FAUCHER, Jean. Gérard Poirier: entretiens. Montréal: Québec Amérique, 2003. 265 pp. $24.95 CDN. et FAUCHER, Jean et VILLENEUVE,Anne-Marie. Françoise Faucher: biographie. Montréal: Québec Amérique, 2000. 382 pp. $24.95 CDN.

BERNARD LAVOIE

Par la publication, en 2003, d'une série d'entretiens avec Gérard Poirier, les Éditions Québec Amérique semblent vouloir développer une approche biographique de l'histoire du théâtre au Québec. En effet, en 2000, elles publiaient aussi une étude autour de la vie de Françoise Faucher. Avec l'édition d'ouvrages rétrospectifs de la carrière de gens de théâtre ayant contribué au développement de la pratique théâtrale, il se dégage une tendance éditoriale qui, malgré les déviations hagiographiques, devrait être encouragée afin de permettre aux chercheurs de nourrir la description et l'analyse de l'histoire récente du théâtre québécois. Si les deux volumes qui nous intéressent ici sont surtout anecdotiques, ils n'en représentent pas moins des documents importants pour comprendre le passage historique de la pratique théâtrale canadienne-française à la pratique québécoise. Ils nous permettent aussi de comprendre l'ampleur et la persistance de l'influence de la culture française continentale sur l'évolution du théâtre québécois. Ils révèlent, de la part de certains comédiens fidèles à une vision privilégiant la primauté du texte, une résistance à l'hégémonie de la vision du metteur en scène et un questionnement sur l'évolution, l'importance et l'influence du travail du scénographe, depuis une vingtaine d'années, sur la représentation théâtrale.

La lecture des deux ouvrages révèle parfois une conception passéiste du théâtre un peu déroutante. Jean Faucher, qui collabore aux deux ouvrages, leur impose un ton suranné qui, souvent, agace.C'est le cas, dans Gérard Poirier, où le comédien résiste, heureusement, aux interventions rétrogrades de son interviewer, ce qui empêche le texte de sombrer dans une désuétude qui aurait été désolante. Monsieur Poirier demeure d'une politesse et d'une honnêteté intellectuelle réjouissantes. Pour Françoise Faucher, Anne- Marie Villeneuve a élaboré un texte rigoureux, quoique parfois excessivement admiratif, alors que Jean Faucher raconte, sous forme de biographie romancée, des éléments de la vie intime de la comédienne. Si l'intention est louable—le texte s'articulant selon les deux modes—l'un intime l'autre public, la différence de ton entre Villeneuve et Faucher est tellement grande que l'approche surannée du dernier porte ombrage à la rigueur du travail de la première. Alors que Villeneuve concentre toutes ses énergies à cerner la carrière de Madame Faucher, Faucher lui, sous prétexte de rendre hommage à sa femme, ne cesse de se mettre lui-même en valeur. Il demeure que, malgré ces quelques réserves, les deux ouvrages valent la peine que l'on s'y arrête, car l'histoire du théâtre passe souvent par l'analyse anecdotique de la carrière de ses artisans.

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Françoise Faucher: Biographie relate la vie de la comédienne, animatrice de télévision et metteur en scène française qui émigre à Montréal avec son mari après la deuxième guerre mondiale. À travers sa vie, nous comprenons le fonctionnement du théâtre canadien-français de la fin des années cinquante et du début des années soixante; l'attachement des jeunes artistes du temps à la France, les changements manifestes amenés par la télévision et les transformations récentes de la pratique théâtrale québécoise. Il se dégage du texte une grande nostalgie des réalisations théâtrales de l'époque où l'on défendait des «personnages de qualité» d'auteurs de l'hexagone: Henri Ghéon, Alfred de Musset, Albert Camus, Paul Claudel, Sacha Guitry, Thierry Maulnier.... Madame Faucher prend une position forte pour le texte en tant qu'oeuvre littéraire. Il semble clair pour elle que le théâtre ne peut exister que soutenu par cette littérature qui, dans tous les exemples qu'elle donne, n'est que française.

Pourtant madame Faucher n'est pas fermée face à sa culture d'accueil. Ne se considérant pas elle-même bilingue (françaisjoual), sa non-participation à la re-définition du théâtre québécois ne l'empêche pas de reconnaître son importance. Elle explique:

Ce joual qui a tellement fait souffrir de gens est arrivé à un bon moment pour permettre aux personnes d'ici de s'exprimer. Il y avait tellement de gens qui avaient des tas de choses à dire et qui n'osaient pas ouvrir la bouche parce que grammaticalement, ce n'était pas tout à fait correct. C'était terrible de voir toute une partie de la population muselée. Le joual a donc été un mal nécessaire. (208)

C'est donc une femme impliquée mais en marge que nous décrivent les auteurs. Une femme qui, tout en reconnaissant la nécessité de certains excès, est demeurée en retrait de ceux-ci, sa culture et sa perception du monde étant différentes de celles des gens qui l'entouraient. Sa réaction au spectacle Les Fées ont soif est révélatrice de cette distance qu'elle a toujours gardée avec sa culture d'accueil. Face à ce spectacle, elle affirme:

N'étant pas d'ici, je ne connaissais pas cette façon de voir tout ce qui était du domaine de la religion. Ce féminisme très virulent n'était pas forcément ma guerre à moi. Mais il était bon que d'autres la fassent, il n'y a pas de doute. C'était probablement une nécessité pour les femmes d'ici, mais moi, ça ne me concernait pas. (216)

Un des éléments les plus intéressant de la vie de madame Faucher est son arrivée tardive à la mise en scène. Dans cette activité, qui lui a permis de développer une amitié indéfectible avec Pierre Bernard, alors directeur artistique du Théâtre de Quat'Sous, elle a pu réaffirmer son attachement aux textes et à la place du comédien dans l'activité théâtrale. Sa vision se rapproche de celle de Jacques Copeau pour qui le metteur en scène devait se mettre au service du texte à présenter. Son rapport à la mise en scène est paradoxal dans la mesure où elle se méfie des excès d'interprétations qui font dire aux textes n'importe quoi «et surtout des choses qui ne sont pas là» (259). Elle se proclame totalement allergique à la suprématie du metteur en scène.

Madame Faucher sait être critique face à la gestion des institutions théâtrales au Québec. Elle considère que la fermeture du Café de la Place, dirigé par Henry Barras, n'est que la conséquence d'un manque flagrant de vision de fonctionnaires et de financiers incompétents. Elle est aussi très optimiste face à la génération montante de jeunes comédiens. Elle les considère mieux formés et plus aptes à interpréter les «grands textes» auxquels elle est si attachée.

Pour le chercheur, l'ouvrage abondamment illustré est complété par une utile nomenclature des principales réalisations professionnelles de Françoise Faucher.

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Gérard Poirier: entretiens utilise une stratégie différente pour jeter un regard récapitulatif sur la carrière d'un comédien important. Il s'agit d'une série de 10 entretiens thématiques qui permettent un survol entre le passé et le présent de la vie de monsieur Poirier.

L'ensemble des discussions entre Gérard Poirier et Jean Faucher portera sur l'attachement de ce premier à la langue française. Cet intérêt pour l'expression claire et précise de la pensée à travers le langage fonctionne comme un leitmotiv au fil de la lecture. Comme pour madame Faucher, l'intérêt de monsieur Poirier pour le théâtre s'articule autour du texte. Il exprime une grande nostalgie face aux textes de Sacha Guitry, de Marcel Achard, de Noël Coward, de Jean Anouilh et de Jean Giraudoux. Il tente d'expliquer le purgatoire dans lequel ces auteurs sont tombés en suggérant que:

cette désaffection vient peut-être du fait que ces écrivains soignaient leur style et faisaient de la «littérature.» Les spectateurs aimaient écouter de beaux textes. Je ne suis pas certain que ce soit le cas de ceux de l'an 2000. Ils préfèrent l'action, l'image. (62)

L'attachement de Gérard Poirier à ce répertoire est éventuellement ébranlé par ses élèves du Conservatoire d'Art Dramatique. Au moment où il se bute à la question: «Pourquoi voulez-vous à tout prix jouer ces personnages (ceux de Michel Tremblay), alors qu'il en existe de si merveilleux dans le répertoire français?» (76) la résistance des élèves, l'amène à lire et à explorer la nouvelle dramaturgie québécoise. Il comprend alors l'importance de cette dramaturgie «pour l'avenir et la survie de notre peuple» (76). Il admet qu'après le premier choc, son jeu s'est libéré des modèles français et qu'il a gagné en vérité et en profondeur. L'ensemble des entretiens témoigne de cette lutte de Gérard Poirier entre son attachement pour les grands textes européens et son intérêt pour le théâtre québécois, duquel il est demeuré en marge en tant qu'interprète.

S'il ne s'est pas impliqué directement dans le théâtre québécois, Gérard Poirier n'en est pas moins demeuré curieux face aux changements que générait celui-ci. Comme Françoise Faucher, il résiste à certains excès qu'il perçoit chez les metteurs en scène de la nouvelle génération. Mais, contrairement à Jean Faucher, qui échafaude un discours souvent ouvertement méprisant face aux nouvelles recherches, Poirier demeure positif, curieux et serein devant des expériences qu'il reconnaît volontiers comme étant traumatisantes. Il admet que les jeunes artistes ont «le droit et le devoir de montrer leur réalité et leur vision du monde» (93). Même si parfois il ressent devant certaines oeuvres un «effarement qui me donnerait envie de fuir» (93), il se laisse emporter par la curiosité qui lui fait se demander: «jusqu'où vont-ils aller?»

Monsieur Poirier profite de cette série d'entretiens pour régler quelques comptes avec cette réputation de colonisé, qu'il doit à sa passion connue de la culture française. Il considère que les artistes québécois en tant que représentants du dernier bastion francophone en Amérique ont la responsabilité de bien protéger leur langue. Ce n'est pas pour lui une coquetterie ou une soumission mais beaucoup plus une question de responsabilité et de dignité.

Par respect pour ses camarades de travail, Monsieur Poirier résiste souvent à la tentation d'exprimer une critique ou un reproche. Il se dégage tout de même de l'ensemble des entretiens une certaine amertume face au traitement qu'ont connu les théâtres du Rideau Vert et de la Poudrière de la part des commentateurs au fil des ans. Il considère à juste titre que ces lieux, qu'il a fréquentés tout au long de sa carrière, ont influencé le développement du théâtre montréalais beaucoup plus que ce que l'on est généralement prêt à admettre. C'est d'ailleurs un des reproches sousjacents du volume. Le manque de mémoire des créateurs et des analystes actuels face aux accomplissements de leurs aînés.

Gérard Poirier: entretiens trace un tableau vivant d'un artiste toujours attentif aux exigences changeantes du métier de comédien. C'est un homme curieux et dynamique qui admet encore aujourd'hui être «stupéfait de voir avec qu'elle rapidité les générations d'acteurs se renouvellent.» Il ajoute qu'il lui faut:

être attentif parce que la façon de jouer évolue. Je pourrais te citer des noms d'acteurs et d'actrices qui n'ont pas été vigilants. Ils ont continué à jouer comme à l'époque de leur jeunesse et sont devenus de ce fait complètement démodés. Il faut s'ajuster et voir de quel côté le vent tourne ... c'est ce qui rend ce métier si fascinant, on n'a jamais fini d'apprendre... Il y a toujours quelque chose à découvrir... (202)

L'ouvrage abondamment illustré est suivi d'un index et d'un tableau récapitulatif des principaux rôles interprétés par monsieur Poirier.

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Ces deux volumes donnent la parole à des comédiens dont la carrière avait débuté bien avant l'avènement du théâtre québécois. Ils sont tous deux demeurés en marge de ce mouvement tout en ayant des carrières très importantes. Leur point de vue est précieux dans la mesure où il témoigne de notre proche passé mais aussi d'une continuité artistique certaine, malgré des changements profonds dans la pratique théâtrale. Françoise Faucher résume bien la vision des deux artistes face au théâtre lorsqu'elle affirme qu' «il n'y a de grands comédiens que dans de grands rôles. Il n'y a de grands rôles que dans de grandes pièces» (335).