Prospéro nest pas très soutenue (par exemple, «nous sommes fabriqués avec la même affaire»), mais elle appartient tout de même au français québécois standard. À linverse, le capitaine de notre premier exemple, qui est dune classe sociale inférieure, sexprimait en québécois.
Chez Garneau, les personnages ne sont pas confinés à une langue particulière (québécois ou français québécois standard). Ainsi, lorsquun personnage dune classe sociale supérieure affiche une forte émotion dans le texte original anglais, Garneau peut le rendre à laide du québécois. La réplique suivante, empruntée encore à Prospéro, nous en offre un excellent exemple.Ce dernier sindigne du comportement de son serviteur et esprit Ariel, qui réclame la liberté à son maître:
Selon Le Grand Druide des synonymes, paru chez Québec Amérique en 2001, le terme «gripette» est un québécisme. Dans les extraits étudiés jusquà présent, Maillet et Chaurette évitent soigneusement le parler québécois, contrairement à Garneau. Dans une entrevue quelle nous a accordée (30 novembre 2000),7 Antonine Maillet a expliqué quen traduisant, ses deux objectifs principaux étaient laccessibilité et la fidélité au texte shakespearien. Il semble que lemploi du français standard ait suffit pour atteindre ces objectifs. En outre, selon Le Grand Druide, le mot «rouspétance», utilisé par Chaurette, appartient au registre familier français. Ainsi, non seulement le québécois nest pas mis en valeur dans la traduction de Chaurette,mais ce dernier nhésite pas à se servir de termes généralement usités en France.
Comme lon fait dautres traductologues avant nous (Simon 1988 et Brisset 1990 pour nen nommer que quelques-unes), on peut associer lutilisation du québécois chez Garneau à la recherche dune voix identitaire. Dans les traductions plus récentes de Maillet et de Chaurette, le québécois est totalement absent, témoignage dune transformation des enjeux sociotraductologiques dans la dramaturgie québécoise.Dans son article «Pratique actuelle de la scène au Québec,» lhomme de théâtre André Ricard écrit que le rajeunissement des grands textes, fort nombreux dans la programmation québécoise des années 1990, «sopérait [ ] à travers linterprétation» (17). Cest dire que la modernisation des textes de théâtre ne passe plus par la langue mais bien par «la faculté actualisante de la mise en scène» (Ricard 17). Pour sa part, Sherry Simon a constaté dans son article «Shakespeare en traduction » que «lépoque est révolue où la traduction ne servait quà une seule fin, celle denrichir le langage identitaire» (84). Finalement, les recherches de Louise Ladouceur sur un corpus de pièces anglo-canadiennes des années 1990 confirment, elles aussi, ce changement de tendance:
Toutes les pièces canadiennes-anglaises présentées en traduction avant 1990 reçoivent un traitement identique. Si laction est située au Canada anglais, on la transpose en contexte québécois et on québécise les noms des personnages et les références culturelles. Toutefois, à la fin des années 1980, on remet en cause le recours systématique au joual et à ladaptation pour traduire le théâtre. [ ] La traduction théâtrale donne alors à voir et à entendre des oeuvres affichant leur origine dans des versions qui conservaient les références culturelles et les noms de lieux originaux. (72)
LA VERSIFICATION
Nous lavons dit, la langue québécoise de Michel Garneau sert entre autres à délimiter la classe sociale des personnages de Shakespeare. Il y a certes un parallèle à faire entre lemploi du québécois chez Michel Garneau et celui de la versification chez Shakespeare. Ainsi, dans la version originale anglaise, même si la majorité des répliques sont en vers libres non rimés, les personnages de classe inférieure (Trinculo et Stephano) ne sexpriment quen prose (Sutherland, «Appendix» 185-186). Observons à cet effet une réplique de Trinculo, le bouffon:
Dans ce passage, Michel Garneau ne respecte pas la convention shakespearienne voulant que les personnages comiques de classe sociale inférieure sexpriment en prose. Encore une fois, Maillet et Chaurette se démarquent par leurs choix de traduction, plus près de loriginal.Notons également que Normand Chaurette traduit certaines répliques des personnages de Trinculo et de Stéphano en vers (comme la fait Garneau):
Il existe un autre aspect où Antonine Maillet se rapproche davantage de loriginal que Normand Chaurette. Il sagit de la prosodie: Maillet a traduit The Tempest en décasyllabe, ce qui ressemble au vers élisabéthain, alors que Chaurette la traduite en vers libres.Voici un exemple tiré du masque du quatrième acte:
Nous constatons tout dabord que Michel Garneau a complètement retranché les répliques de cet extrait. Le dramaturgetraducteur explique ainsi son choix de traduction: «Jai coupé allègre en cherchant dabord la clarté et la jouabilité. [ ] Il me semble quallégée, amincie, légère, [cette version de la pièce] laisse bien voir lamour immense et la colère profonde de Prospéro- Shakespeare» (quatrième de couverture). Nous ne croyons pas que Michel Garneau ait omis ces répliques à des fins sociopolitiques, comme il la fait avec Macbeth8, puisque J.R. Sutherland a écrit que «the masque [ ] could be lifted out of the play without much loss to the dramatic structure» («Introduction» 15). Toutefois le poète québécois prend plus de libertés avec le texte original que Maillet et Chaurette.
Dans sa traduction, Antonine Maillet a choisi le décasyllabe, parce que ce type de vers se rapproche du pentamètre iambique, le vers élisabéthain. Elle voulait ainsi «rentrer dans Shakespeare plutôt que ladapter» (30 novembre 2000). Peut-on affirmer quAntonine Maillet respecte davantage laltérité shakespearienne que les deux autres traducteurs parce quelle est acadienne? Cest un peu ce quavance la dramaturge, puisquelle nous racontait en entrevue : «Je nai pas tous les avantages davoir été dans un pays bilingue ou une province bilingue, mais jen ai des petits [ ]. Jai étudié Shakespeare presque comme jai bu le lait de ma mère et [ ] je nai pas passé par une traduction. Jai lu langlais dans loriginal, alors déjà, je comprends le sens des mots, [ ] la langue des mots, le rythme shakespearien» (30 novembre 2000).Pour Denise Merkle, ce nest pas tant lorigine acadienne de la dramaturge qui influence sa traduction que le contexte sociopolitique acadien: «Grâce à la prise de conscience acadienne, qui a été reconnue au Canada, au Québec et en France, ainsi quau projet idéologique mis de lavant, il se peut que la dramaturge se sente libre de viser luniversalité» (289). On la vu, à bien des égards, Chaurette tend aussi vers luniversalité avec sa traduction. Dans un cas comme dans lautre, nous expliquons cette fidélité à loriginal par un déplacement des thèmes et un changement de tendance dans le monde du théâtre québécois. Létude du paratexte des versions publiées de La Tempête nous en offre dailleurs un exemple supplémentaire.
LE PARATEXTE DES TRADUCTIONS
Dans Seuils, Gérard Genette explique que loeuvre littéraire «se présente rarement à létat nu, sans le renfort et laccompagnement dun certain nombre de productions, [ ] comme un nom dauteur, un titre, une préface, des illustrations [qui] entourent et prolongent [le texte] pour le présenter» (7).Ces productions, quil a baptisées paratexte, constituent une zone de transaction, cest-àdire le «lieu privilégié dune pragmatique et dune stratégie, dune action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, dun meilleur accueil du texte et dune lecture plus pertinente plus pertinente, sentend, aux yeux de lauteur et de ses alliés» (8).
Cette dimension pragmatique est fort importante dans les traductions publiées de Maillet et de Garneau. En effet, le paratexte de leurs livres, et plus précisément leur «péritexte éditorial» (Genette 20), cest-à-dire couverture, page de titre et autre, illustre bien la rupture éditoriale qui existe entre les années 1980 et 1990 pour la traduction des pièces de théâtre au Québec. Chez Maillet, on remarque même des différences entre le paratexte de sa première traduction, publiée en 1989, et les suivantes. En effet, Richard III (1989) ressemble aux autres traductions publiées chez Leméac dans les années 1970 et 1980. Dans cette optique, rappelons comment Annie Brisset a décrit la pièce Le gars de Québec de Michel Tremblay, publiée chez Leméac en 1985 : «[Michel Tremblay] est carrément substitué à lauteur du [Revizor]. Cet avancement révèle au minimum que, dans la société québécoise, la valeur institutionnelle de Tremblay est supérieure à celle de Gogol. À lauteur russe, passé au second plan, est concédé le mérite davoir catalysé le génie théâtral de lauteur québécois» (50-51).
Couverture de La Tempête de Shakespeare, traduction de Michel Garneau,VLB Éditeurs, 1989. Photo de Martin Ferland.
Sur la couverture de Richard III, le nom dAntonine Maillet est lui aussi imprimé à la place où se trouve traditionnellement le nom de lauteur. Le nom de Shakespeare est cité, mais il apparaît en plus petit. Cest la photo du comédien ayant interprété Richard III au Théâtre du Rideau-Vert (Guy Nadon) qui orne la page couverture. De plus, on retrouve une biographie et une bibliographie de la traductrice, mais rien à propos de William Shakespeare.Léditeur a sans doute misé sur la popularité de la traductrice pour faire vendre la traduction.
On retrouve également une substitution de lauteur dans les traductions de Michel Garneau, publiées chez VLB Éditeur (Macbeth en 1978 et La Tempête en 1989). Si le nom de Shakespeare est bien en évidence sur la page couverture, seul le nom du traducteur apparaît sur la tranche du livre. À la quatrième page des deux traductions, sous la section «du même auteur», on ne retrouve que les oeuvres de Michel Garneau. De plus, dans La Tempête, le texte de la quatrième de couverture porte uniquement sur la démarche de traduction de Michel Garneau. Toujours dans lédition de La Tempête, les photos (page couverture et pages 41, 42, 62, 75, 76, 83, 98, 110 et 127) représentent des scènes de la pièce jouée sur le site du Vieux-Port de Montréal, dans une mise en scène de Michel Garneau.
Avec La Nuit des rois et La Tempête, traduites par Antonine Maillet et publiées respectivement en 1993 et 1998 chez Leméac, on constate dimportants changements par rapport aux éditions québécoises antérieures des pièces de Shakespeare. En effet, dans ces publications, Shakespeare est présenté comme seul et unique auteur. Son nom est placé bien en évidence, à côté du titre. On retrouve, en petits caractères, la mention «texte français dAntonine Maillet.» Finalement, pour les deux pièces, lillustration de la page couverture est dénuée de référent culturel québécois. Cest donc que le besoin de sapproprier Shakespeare nest plus aussi criant dans le monde théâtral québécois des années 1990 et que les stratégies de vente ne reposent plus uniquement sur les produits culturels québécois.
RETRADUIRE SHAKESPEARE
Même si la retraduction théâtrale appartient à un domaine très spécifique, nous croyons que les commentaires dAntoine Berman à propos de la retraduction romanesque offrent une piste intéressante de réflexion : «[la retraduction] est implicitement ou non critique des traductions précédentes, et cela en deux sens: elle les révèle, au sens photographique, comme ce quelles sont (les traductions dune certaine époque, dun certain état de la littérature, de la langue, de la culture, etc.), mais son existence peut aussi attester que ces traductions étaient soit déficientes, soit caduques» (40).Dans le cas des retraductions de Shakespeare, doit-on parler de critique ou de la quête dun absolu shakespearien? Sherry Simon estime pour sa part que «Shakespeare [ ] est venu à représenter ce qui reste résolument étranger à la littérature française, ce qui lui manque, et donc ce qui ne fait jamais «oeuvre» en français. Ni les traductions exsangues des Classiques, ni les versions plus passionnées des Romantiques, ni même les quelques efforts des Modernes nont réussi à rendre crédible un Shakespeare français» (82).Dailleurs, pour le comédien français Jean Vilar, il est impossible de traduire Shakespeare:
Je napprendrai plus de traduction, Shakespeare compris. Ou bien on lémascule afin de «dire» un français direct ou du moins convenable, ou bien on prononce et mâche un français épais, lourd, dont le poids est celui de tous les lexiques anglo-français réunis. Lami Curtis, traducteur, ny peut rien. La fidélité au texte original alourdit la prose française et, par ailleurs, linfidélité est un crime. Alors? (131)
Si les propos de Simon et de Vilar nous font comprendre les difficultés liées à la traduction française de Shakespeare, ils nexpliquent pas complètement pourquoi on retrouve autant de traductions québécoises de Shakespeare, en une si courte période. Antonine Maillet propose une réponse : «[Shakespeare] est tellement complet, tellement universel et global quà tous les dix ans, il faut faire une nouvelle traduction [ ].Ce nest pas lui qui nest pas universel, cest nous qui ne le sommes pas. Alors je lis les traductions du dernier siècle par exemple, ou du début du siècle : on a changé de vision depuis ce temps-là» (30 novembre 2000).
Cependant, La Tempête a été jouée en 1997 au Rideau-Vert dans la traduction de Maillet et en 1998 au Trident dans la version de Chaurette. À un an dintervalle, impossible de croire à un véritable besoin de retraduction! Nous devons également écarter lhypothèse voulant que chaque compagnie théâtrale ait son ou ses traducteur(s) attitré(s), puisque les traductions de The Tempest de Garneau et de Chaurette ont été jouées au Théâtre du Trident, respectivement en 19759 et en 1998. Le Théâtre du Trident aurait pu, en 1998, reprendre la traduction de Garneau ou lui demander de la retravailler,mais il en a commandé une nouvelle, à un traducteur différent. Il est probable que les nombreuses traductions de Shakespeare au Québec aient une visée mercantile et quelles contribuent à faire vivre lindustrie du théâtre: associer le nom dun grand dramaturge-traducteur à la création dune pièce de théâtre, que ce soit Michel Garneau, Antonine Maillet ou Normand Chaurette, attire nécessairement un large public, qui dépasse les seuls amateurs de Shakespeare.
Nous lavons vu, dans les années 1990, le déplacement des visées du théâtre québécois a exercé une grande influence sur les traductions de pièces étrangères. Il semble en effet que le discours du théâtre en traduction ne vive plus au rythme du discours politique ambiant. Le travail dAntonine Maillet et de Normand Chaurette, pour la pièce de théâtre The Tempest de Shakespeare, le montre bien.Cependant, même si les traductions les plus récentes sont vraisemblablement ouvertes à autrui, nous croyons que laffir- mation identitaire nest pas totalement disparue du monde du théâtre. Les compagnies de théâtre qui ne jouent pas des traductions québécoises de Shakespeare constituent lexception. En outre, pourquoi les grands théâtres affichent-ils clairement le nom des traducteurs (québécois) de leurs pièces étrangères sur leurs programmes et marquises,10 si ce nest pour faire valoir la «québécitude » de leur démarche artistique? Ce nest plus dans le contenu des traductions théâtrales mais dans les circonstances qui entourent lacte de traduire que saccomplit le travail dappropriation culturelle des auteurs étrangers. Ainsi, au Québec, le «programme identitaire» ne semble plus maintenu par les auteurs, qui ont bel et bien laissé le politique pour le poétique. Cest désormais linstitution théâtrale en place qui lutte pour sa propre survie culturelle, économique et symbolique.
Notes
1 Cet article a dabord fait lobjet dune communication libre au
colloque de lAssociation canadienne de traductologie, en mai 2001.
Il a depuis été remanié en profondeur. Par ailleurs, lauteure aimerait
remercier Christine Althey, Martin Fletcher-Pouliot, Louise
Brunette, Benoit Léger, Pierre LHérault et Antonine Maillet pour
leur aide précieuse.
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2 À linverse, on retrouve également au Canada anglais des exemples
de traductions ethnocentriques de pièces de théâtre québécoises.
Lire à ce sujet Chantal Gagnon (2002), «La non-réception de The
Fairies are Thirsty au Canada anglais».
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3 Il existe plusieurs versions de la traduction de Michel Garneau.Nous
utilisons celle qui fut créée en 1982 sur le site du Vieux-Port de
Montréal et publiée en 1989.
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4 Même si les traductions de Garneau et de Maillet ont été publiées,
respectivement en 1989 et en 1998, les dates qui figurent dans cette
partie du texte correspondent à lannée de création des pièces de
Shakespeare. Il faut savoir que la traduction de Chaurette na pas été
publiée. Cherchant un dénominateur commun aux trois pièces pour
les situer dans le temps, nous avons choisi de mettre laccent sur leur
année de création.
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5 Voici une liste non exstive des traducteurs québécois de
Shakespeare : Michelle Allen, Marie Cardinal, Normand Chaurette,
Hélène Ducharme, Marie-Ève Gagnon, Michel Garneau, Robert
Gurik, Joël Jouanneau, Antonine Maillet, Gilles Marsolais, Marco
Micone, Alice Ronfard, Jean-Pierre Ronfard, Jean-Louis Roux et
Marie-Josée Thériault.
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6 Lentrevue avec Pierre LHérault a été réalisée par Christine Althey à
lUniversité Concordia le 25 novembre 2000. Mme Althey nous a
aimablement fourni une transcription de lentrevue.
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7 Lentrevue avec Antonine Maillet a eu lieu le 30 novembre 2000, à son
domicile. Les propos de Mme Maillet ont été recueillis par Chantal
Gagnon et par Martin Fletcher-Pouliot.
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8 Lire à ce sujet la section «Le roi dAngleterre aux poubelles de
lHistoire» dans Brisset (207-236).
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9 Voir à lAssociation québécoise des auteurs dramatiques, 2002,
Michel Garneau.
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10 À cet effet, la France commence à faire la même chose. On na quà
penser à André Markowicz, traducteur de Shakespeare et de Gogol,
qui commente son projet de traduction sur le site Passion Théâtre sur
Internet, http://www.passion-theatre.org.
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Ouvrages cités
Association québécoise des auteurs dramatiques. «Shakespeare.» Répertoire en ligne. Le 24 décembre 2002. http://www.aqad.qc.ca
Association québécoise des auteurs dramatiques. «Michel Garneau.» Répertoire en ligne. Le 24 décembre 2002. http://www.aqad.qc.ca
Bergeron, Léandre. Dictionnaire de la langue québécoise. Montréal:VLB, 1980.
Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris: Gallimard,1995.
Boudreault, Marcel. La qualité de la langue. Synthèses réalisées pour le compte de la commission denquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec, 1973.
Brisset, Annie. Sociocritique de la traduction, théâtre et altérité (1968- 1988). Longueuil: Le Préambule, 1990.
Camerlain, Lorraine. «Échos shakespeariens.» Jeu 48 (1988): 5-6. Coulbois, Jean-Claude (Réalisation et scénario).Un miroir sur la scène, 1re partie: Laffirmation. Documentaire.Québec:ACPAV/ONF, 1999.
De Villers, Marie-Éva. Multidictionnaire de la langue française, version électronique.Montréal: Québec Amérique, 2001.
Gagnon, Chantal. «La non-réception de The Fairies are Thirsty au Canada anglais.» Orées 1.2 (2002).Revue en ligne. http://orees.concordia.ca
Genette, Gérard. Seuils. Paris: Éditions du Seuil, 1987.
Gurik, Robert. Hamlet, prince de Québec. Montréal: Éditions de lHomme, 1968.
Ladouceur, Louise. «Made in Canada: le théâtre canadien-anglais au Québec.» Québec français 117 (printemps 2000): 71-73.
Lieblein, Leanore. «Shakespeare in Francophone Québec.» Internet
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http://web.uvic.ca/shakespeare/Library/Criticism/shakespearein/quebec1.html [consulté le 18 août 2003].
Lieblein, Leanore (dir.). «Traversées de Shakespeare.» LAnnuaire théâtral, no24 (1998): 11-113.
Merkle, Denise. «Antonine Maillet, femme de théâtre et traductrice de Shakespeare.» Maurice Basque et al. (dir.). LAcadie au féminin: un regard multidisciplinaire sur les Acadiennes et les Cadiennes. Moncton: Chaire détudes acadiennes, 2000. 267-293.
Ricard,André. «Pratique actuelle de la scène au Québec.» Nouveaux regards sur le théâtre québécois. Betty Bednarski et Irène Oore (dir.). Montréal: XYZ, 1997. 11-22.
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