Les théâtres professionnels du Canada francophone: entre mémoire et rupture sous la direction de Hélène Beauchamp et Joël Beddows. (Collection Roger-Bernard). Ottawa: Le Nordir, 2001. ISBN 2-89531-013-0. 304 pp. $28.00

IAN C. NELSON

Le théâtre foisonne depuis longtemps au sein des communautés francophones hors Québec mais souvent dans un contexte où la lutte pour la survivance linguistique et culturelle est difficile. Dans les cas les plus difficiles, on est souvent à court de moyens pour atteindre un véritable professionnalisme dans la pratique théâtrale, bien que le théâtre hors Québec se soit généralement affranchi de cette image de la survivance. La mission communautaire a animée de nombreux créateurs et, dans les milieux urbains, une quête esthétique a motivé les efforts qui ont permis la naissance à la quinzaine de compagnies professionnelles et aux trois associations qui assurent la coordination de certaines de leurs activités: l'Association des compagnies de théâtre de l'Ouest (ACTO) fondée en 1999, l'Association des théâtre francophones du Canada (ATFC) fondée en 1984 et Théâtre Action (TA) fondé en 1972, en Ontario. Le Cercle Molière de Saint-Boniface existe, certes, depuis 1925, mais les autres compagnies qui oeuvrent aujourd'hui n'ont été établies qu'à partir de 1967. Malgré la jeunesse de ces compagnies, on s'inquiète parfois que l'histoire récente soit oubliée. Par exemple, Richard Thérieux explique que pour le 25e anniversaire du Théâtre la Seizième «personne au conseil d'administration ne pouvait raconter l'histoire» (184). Heureusement, le théâtre professionnel émergent se trouve étudié et expliqué dans ce recueil de la collection sociologique «Roger-Bernard» des Éditions du Nordir. Hélène Beauchamp et Joël Beddows expliquent en préface que les textes rassemblés se veulent «une lecture historique des événements, une lecture doublée d'analyse» (9).

La première partie de l'ouvrage regroupe huit articles qui tracent l'histoire et le parcours souvent cahoteux menant à la fondation des compagnies professionnelles en contexte minoritaire. Il n'est pas surprenant que l'approche des auteurs reflète l'histoire et la situation particulière de chaque région. Pour l'Acadie, on propose une histoire sociale, pour la région d'Ottawa, la lecture est plutôt politique, pour le Théâtre du Nouvel-Ontario (TNO) de Sudbury, il s'agit d'une approche qui laisse parler les voix préconisant le mandat communautaire et collectif pour ensuite témoigner des revendications de la pratique de l'artiste individuel. Pour sa part, Catherine Graham décrit admirablement les époques et le profil des diverses directions artistiques du Théâtre français de Toronto où le public francophone plutôt parsemé et où les conditions du travail urbain doivent concilier les pratiques de travail d'un syndicat professionnel anglophone très fort. Louise Forsyth s'est également livrée à la concordance et à l'interprétation de plusieurs chronologies pour raconter avec aplomb l'histoire de la Troupe du Jour. Peut-être Lise Gaboury-Diallo et Laurence Véron ont-elles trouvé la documentation du Cercle Molière de Saint- Boniface plus accessible justement à cause des fouilles préliminaires en guise de préparatifs pour le 75e anniversaire du théâtre en 2000. Par conséquent, cet article est le plus profond, le plus analytique et le plus complet parmi les aperçus historiques.

Avant de dresser l'historique proprement dit de l'UniThéâtre d'Edmonton, France Levasseur-Ouimet et Roger Parent offrent une analyse franchement sociologique et analytique de la situation régionale des francophones qui vivent en situation minoritaire. Cette réflexion sur le phénomène minoritaire de nos théâtres demeurera au centre de toutes les démarches historiques. Au coeur du problème se trouve la dichotomie entre la communauté (qui veut voir son reflet dans le théâtre consommé) et l'artiste (qui veut se distinguer par sa création en réclamant l'unicité). Les dichotomies s'accumulent: d'une part l'art pour collectivité, d'autre part l'art pour l'art, polarisation entre la polyvalence exigée du personnel et la tentation de la spécialisation, entre l'activité communautaire (dite amateur) et la professionnalisation des métiers du théâtre (dans sa pratique comme dans sa gestion).

La deuxième partie comprend trois articles sur la situation des pratiques artistiques. Patrick Leroux dresse un inventaire méthodique finement nuancé des alliances stratégiques que l'on retrouve au Canada français. Ces alliances contribuent à la survie et même à l'épanouissement des compagnies malgré leur financement difficile et l'isolement géographique de certaines d'entre elles. L'isolement (faute de contact et d'échanges complémentaires) risque d'entraver le développement professionnel (faute d'une réserve d'expertise assez large pour faciliter le dialogue et assurer la relève), or les alliances par le truchement de coproductions et d'échanges de pièces vient pallier certaines de ces carences. Le développement des ressources humaines reste un aspect difficile pour le théâtre francophone en situation minoritaire. Les alliances stratégiques identifiées par Leroux sont à la fois pratiques et praticables pour entamer un équilibre plus juste pour un théâtre qui est encore jeune et vivant.

Louise Lemieux complète pour ainsi dire l'histoire du théâtre en Acadie en racontant le parcours exemplaire de Viola Léger, comédienne de renommée qui a tout de même fait ses classes au théâtre amateur en région. D'amateur à artiste professionnelle travaillant à Montréal (dans ses théâtres institutionnels), Louise Lemieux explique comment Viola Léger est revenu dans son Acadie natale pour y fonder un théâtre.

Le public du théâtre francophone hors Québec est nécessairement mixte et il cherche à s'alimenter des cultures majoritaires et internationales. La traduction d'oeuvres du répertoire a donc son importance lorsque vient le temps d'attirer les spectateurs vers les salles. Ceux-ci sont avides d'approfondir leur culture en puisant au théâtre classique, shakespearien, tchékhovien (le témoignage des années de formation et de consolidation de bien des troupes en dit long). En revanche, le jeune public veut être dans le vent en assistant aux piéces du répertoire actuel américain et canadien. Moira Day prend l'exemple de quelques compagnies saskatchewanaises pour explorer une politique où l'on met régulièrement à l'affiche des pièces traduites ou bilingues pour rejoindre un plus grand public. En faisant ainsi, la Troupe du Jour vise une meilleure intégration artistique dans la communauté théâtrale anglophone de Saskatoon, à l'instar des initiatives semblables du Théâtre la Seizième à Vancouver. Day profite de cette occasion pour élucider les exigences de la traduction du «parler canadien» en citant les expériences de David Edney (du français classique à l'anglais) et de Laurier Gareau (de l'anglais au parler fransaskois).

La troisième partie du recueil comprend trois articles portant sur l'Écriture d'affirmation et d'exil. Dans Le miroir refait Glen Nichols explique «l'affirmation de la culture acadienne dans les piéces d'Herménégilde Chiasson» (237-255). L'auteur prolifique (une vingtaine de pièces de théâtre produites professionnellement, sans oublier ses 14 films, ses 18 expositions d'oeuvres d'art visuel et ses 8 recueils de poésie) est à la fois interprète et défendeur émérite de sa région. Dans son article sur Viola Léger, Louise Lemieux faisait déjà allusion à la problématique acadienne d'un folklore exotique qui ne correspond plus à la réalité: «Plus personne ne parle comme [La Sagouine, dit Léger]; les jeunes n'ont même pas tous entendu leurs grands-parents parler comme ça» (214). D'après Nichols, Chiasson y puise justement une riche thématique autoréférentielle pour créer une dramaturgie autoréflexive, non-linéaire et postbrechtienne:

Les piéces d'Herménégilde Chiasson reviennent à la fois sur les images mythiques de l'Acadie et sur les façons dont ces mythes sont crées. En interprétant ces images tout en encadrant simultanément leur interprétation, l'auteur mène une sorte de double enquête, par laquelle il manifeste sa prédilection pour un sentiment d'appartenance à la collectivité acadienne. Il génère ainsi une dramaturgie intense dont l'attrait est universel (239).

Nichols explore donc cette thématique avec précision et justesse.

Dominique Lafon, pour sa part, élucide la diversité de fortune des oeuvres dramatiques de Michel Ouellette, une oeuvre, en somme, «qui concilie consécration, le prix du Gouverneur général en 1994, et limites: seules quatre des douze pièces ont fait l'objet de productions professionnelles, cinq de lectures publiques» (259). Lafon s'interroge à savoir s'il faut «voir dans cette hétérogénéité de la réception par le milieu lui-même la difficulté d'adéquation de ce corpus à la communalité minoritaire » (260). Elle met en opposition la réception accordée au Chien de Jean Marc Dalpé (lui aussi couronné par le prix du Gouverneur général pour une création au Théâtre du Nouvel-Ontario) et la réception des pièces de Michel Ouellette. Elle fait référence à l'oeuvre d'André Paiement (précédent d'Ouellette au TNO) qui «annonce la mise au rancart et même la disparition de l'écrivain » (260). Suit une comparaison détaillée de Lavalléville de Paiement (dont sa création légendaire en 1972) et la réécriture qu'en a fait Ouellette en 1992. Lafon caractérise cette adaptation comme «un exercice quelque peu sacrilège dans sa volonté de réactualisation» (263) et elle insiste sur la langue et la thématique révisées par Ouellette pour marquer la rupture avec la tradition. Il s'agit de la même impulsion dans ce qui nourrit toute l'oeuvre de Michel Ouellette mettant en scène la rébellion du fils contre le père; le sacre «signe linguistique de l'insurrection de la parole, de la langue maternelle» (267), et «des personnages en rupture de ban, aphasiques, impuissants» (267) dont elle trace la filiation québécoise et européenne, «excursions hors des voies de la communalité franco-ontarienne» (275).

Ce recueil qui trace le parcours du théâtre vers la rupture visionnaire éventuelle que l'on retrouve dans la création théâtrale comprend une étude solide de Stéphanie Nutting d'une pièce marquante et remarquable: Le Chien de JeanMarc Dalpé.Un succès de scandale par sa langue et par sa thématique ainsi que par sa mise en scène, la pièce a explosé comme une grenade à sa création au TNO (1987), à Toronto (1993 en français, 1994 en anglais) et à Montréal (1988). Le théâtre hors Québec semble annoncer une nouvelle étape par ce cri du coeur et ça continue.

En conclusion de l'ouvrage, les rédacteurs dressent un répertoire des associations et des compagnies francophones professionnelles du Canada en 2000 avec leurs mandats respectifs. Cette conclusion fragmentaire sert très bien de bilan pour le théâtre francophone au Canada, ses artistes et ses administrateurs, avant de poursuivre la route vers les prochaines étapes.