THÉÂTRE ET IDENTITÉ II: LES MODALITÉS DE L'ÉCHANGE

Roger Parent

This study concludes a two-part enquiry into the possible workings of aesthetics of identity in devising theatre. A preceding analysis of the work accomplished by the Troupe du Haut Pays in Gaspésie and by Brigitte Haentjens with respect to her artistic contribution to Northern Ontario's francophone community highlighted nine structural parallels that articulated, at the metacommunicative level, a dialogical relationship of confirmation of identity between a professional team of artists and an environment virtually devoid of theatre. The theoretical and methodological framework utilized integrates Greimas' theory of modalities and exchange so as to better account for the intertextuality between these two interventions, as narrated by the artists. This complementary focus on the signifying practices identified in the systemic aspects of the narratives analysed goes beyond the aesthetic sphere and suggests the operational value of the exchange paradigm as a model for documenting as well as for stimulating innovation in both the artistic and non-artistic fields.

En tant que produit de culture, le spectacle de théâtre d'ordre «professionnel» comporte des valeurs esthétiques et collectives qui lui confèrent une forme quelconque de valeur marchande, réelle ou potentielle. Des artistes rémunérés et des spectateurs payants, selon les conventions et les contextes du milieu, entrent ainsi dans un rapport à deux niveaux qui comprend la portée communicative et significative générée par l'événement théâtral de même que la contextualisaton économique qu'actualisent les stratégies de production et de réception déployées. Dans les travaux récents sur les publics au théâtre, on s'interroge sur la façon dont l'accès aux moyens de production prédétermine en grande partie la réception de l'œuvre artistique (Bennett 114-133; Naumann 117; Pratt 1986: 30). Cette hypothèse rejoint le modèle de communication de Palo Alto et son théorème sur les rapports entre le contenu du message et la spécificité de la relation métacommunicative qui lie les sujets impliqués (Watzlawick, Beavin et Jackson 49). Dans cette optique pragmatique, le contexte créé par cette métacommunication, c'est-à-dire par l'intentionnalité régissant les rapports de déni, de rejet ou de confirmation d'identité, détermine d'avance l'interprétation et la réception du message transmis (Watzlawick, Beavin et Jackson 79-88).

Photo grâce à Intercom et Access Television

L'analyse qui suit prolonge la problématique de notre étude antérieure sur la manifestation de la confirmation d'identité dans la communication esthétique au théâtre, et tout particulièrement dans l'implantation d'un théâtre de création en territoire vierge. 1 L'objectif initial de ce premier volet consistait à approfondir le rapport métacommunicatif au théâtre en tant que porteur d'une «esthétique de l'identité» (Lotman 24). Composante de la théorie de Juri Lotman sur la pluralité des codes artistiques, une esthétique de l'identité place l'accent sur les codes communs partagés par les sujets de la situation de communication. Lotman juxtapose cette orientation à une esthétique de l'opposition où les codes utilisés à l'encodage et au décodage diffèrent au moment de la réception du message, provoquant ainsi son rejet ou un métissage, une transformation du code départ (292-96). Selon Umberto Eco, l'esthétique postmoderne du monde occidental sera caractérisée par une esthétique de l'identité (Nöth 428).

Notre analyse initiale de deux interventions théâtrales, dont celle d'Yvon Barrett et de Martin Founier au Québec sous l'égide du Théâtre du Haut Pays et celle de Brigitte Haentjens auprès des francophones du Nord de l'Ontario a alors fait ressortir neuf pratiques structurantes attribuables à une esthétique de l'identité. Par contre, à eux seuls, les parallélismes retenus entre les codes d'encodage et de décodage entre les artistes et les milieux desservis ne suffisent pas à expliquer les nombreuses ressemblances entre les deux instances étudiées, pourtant complètement séparées dans le temps et dans l'espace. Les entrevues avec les artistes laissaient entrevoir une intertextualité, un récit commun. 2 Lequel?

À cet égard, la sémiotique de Greimas reconnaît deux métanarratifs fondamentaux, chacun fondé sur un type d'altérité: soit la confrontation, telle la vision marxiste de la lutte des classes, soit l'échange, comme dans le contrat social de Rousseau (Courtés 11). Ce deuxième volet tentera de déterminer si l'intertextualité des narratifs analysés relève du paradigme de l'échange, tel que défini dans la théorie des modalités de Greimas comme un rapport donnant-donnant à performance double comprenant une composante performance et une composante rétribution ou sanction (Greimas et Courtès I: 114; Greimas 67-91). Des travaux récents en matière de théâtre interculturel renforcent cette hypothèse, dont l'analyse qu'offre McNaughton du théâtre indigène des Maori en Australie. Faisant référence aux travaux de l'anthropologue James Clifford, McNaughton conclut que l'échange constitue la condition sine qua non du théâtre postcolonial (31). Même son de cloche aux Etats-Unis, où la globalisation de l'économie et l'effondrement idéologique du théâtre politique de gauche provoquent un débat en profondeur autour de la dimension économique de l'entreprise théâtrale, tant au niveau de la production que de la réception. La valeur financière du spectacle comme produit de culture dépasse le cadre étroit, exclusif et exploiteur du marché comme tel, dans le sens où l'entendent les économistes. Selon Lani Guinier, la spécificité de l'activité économique qui entoure l'événement théâtral s'apparente davantage à l'expérience plus holistique et primaire du bazar et des marchés publics, où l'échange interculturel confère aux objets et services offerts une valeur au-delà du simple prix à payer (32).

La problématique de cette deuxième étude consiste alors à transposer les neuf parallèles structuraux identifiés dans les récits des artistes interrogés au métalangage rigoureux proposé par Greimas pour l'analyse des modalités de l'échange. Par contre, si cette transposition recherche la continuité entre la dimension très concrète des pratiques de création dépistées et l'abstraction de la théorie analytique déployée pour en rendre compte, cette démarche ne doit pas pour autant biaiser ces pratiques par une catégorisation a priori. Dans un prolongement de l'analyse antérieure, cette étude privilégie les données empiriques comme point de départ, c'est-à-dire les stratégies de communication et de création dépistées, et entame le processus d'abstraction en les répertoriant selon les même trois catégories descriptives: le «moi artiste,» l'interprète culturel et la théâtralité. Plus que des «techniques» ou des procédés qui se rapportent à l'articulation du produit comme tel, ces stratégies représentent des pratiques et des opérations qui, en rapport avec un credo artistique profondément ressenti et intégré au travail de création, encodent des parallèles structuraux entre le produit artistique et les besoins du public ciblé, permettant ainsi de rendre compte de l'activité artistique réalisée au plan de l'infrastructure et des réseaux de collaboration et qui vise à rendre l'entreprise artistique significative auprès du milieu choisi. Plus axé sur la dynamique de la production que sur le produit, le terme «pratique» désigne ainsi toute activité organisatrice et pourvue d'intentionnalité qui régira la structuration subséquente du discours narratif du spectacle et de la théâtralité qui lui est caractéristique. Plus précise, «l'opération» désigne une action qui, à l'intérieur d'une pratique, vise à réaliser une transformation du contexte par l'entremise de signes. Ce travail constitue en fait une première création, non au plan du produit comme tel mais au niveau des relations humaines et du comportement, des rapports essentiellement translinguistiques et métacommunicatifs. Le fait que ce comportement soit trouvé significatif dans le milieu ciblé signale ainsi une dimension de compétence auprès de «l'autre,» un «savoir-faire.»

La catégorie du «moi artiste» décrit de quelle façon le sens accordé par les artistes à leur intervention détermine et définit les gestes posés. Leur façon d'agir et de communiquer se trouve en quelque sorte préétablie par la signification qu'ils attribuent à leur fonction et que le public arrive de plus en plus à décoder au fur et à mesure que son rapport avec la compagnie de théâtre se précise. Régi par les valeurs du credo artistique, le comportement des artistes véhicule non seulement l'action ou le faire, mais la signification rattachée à leur action collective, leur «vouloir-faire» et leur «vouloir-être» au plan de la confirmation d'identité. Les artistes possèdent un savoir artistique qui leur permet d'agir au plan théâtral. Le milieu visé possède également son propre savoir, ses façons de faire, ses normes qui définissent le «devoir-faire» et le «devoir-être.» Par l'entremise de divers interlocuteurs dans le milieu, appelés «interprètes culturels,» un échange de savoir s'effectue qui opère la fusion entre le champ cognitif des sujets impliqués dans ce processus d'animation et de communication. Réussie, cette performance se transforme en un «pouvoir-faire» et un «pouvoirêtre» élargis, dont bénéficient à la fois l'artiste et son public.

L'outil développé pour le premier volet de cette étude s'appuyait essentiellement sur les théories esthétiques du Cercle linguistique de Prague et sur la sémiologie de Tartu, approche souvent catégorisée comme une sémiologie de la communication (Ertel 124125; Courtés 33). La nécessité de mieux cerner la dimension significative rattachée aux stratégies de communication dépistées provoque maintenant un élargissement de notre démarche vers une sémiotique de la signification. La valorisation des rapports métacommunicatifs entre la production et la réception signale déjà les paramètres de cet éventuel objet d'étude que constitue le processus de passage entre les pratiques artistiques et le contexte extra-linguistique. Greimas y fait référence comme le monde du sens commun, comme la «sémiotique des choses et du monde naturel» qui sert de réservoir de signes aux sémiotiques construites (Greimas et Courtés I: 340). Au plan de l'art, des artistes et pédagogues insistent également sur l'importance de la sémiotique naturelle comme référence première de l'activité créatrice: «Car, en vérité, la nature est notre premier langage. Et le corps s'en souvient!» (Lecoq 56).

Dans cette nouvelle optique théorique, les narratifs du premier volet se réécrivent en tant que programmes de gestes et de comportement dont la dimension somatique, à travers les actions et les attitudes exprimées par l'artiste, sert à solder la complicité et la confirmation d'identité recherchées avec le milieu. Si cette piste méthodologique se heurte à la difficulté des écarts entre les différentes sémiotiques, elle permet également de dresser un portrait plus global et approfondi de la sémiosis à l'œuvre dans ce type de théâtre de création, surtout en ce qui concerne «les corrélations qui existent entre les sémiotiques du monde naturel et les comportements somatiques décrits comme des procès linguistiques» (Greimas et Courtés I: 340). Ici, Greimas se situe à l'antipode de la pragmatique américaine, car il insiste sur le rôle de la dimension cognitive dans le faire persuasif et le faire interprétatif du processus de communication. Par contre, il a lui-même signalé la complémentarité de ces perspectives: «[...] dans la ligne même de la "pragmatique" américaine, une sémiotique de la communication "réelle" [...] peut être élaborée en extrapolant en particulier les modèles de la sémiotique cognitive, issus de l'analyse des discours narratifs» (288). Cette ouverture fournit donc le point de départ à notre reformulation des neuf pratiques inventoriées en un modèle basé sur le paradigme de l'échange et sur la théorie des modalités.

La description de chaque pratique comprend cinq composantes, commençant d'abord par la détermination d'un champ thématique: les valeurs, l'espace, le temps, etc. Ce thème se trouve formulé de façon à incorporer l'énoncé d'étape proposé dans les études antérieures: par exemple, «les valeurs et la reconnaissance d'identité.» Dans un deuxième temps, la description explicite le principe ou la fonction de la pratique, toujours sous forme d'une action, telle «établir un rapport entre son individualité et un contexte spatio-temporel.» Arrive ensuite la spécification de la modalité par rapport à la dichotomie «être/faire» et aux valeurs modales de «vouloir,» «devoir,» «pouvoir» et «savoir.» La quatrième composante, l'opération, décrit la concrétisation de cette pratique en fonction sémiotique, c'est-à-dire relativement à la production et à la reconnaissance de signes. Finalement, chaque description se subdivise en sousthèmes pour cerner les concepts principaux sous-jacents aux procédés artistiques reliés à la pratique en question.

I. LE «MOI ARTISTE»

Le concept du «moi artiste» fait référence à ce processus ontologique par lequel l'artiste, à travers ses créations successives, se réalise en tant qu'artiste et devient la somme des œuvres réalisées. En créant, il se crée. Par extension, on peut extrapoler et se demander si cette hypothèse ne vaut pas pour l'ensemble du paradigme de la créativité, tant dans le secteur nonartistique qu'artistique. On pourrait ainsi supposer que la démarche ontologique de se créer en créant vaut également pour l'homme de science, l'entrepreneur, etc. Dans les entrevues accordées, les artistes insistent tous sur cette dynamique de croissance comme l'élément catalyseur de leur intervention. La signification de leur travail relève d'abord d'une corrélation étroite entre le cheminement personnel et artistique, entre l'engagement théâtral et l'engagement auprès du milieu. Le «vouloir-être» et le «vouloir-faire» individuels s'ouvrent pour intégrer des éléments du «vouloir-être» et du «vouloir-faire» d'une collectivité. Ce point de départ implique le désir d'un rapport véritablement dialogique avec le public cible. Cette possibilité de dialogue nécessite à son tour la mise en place d'une rétroaction éventuelle véritable avec l'interlocuteur qui peut confirmer, consolider et transformer l'échange. Dans les opérations qui suivent, l'accent se trouve placé non pas sur le message du spectacle éventuel, mais sur la relation voulue, sur la métacommunication. La première façon d'établir cette relation, c'est par l'entremise du comportement.

Comment alors se comporter envers autrui pour créer le rapport ciblé? Et qui jugera de cette compétence de communication? Dans une esthétique de l'identité, l'arbitre qui sanctionne le comportement de l'artiste vis-à-vis de la communauté, c'est par définition la communauté elle-même. Le «vouloir-être» et le «vouloir-faire» entraînent un choix, librement assumé mais incontournable, surtout dans la pratique de cet art public qu'est le théâtre. L'artiste accepte d'intégrer le «devoir-être» d'une communauté dans son comportement, c'est-à-dire la façon d'agir, de penser, de sentir du milieu.

Photo grâce au Théâtre du Haut Pays.

Cette décision amène les artistes à déployer des opérations pour cheminer de leur univers sémantiques individuels à l'univers collectif du milieu choisi, pour fusionner deux constructions du monde en un modèle de référence commun. Dans le champ conceptuel du «moi artiste,» nous constatons que les pratiques déployées touchent surtout à l'individualité de l'artiste, à la signification accordée à l'espace, c'est-à-dire du milieu choisi, et aux contraintes imposées par le temps et l'évolution du milieu. Par rapport à la parole éventuelle ressortie de cette «mise en jeu,» il y a donc une première phase de virtualisation, c'est-à-dire une juxtaposition première des sujets futurs dans une éventuelle situation de communication esthétique.

A. Première pratique

Les entretiens révèlent que la relation voulue avec la collectivité naît d'un coup de foudre de l'artiste pour un milieu qui lui devient immédiatement, intuitivement significatif. L'artiste s'y voit et s'y projette, identification vécue souvent à l'insu de la conscience, au plan de la priméité, comme sensation et comme sentiment du possible: un lieu à réaliser et où on se réalise.

1. La vision créatrice

Le point de départ de l'intervention se trouve dans l'individualité de l'artiste et dans sa capacité d'envisager ou de ressentir le potentiel évolutif d'un milieu et d'un espace. C'est une véritable gestalt qui mobilise les ressources intérieures, sensibles, de l'individu et qui établit une corrélation intuitive entre le possible artistique et individuel et les possibilités de création dans une collectivité. Cette compétence cognitive démarre l'hypothèse de travail fondamentale, le «si» premier que l'action cherchera à réaliser, tant au plan de «l'être» (la démarche ontologique) que du «faire» (le projet artistique). Ce choix prédispose à une esthétique. L'artiste n'agit pas en fonction de lui-même ou d'une esthétique de recherche pure, mais en rapport avec l'autre, auquel il choisit de s'identifier et de qui il cherche à apprendre. Citant Paul Thompson du Theatre Passe Muraille, Diane Bessai souligne ce processus de découverte et d'apprentissage: «We spent a great deal of our time trying to imitate these people both in the way they move and the way they speak. We wanted to capture the fibre of what they were and this seemed the best way to do it» (65-66).

2. Identité/Altérité

L'artiste s'ajuste à l'agir et à l'être de l'interlocuteur collectif qu'il veut découvrir. Ces sujets se positionnent dans l'espace, dans un rapport de «moi» et de «l'autre,» fondant la structure élémentaire de signification de la démarche. Par l'observation et la prise de contact sous diverses formes, dont l'animation et la formation, l'artiste s'initie aux différences, aux traits distinctifs ainsi qu'aux facteurs de similitude présents dans la relation. Il évite de polariser les rôles d'artiste et de spectateur. L'échange ne porte pas sur l'objet commun que sera le spectacle mais sur le contexte extra-linguistique que les sujets élaborent ensemble au plan de l'engagement socioculturel. À partir de ce savoir initial, l'artiste commence à faire preuve d'un faire réceptif et cognitif favorables à la métacommunication.

3. Axiologies et autonomies

Cette compétence communicative se caractérise par ce que Brigitte Haentjens a appelé «l'attitude.» Ce terme nous semble désigner d'abord une attitude éthique où l'engagement envers la collectivité oblige au respect des valeurs qui lui sont spécifiques et qui déterminent son statut d'autonomie. D'un côté l'artiste maintient sa propre autonomie. De l'autre, il veut agir sur son milieu et y être sanctionné par rapport à sa performance artistique. Ni mascarade ni manipulation opportuniste, l'engagement ontologique se précise en recherche de parallèles entre le système de valeurs de l'artiste et celui de la culture cible de façon à élaborer des équivalences entre les deux, un champ référentiel commun. Un procès de modélisation de comportement s'ensuit, axé sur les axiologies du milieu. À cet égard, Greimas souligne l'importance du lien entre le cognitif et les actions pragmatiques (Greimas et Courtés 40), entre les valeurs et la proprioception, c'est à dire la sensation de son propre corps (299, 396).

B. Deuxième pratique

L'analyse des entretiens avec les artistes ainsi que de l'intervention du Conservatoire d'art dramatique de Québec dans le cadre du projet PUTFA s'est en grande partie appuyée sur le pragmatisme de Charles Sanders Peirce et de son modèle dialogique du signe (Parent 1994a: 245-46). Le rôle primordial accordé à la rétroaction comme partie inhérente de l'opération de la sémiosis, de l'activité productrice de signes, devient maintenant particulièrement apparente au fur et à mesure que les réponses du milieu aux gestes posés par les artistes établissent une solidarité grandissante. Des liens et des relations se créent et se multiplient par implication; un renseignement obtenu en suppose un autre, en appelle un autre. Peu à peu, l'artiste s'initie à la logique dynamique, propre au milieu choisi ainsi qu'au récit de son vécu collectif.

1. La réciprocité

C'est seulement à la suite de cette capacité d'imaginer, de voir le possible dans un site, et de se voir dans ce possible que l'échange peut commencer. Découvrir la communauté et se découvrir par elle; apporter un changement positif à une collectivité et évoluer grâce à elle; enraciner le théâtre dans un lieu et s'y enraciner comme aucun autre. Cette réciprocité est au cœur de l'échange, de ce rapport donnant-donnant visé dans l'interaction entre les artistes et leur public éventuel. Dans ce contexte, la création culturelle, le faire performateur, passe par la création de relations humaines, interpersonnelles, de façon à pouvoir agir sur autrui, et sur soi. La personnalisation des rapports approfondit la situation de communication, la rend plus précise, plus conforme à l'individualité et au devenir des sujets participant à l'échange.

2. Les transformations intratextuelles

Ayant pris la culture du milieu comme référence de base, les artistes en recherchent les manifestations et la spécificité. Ils privilégient à cette fin le récit de vie et l'oralité pour se sensibiliser au «savoir-faire» et au «savoir-être» du public. Cette démarche leur permet, intuitivement, d'interpréter les valeurs identifiées sur l'arrière-fond des trois grandes fonctions culturelles de Lotman (mémoire, programme d'action et systèmes de signes). Le pivot de l'échange ne porte pas sur la création collective du spectacle mais sur la créativité démontrée dans le vécu quotidien de la collectivité. Cette expérience de vie présente et passée, constitue la matière première du travail artistique, les mythes fondamentaux du milieu. Comme tout mythe, ces récits fonctionnent comme des structures de transformation (Greimas et Courtés 400). Elles peuvent entretenir des relations avec d'autres systèmes mythiques, dont ceux des artistes et des cultures dont ils sont issus. Cette possibilité de concomitance permet l'interpénétration des parcours narratifs rattachés aux cultures représentées dans la situation de communication. Le bagage culturel et axiomatique de l'artiste peut maintenant s'intégrer, comme liens intersystémiques, à la refonte et la réinterprétation des récits, selon la vision artistique première, ouvrant l'échange à un éventuel transfert de valeurs.

En élargissant le rôle du «je» créateur au «nous» collectif dans la métacommunication, le contexte créé établit un pont pour la transposition des modalités d'être et d'action dans le vécu culturel en modèle d'être et de faire dans le spectacle. Celui-ci sera moins une «création collective» qu'un véhicule d'assertion vis-à-vis de la créativité collective qui assure le maintien de l'autonomie culturelle. Telle est la vision artistique portée sur le devenir du milieu et la contrepartie apportée par la contribution de l'artiste à cette réécriture de leurs vécus respectifs, en évolution constante, que l'instance de création rassemble et fusionne. Chaque artiste, à sa façon, souligne cette volonté de transformation et d'interchangeabilité des rôles entre les comédiens et les spectateurs à partir du fond commun, anthropologique, qui les unit.

C. Troisième pratique

L'enracinement dans un espace précis engage l'individu dans le temps et dans le devenir évolutif de cet espace, véritable «mise en intrigue culturelle,» avec ses risques et périls, ses avantages et désavantages. Même si cet engagement peut conférer à l'artiste une crédibilité accrue, ce parti pris n'est pas synonyme de concordance ou de complicité avec l'hiérarchie sociale.

3. La mise en intrigue

Un prochain parallèle s'établit maintenant entre des éléments dramatiques inhérents au milieu choisi et la fonction représentative du spectacle en préparation. À la question de l'acceptation sociale et culturelle de l'artiste s'ajoute maintenant celle de la représentativité de son travail auprès du public, et de la sanction ou du rejet subséquent. Dans cette optique, le «vrai théâtre» n'est pas sur scène, mais dans la vie, dans cette sémiotique du monde naturel, ce «monde du sens commun» que le travail théâtral doit par la suite transposer sur scène, conférant ainsi un effet de «vérité» au spectacle. L'intervention s'oriente vers une démarche synchronique, axée sur le ici et le maintenant du devenir collectif. L'artiste ne prêche pas, ne juge pas, ne condamne pas, ne prétend pas être venu pour «éduquer son public.» Plutôt, il cherche à pressentir, c'est-à-dire à répondre à une attente, à un «vouloir-être» collectif. Il prend la communauté où elle est et à partir de là où il est luimême dans son propre cheminement. L'artiste prend donc le double risque de créer et de s'engager auprès d'un milieu, d'où l'importance vitale de cette première communion viscérale, souvent instinctive et presque inconsciente, avec l'espace qu'il veut occuper, et de son identification profonde à l'image que lui présente son public éventuel. Sans cet élan premier comme boussole, la démarche sera probablement vouée à l'échec, soit par la superficialité du travail ou par l'opportunisme de l'intervention.

4. La référentialisation

Les systèmes axiologiques du milieu constituant des signes de culture vitaux, l'artiste fonde ainsi le rapport métacommunicatif sur les points névralgiques de la dynamique collective. Le respect des vécus individuels et collectif met en place la référentialisation des énoncés éventuels. Une culture partagée établit un «nous.» Cette reconnaissance d'une condition communément assumée que se partagent les destinateurs et destinataires du spectacle constitue en soi le premier signal de compétence du sujet performateur. Avant que le signe artistique ne soit doté de valeur véridictoire, l'artiste, comme individu, fait preuve d'authenticité par rapport au milieu. Cette authenticité provient d'abord de son enracinement dans cette géographie humaine à laquelle il choisit de participer, complicité qui augmente sa compétence au plan du «savoir-être» et le rend plus crédible aux yeux de la collectivité. Pour amener le public à s'identifier à leur travail, ces artistes, tout comme ceux du Theatre Passe Muraille, ont procédé de façon inverse, s'identifiant d'abord, chacun à sa façon, au milieu cible. Ce niveau référentiel va servir d'appui aux différents niveaux discursifs de la représentation théâtrale, particulièrement en ce qui concerne la localisation spatiotemporelle du programme narratif.

II. L'INTERPRÈTE CULTUREL

Le concept de l'interprète culturel s'appuie sur le principe de la sémiosis continue de Peirce: un signe ne peut être interprété et compris qu'au moyen d'autres signes dans un processus qui peut se développer à l'infini (Fisch 274). L'interprète culturel fait alors référence à une «fonction collective dont la spécificité consiste à produire des signes servant à interpréter d'autres signes artistiques et culturels» (Parent, Le concept: 298). Une communauté se dote ainsi de réflexivité dans la production de ses propres signes, c'est-à-dire qu'elle développe un savoir sur elle-même, sur sa façon d'être, fonction vitale à laquelle répond la création artistique dans la dynamique du développement culturel. Dans tout milieu, groupement ou famille, il existe des agents dont le rôle reconnu consiste à transmettre aux autres un savoir collectif propre à cette unité, qu'on les appelle chaman, conteur, sage, etc. Selon certains (Frost et Yarrow 4-5), les artistes du théâtre d'improvisation se rapprochent tout particulièrement de cette tradition. Le concept renvoie ainsi à une activité vitale, anthropologique, jugée indispensable à l'épanouissement individuel et collectif (Watzlawick et al. 84).

Les trois interventions à l'étude démontrent que les qualités d'acceptabilité et de représentativité dont font preuve les artistes dans leurs rapports avec le milieu préparent la voie pour une prochaine opération clef: la confirmation d'identité. L'oscillation entre l'altérité et l'identité dote la métacommunication d'une nouvelle couche de signification. À partir des facteurs de différence et de son corollaire, la ressemblance, les rapports métacommunicatifs se précisent. Les parallèles établis aux plans des valeurs, de l'espace et du temps définissent la complicité entre les artistes et la culture ciblée, orientant la programmation axiologique et spatio-temporelle du spectacle en voie de réalisation. De la virtualisation, le projet passe maintenant à l'actualisation de la vision artistique par l'entremise de la création.

Ces éléments nouveaux qu'apporte l'artiste sont en grande partie extra-systémiques puisqu'ils ne sont pas encore actualisés dans le système culturel desservi. Ils prennent naissance dans la conscience réciproque des sujets vis-à-vis un manque à combler, un besoin latent auquel il faut donner expression: la conscience réciproque de «ne pas avoir quelque chose.» C'est le fondement référentiel de l'entropie éventuelle du spectacle et de sa valeur collective et esthétique: l'échange porte sur un manque à combler. Pour Haentjens, c'est «nommer la douleur.» Pour la Troupe du Haut Pays, le phénomène se retrouve dans des témoignages écrits tel «Merci de m'avoir joué.» Tout comme avec le «moi artiste,» la fonction de l'interprète culturel, dans une esthétique de l'identité, se situe d'abord au plan de la priméité: pouvoir capter les attentes d'une collectivité ou encore, répondre aux besoins vitaux d'un milieu. Ici, le sujet performateur fait preuve de sa compétence à ressentir les cordes sensibles du public, le non-dit de la culture. Dans la terminologie de la pédagogie de Jacques Lecoq, il s'agit de la capacité de faire «corps avec» le monde à dramatiser.

Les opérations comprises dans cette phase d'actualisation se caractérisent par un processus de subjectivation. Il se produit une «saisie de sens» (Greimas et Courtès: 214) grandissante chez les sujets à partir de leur expérience viscérale de la situation de communication. Ces interlocuteurs acquièrent progressivement une conscience accrue de certaines valeurs ressenties, souvent inconsciemment, au sein du monde sémiotique délimité, ainsi que des équivalences possibles entre leurs différentes perspectives et vécus culturels. Plus précisément, l'expérience concrète du manque et

Le Théâtre du Nouvel-Ontario, 1984. Nickel par Brigitte Haentjens et Jean Marc Dalpé. De gauche à droite: Jean Marc Dalpé, Robert Bellefeuille et Stéphane Lestage.
Photos: Jules Villemaire.

des besoins dans la non-culture devient chargée en quelque sorte de prégnance sémantique et fixe l'intentionnalité du travail créateur. L'artiste peut maintenant transposer ou traduire ces messages émotifs, non-verbaux, «pulsionnels» dans les structures de la sémiotique du spectacle à l'intérieur des rapports de spatialisation et de temporalisation établis.

D. Quatrième pratique

Les opérations classées autour du concept de l'interprète culturel reprennent les éléments de l'échange dépistés et les raffinent à partir de la signification naissante qui s'établit. Les interlocuteurs possèdent maintenant un cadre de référence commun. Axé sur le point de vue culturel de la collectivité, il détermine l'espace cognitif global de l'échange. Ce point de vue collectif détermine, entre autres, les critères pour juger de la vérité/fausseté du spectacle ainsi que de la compétence de la performance artistique.

1. L'intersémiocité

Les entretiens révèlent d'abord que lorsque les artistes font appel aux interprètes culturels, ils ne privilégient pas une référentialisation de type interne par rapport au texte à créer. La priorité ne consiste pas à explorer les rapports internes entre les figures du discours théâtral. On pratique plutôt une référentialisation de type externe, axée sur les rapports entre les figures du monde naturel et celles du spectacle. L'accent se trouve placé sur les repères personnels, spatiaux et temporels de façon à accentuer l'ancrage du spectacle dans la «réalité» du milieu et de son devenir. Grâce au travail préalable sur le point de vue culturel, une intersémiocité s'installe entre la grille de lecture implicite de la communauté et celle que les artistes doivent expliciter dans l'articulation du produit théâtral. L'initiation et la sensibilisation de l'artiste par l'interprète culturel à une certaine interprétation du monde phénoménal agrandissent le «savoirêtre» de l'individu en rapport avec le «savoir-être» de la collectivité.

2. Le critère de sanction: le «savoir-être» collectif

En ne se limitant pas à l'espace discursif du spectacle comme fin en soi dans une démarche formelle de «l'art pour l'art,» mais en s'ouvrant à l'espace culturel pour fins de signification, c'est-à-dire en tant qu'espace cognitif, l'interprète culturel rend possible cette acquisition progressive du savoir nécessaire au décodage, à la compréhension des relations cognitives qui, au sein de ce milieu, régissent les relations spatiales, observables entre les gens. L'artiste entre en possession d'un savoir généralisé sur le mode d'action d'une communauté. Cette opération lui permet de connaître les jugements de sanction ou de rejet reliés à divers types de comportement et en fin de compte, à l'évaluation de sa propre compétence comme interlocuteur éventuel, tant au plan métacommunicatif qu'artistique. Ce savoir socioculturel commun aligne l'interprétation que se font les artistes et le public du monde naturel qu'ils partagent en matière de modalités véridictoires, des définitions qu'ils se font du «vrai» et du «faux» et des jugements de valeurs qui en ressortent. Ce type de recherche artistique établit, à notre avis, la ligne de démarcation fondamentale entre une esthétique de l'identité et une esthétique de l'autonomie.

3. L'entropie

En même temps, l'action de l'interprète culturel prépare à la création de significations nouvelles. Le point de vue culturel à la lumière duquel l'artiste examine et interprète le milieu n'exclut pas pour autant le sien. Les axiologies du public et celles des artistes demeurent autonomes, liées par un rapport volontaire de réciprocité. Les artistes démontrent tout simplement un respect pour le milieu comme source d'un savoir par rapport auquel ils examinent le leur. L'influence de l'interprète culturel agit comme une première focalisation permettant à l'observateur, l'artiste, d'être présent dans les rapports communicatifs du milieu, de voir «de l'intérieur.» Contrairement à une esthétique de l'autonomie où l'univers du signe est en grande partie hermétique, fermé, l'esthétique de l'identité favorise un régime figural plus souple. Le savoir ne se trouve pas cloisonné dans le champ cognitif de l'artiste individuel.

Le lien référentiel se veut un lien décloisonnant qui s'ouvre au «savoir-être» et au «savoir-faire» de la culture cible tels qu'incarnés par l'interprète culturel et qui, par le fait même, encadre le cantonnement de l'espace figural en voie d'actualisation dans les structures du spectacle. Pour que la création théâtrale provoque un transfert des rôles au plan de la métacommunication, il faut moins chercher à élaborer une fiction dramatique qu'à évoquer sur scène les éléments dramatiques du contexte. Cet ancrage dans l'espace réel et cognitif d'une culture n'est pas une finalité mais plutôt le point de départ pour la transposition esthétique. Cette opération de spatialisation ouverte devient source d'éventuels parallèles entre les figures discursives du récit et les thématiques socioculturelles.

E. Cinquième pratique

Dans une esthétique de l'identité, l'artiste accepte que le référent culturel serve de modèle premier pour déterminer de sa compétence en tant que sujet performateur. Il accepte également que le référent premier de l'éventuel macrosigne théâtral soit ce mode d'être particulier, ces valeurs propres à un temps et à un lieu. L'artiste s'identifie à cette sémiotique du monde qu'il cherche à intégrer, du moins partiellement. Par l'entremise de sa création, il doit maintenant la rejouer, la reconstruire, l'exprimer. Ce faisant, il la transforme à sa façon, fidèle à sa propre démarche ontologique ainsi qu'aux besoins de la collectivité pour laquelle il œuvre, ce rapport établissant ainsi une tension fondamentale autour des attentes implicites et réciproques des deux sujets.

1. L'autonomie culturelle et la tiercéité

Rappelons que cette culture, par sa nature autonome, existe indépendamment et préalablement à son articulation en signes, au plan de ce que Peirce appelle la tiercéité. Le fait de développer des produits culturels ne crée pas la culture comme telle. Cependant, l'artiste peut viser légitimement à contribuer à l'évolution d'une collectivité par sa création de signes de la culture en question. Lorsque le produit qui en ressort se trouve collectivement reconnu comme œuvre esthétique, comme «texte» dans le sens où l'entend Lotman, le processus communicatif active la troisième fonction culturelle: la capacité d'une culture à générer des textes, oraux et écrits, d'elle-même. Dans ce processus, les renseignements fournis par l'interprète culturel permettent aux artistes de situer leur création sur l'écran ou l'arrière-plan du milieu. La mise en relation des deux provoque la gestalt fondamentale de l'expérience théâtrale par laquelle le public prend conscience de la vision initiale des artistes et renouvelle ainsi sa propre perception du réel.

2. Le temps et l'évolution culturelle

Le lien référentiel se situe non seulement dans l'espace mais dans le temps et, plus précisément, dans le devenir des sujets (les artistes et la communauté). Ce rapport entre le temps et l'espace partagés génère l'urgence de dire, de créer, par rapport à un parcours collectif inachevé. Les artistes interrogés intègrent leurs interventions en synchronie avec le milieu, prédisposant le discours théâtral à d'éventuelles dichotomies telles potentiel/actuel, être/devenir. Ils évoquent tous ce passage du non-dit au dit comme étape première de la transition entre la non-culture et la culture. Notons aussi que dans les milieux où ils sont intervenus, l'urgence créée par l'intrication du temps et de l'espace se trouvait, selon eux, au niveau du dire. Le public, à ce moment-là, avait besoin de se doter de signes de sa propre existence, de recevoir la confirmation de son identité. Et comme corollaire dans cet échange, la réussite de ce pari donnera lieu à la sanction éventuelle du «savoir-être» et du «pouvoir-faire» des artistes. L'enjeu est en place: l'échange se transforme en risque.

F. Sixième pratique

Les opérations de spatialisation et de temporalisation au plan de la métacommunication établissent les liens entre les procédés de discursivisation et la dynamique des fonctions culturelles propre à la communauté. Tel que constaté dans PUTFA, le récit de vie constitue un moyen privilégié pour y arriver (Parent et Millar 121130).

1. L'emboîtement

La valeur véridictoire inhérente à ces récits de vie prolonge la localisation spatio-temporelle dans le temps et l'espace du spectacle. Une jonction ou un emboîtement se produit entre la continuité temporelle et spatiale du devenir collectif, les «mythes» qui le soustendent, et le programme narratif de la représentation théâtrale. Les récits de ce «théâtre de la vie» constituent, en fin de compte, l'équivalent d'un premier tournage ou d'un échantillonnage de tournages pris sur le vif. L'artiste interprète et reconstruit cette matière brute, déjà porteuse d'une charge sémantique, comme un montage, un collage. Le spectacle envisagé puise ici matière à sanction: on nie difficilement sa propre expérience de vie, même lorsqu'on ne la comprend pas ou lorsqu'on ne cherche pas à la comprendre. L'artiste transcode les besoins et les attentes en programmation spatio-temporelle, entreprenant ainsi la conversion des structures narratives reliées au vécu collectif en structures discursives.

2. Les fonctions culturelles: la mémoire et le programme d'action

Les témoignages de la Troupe du Haut Pays et de Brigitte Haentjens démontrent que l'écoute des récits du milieu situe rapidement la création sur les axes des grandes fonctions culturelles. De plus, leurs références à la culture desservie ne désignent pas une certaine élite sociale autant que les couches de la population dépourvues «de voix.» Cette distinction signale au départ une aptitude à reconnaître la ligne de démarcation entre culture et nonculture dans un contexte donné. Le positionnement de la création par rapport à la troisième fonction culturelle, la création de signes, puise sa compétence éventuelle du fait qu'elle se trouve déjà enracinée dans les deux fonctions préalables (mémoire et programme d'action), d'où la valeur de son «savoir-faire,» de son «savoir-être» et de son «pouvoir-faire» possibles auprès de la collectivité. Les étapes précédentes du travail permettent à l'artiste de devenir interprète culturel à son tour. Le fait de ne pas être nécessairement du milieu peut même favoriser cette opération dans la mesure où elle confère à l'observateur une certaine distance et que l'apport du vécu individuel répond à un besoin ou à un manque dans la collectivité. Lorsque l'artiste s'avère compétent dans la reconnaissance des signes culturels, la réciprocité entre les pôles de l'identité et de l'altérité devient possible, donnant lieu à un dialogue véritable et à un enrichissement subséquent de l'échange. L'état de nonsavoir présent dans la phase virtuelle du «moi artiste» se trouve actualisé en savoir et en pouvoir éventuel de réalisation. L'articulation du spectacle peut maintenant commencer.

3. L'intentionnalité

À notre avis, c'est à cette étape que l'artiste prend conscience de l'intentionnalité véritable de son travail et ce faisant, qu'il se découvre comme artiste. La démarche parcourue sert non seulement à la création d'un spectacle ou d'une série de réalisations artistiques mais aussi au développement d'un génotexte de pratiques précises qui lui définit son identité artistique. Inversement, un milieu culturel quelconque possède, en tant que système autonome, la propriété d'intégrer les influences d'autres systèmes culturels. Martin Fournier puise ainsi son orientation initiale pour un travail théâtral en Gaspésie à partir d'une expérience culturelle dans la francophonie albertaine. Le travail d'Yvon Barrette démontre les bienfaits d'un va-et-vient entre le «savoir-faire» du milieu artistique comme Montréal et les besoins vitaux d'une région. Et la contribution de Brigitte Haentjens en tant que Française en milieu franco-ontarien démontre encore plus clairement de quelle façon une «étrangère» peut, à sa façon, découvrir les besoins vitaux à combler par une intervention artistique et qu'en réussissant à y répondre, se découvrir aux plans artistique et individuel.

C'est dans la métacommunication que l'artiste actualise la base communicative de son spectacle, dont les valeurs sont solidement élaborées en fonction des axiologies culturelles. Public et artistes se trouvent sur une même longueur d'onde. Le public reconnaîtra instinctivement ce qui a été retenu par le discours théâtral, ce qui a été exclu, et à partir de ces rapports jugera de la signification du travail de l'artiste. Celui-ci joue au même jeu. Il sait quoi exclure, inclure, associer, dissocier, etc. De cette intimité naît le dialogue implicite entre salle et scène face au programme narratif proposé. Le spectateur pourra donc apprécier l'apparition soudaine d'un non-dit dans un contexte où normalement cette unité de signification aurait été exclue. La performance, et le jugement de compétence sur l'échange qu'elle provoque, relève, à notre avis, de la justesse avec laquelle elle marche sur cette corde raide entre la parole voulue, la parole réalisée, et la parole permise.

4. La métaphorisation

Les opérations reliées à l'interprète culturel réalisent un processus de confirmation d'identité dont la finalité ne se trouve pas dans le spectacle, dans les rapports salle/scène, mais au plan de la métacommunication, dont la création théâtrale est la métaphore. Pour que s'opère cette métaphorisation, le référent culturel, ou le point de vue culturel garant du «savoir-être,» établit le paradigme de substitution. Le rôle du spectacle consiste à fusionner le monde sémiotique des artistes à celui du milieu. Il ne s'agit pas de mettre en valeur le produit culturel comme tel mais de s'en servir pour affirmer, pour investir de valeur la culture qu'on vise à développer et à promouvoir par l'entremise de la relation des sujets dans la situation de communication. En plus de signaler l'importance complémentaire que joue le lien référentiel dans l'esthétique de l'identité, la fonction de l'interprète culturel et le processus de métaphorisation démontrent la dynamique nécessairement triadique du signe. Cette métaphore que sera le spectacle n'a de sens que lorsqu'on saisit le contexte ou le fond d'équivalences par rapport auquel s'opère la substitution proposée.

III. LA THÉÂTRALITÉ

Par théâtralité, nous entendons tout élément servant à rendre la représentation théâtrale significative pour un public (Parent, Récit: 325). Cette étape culminante établit la jonction entre l'artiste et le public par l'entremise du spectacle et opère la réalisation du rapport donnant-donnant. L'activité précédente a actualisé certains éléments du monde phénoménologique en tant que valeurs. Cet investissement augmente la charge sémantique de l'expérience théâtrale et cadre les structures narratives du spectacle, c'est-à-dire de l'objet par lequel les sujets vont maintenant entrer en situation de communication esthétique. Il faut cependant distinguer entre ce type de produit symbolique qui se trouve créé à partir d'une base émotive, viscérale, d'un investissement et d'un ancrage dans le palpable du vécu collectif et ce qu'on pourrait appeler le simulacre de culture, c'est-à-dire une expression ou manifestation qui se dit ou se veut culturelle mais où on ne trouve que des liens référentiels superficiels avec la dynamique culturelle du milieu, y compris celle de la non-culture.

Si l'œuvre d'art peut être d'un apport si puissant à la création culturelle, c'est parce que le propre du signe esthétique consiste précisément à dépasser les stéréotypes de l'institutionnel et à fournir une vision renouvelée du réel. Dans une esthétique de l'identité, ce renouvellement débute dans la priméité, dans les rapports entre les stimuli des mondes extérieurs et intérieurs, entre ce qu'on pourrait appeler provisoirement l'extéroceptivité et la proprioceptivité. Sans entrer dans la spécificité des programmes narratifs des spectacles soulignés par les artistes pour illustrer ce phénomène, l'analyse retient trois opérations constantes qui régissent la façon dont les artistes mettent l'objet de l'échange, le spectacle, en relation avec leur public: l'encadrement du produit, son positionnement en tant que valeur culturelle, et son fonctionnement autonome en tant que signe esthétique. De fait, ces trois stratégies constituent le microcosme des transformations précédentes. Les artistes veulent partager avec le public cette expérience de la virtualisation, de l'actualisation et de la réalisation d'une «parole» qu'on voudrait qu'il sanctionne comme étant la sienne, la leur.

G. Septième pratique

Les opérations reliées à la métacommunication favorisent l'occurrence d'un jugement d'acceptation et de crédibilité de la part du destinataire. Les signes du début et de la fin de l'expérience théâtrale représentent la phase terminale de cette recherche d'un statut d'interlocuteur légitime auprès de la culture desservie. Ces signes opèrent non seulement dans le temps et l'espace, mais aussi au plan actantiel, c'est-à-dire au niveau des rôles que les sujets de la situation de communication seront appelés à jouer, surtout après le spectacle.

1. La finalité du spectacle

Cet encadrement devient encore plus significatif par la subordination de la finalité du spectacle, non pas à la performance des acteurs et à leur virtuosité, mais au «savoir-être» de la collectivité. Les signes du début et de la fin du spectacle s'élargissent pour devenir les signes du début et de la fin d'une expérience esthétique dont la structure englobante vise à revitaliser la culture en lui fournissant des signes d'elle-même. Ces signes orientent également le spectateur vis-à-vis de l'intentionnalité sous-jacente au spectacle. Ce cadre concrétise et réalise la relation métacommunicative voulue depuis le début de l'intervention et sert ainsi de transition au spectacle qui se veut une rencontre entre un «savoir-être» collectif et un «pouvoir-faire» artistique. Les activités déployées (animation, discussion, formation, etc.) réalisent la corrélation entre la motivation derrière le comportement des artistes dans le milieu et l'intentionnalité de leur création: le spectacle.

2. L'encadrement et le transfert des rôles

Cette approche change le cadre de l'expérience théâtrale conventionnelle. Les spectateurs réagissent souvent avec confusion face à des acteurs qui, avant la performance, n'en ont pas l'air. De leur côté, les artistes agissent avec l'espoir que les valeurs d'authenticité démontrées dans les rapports entamés avec le public soient concomitantes avec la signification de leur jeu théâtral. La modification du rituel conventionnel du début et de la fin du spectacle signale au spectateur qu'il se trouve sur le point de vivre une nouvelle sorte d'expérience. Les artistes transposent l'attente culturelle en attente communicative, conférant une signification à l'échange avant même la première réplique. Déjà l'objet se trouve investi du sentiment d'un sens à venir, de sa valeur virtuelle en tant qu'événement à vivre.

Avant que le «savoir-faire» et le «pouvoir-faire» des artistes soient soumis au jugement du public, les comédiens veulent renforcer et affirmer leur capacité d'être en confirmant celle du public, au plan métacommunicatif avant le spectacle. Après coup, le public pourra faire le lien entre la signification du spectacle et le sens véritable de cette métacommunication vécue en présence des artistes. Encore implicite, en voie d'actualisation, un sentiment de signification collective englobe déjà les sujets qui se trouvent mis en relation par un espace et un temps qui relèvent simultanément du milieu culturel et de la représentation théâtrale. Ce rapport topologique, ce positionnement réciproque dans un espace commun qui est à la fois géographique, culturel et cognitif, prépare le parallèle voulu entre la transformation proposée dans le programme narratif et la transformation voulue des rôles créateur/spectateur à la suite du spectacle.

3. La performance double de l'échange

L'échange relève d'une double performance. Le spectacle ainsi que le processus de métacommunication qui le prépare visent deux changements d'état, un chez les artistes et l'autre chez le public. Le spectacle réussi, l'artiste réalise un passage libérateur entre le «vouloir-faire» et le «pouvoir-faire» artistique. Ce passage lui apporte en plus, au «vouloir-être» du début, la confirmation de son «savoir-être» auprès du public cible, d'où l'épanouissement au plan personnel souligné dans les analyses précédentes. De plus, si l'échange se trouve réussi, le programme narratif du génotexte se structure de façon à ce que le «vouloir-faire» et le «savoir-être» des artistes se prolongent dans le «vouloir-faire» accru du public à la suite du spectacle. Ce passage passe d'abord par la confirmation du «savoirêtre» du milieu (interprète culturel) et de son «pouvoir-faire» (mémoire et programme d'action). En bout de ligne, dans les deux cas, les spectacles visent un rapport d'assertion par rapport au «pouvoir-être» au potentiel non exploité, implicite, de la culture cible. Cette démarche esthétique opère sur la prémisse que l'affirmation de l'être par la confirmation d'identité améliore la capacité d'agir, c'est-à-dire se répercute au plan de l'action, tant par une mémoire retrouvée que par un réajustement des stratégies de survie, d'autonomie et de croissance collectives. Les possibles narratifs mis en discours dans le texte réfèrent aux possibles dans les fonctions culturelles. On change un monde en lui changeant d'abord les rêves.

4. Faire-être

L'échange véritable se situe ainsi au niveau de l'être plutôt que du faire. Les signes du début de l'expérience théâtrale communiquent un rapport d'affirmation des artistes face à la communauté. Les signes de la fin, si acceptés, transmettent une affirmation de la communauté face aux artistes, en fonction des modalités véridictoires et des axiologies culturelles. Les valeurs assumées dans la phase virtuelle du «moi artiste,» actualisées et intégrées grâce à l'interprète culturel, se trouvent maintenant transmises, redonnées à la communauté qui, en les acceptant, s'identifie à la vision présentée d'elle-même, non pas par narcissisme mais parce qu'elle ne peut pas faire autrement, parce qu'elle s'y reconnaît. L'échange est devenu réciproque.

H. Huitième pratique

Cette confirmation d'identité peut se faire à la positive ou à la négative, par des rapports d'assertion ou de négation, de valorisation ou de critique. L'essentiel est que ces rapports soient justifiés au plan du vécu, qu'il y ait une reconnaissance du rapport entre la chose représentée et l'expérience de vie. Survient ensuite la justification ou la nécessité de la représentation elle-même. Devait-on faire la représentation de cet objet? Accepte-t-on que cette représentation ait été faite: révélation, blasphème, scandale, etc.? Face à cette double problématique, les artistes évoquent une justification plus fondamentale: l'urgence collective reliée à la mise en intrigue culturelle, avec les référents qui s'y rattachent tels le chômage, le dépeuplement rural, l'assimilation, etc. Cette urgence focalise et précise les thématiques du spectacle.

1. Les négations

Les programmes narratifs des spectacles décrits par les artistes privilégient tous ce parallèle entre le drame collectif et le drame scénique, particulièrement en ce qui concerne la non-culture. Les facteurs de conflit dépistés dans le contexte donnent lieu à des énoncés de négation qui font état de ces besoins collectifs. Ces négations remplissent la fonction d'obstacles dans le schéma narratif. Ces références aux négations dans le drame collectif englobent potentiellement toutes les modalités de la vie culturelle: la volonté et la capacité d'agir, les connaissances nécessaires à l'action, etc. La négation déontique, basée sur le «devoir-faire» et le «devoir-être,» illustre particulièrement bien ce phénomène car elle révèle les normes qui contrôlent le passage du non-dit au dit, de la non-culture à la culture. En faisant face à ces négations dans son propre travail, l'artiste risque. Il joue sur ce qu'il peut dire, doit dire, devra dire, espérant que le public le comprendra et le suivra dans ce jeu.

2. Le dit et le non-dit

Ce passage du non-dit au dit vise à changer les frontières de l'interdit, non pas à cause d'une volonté individuelle mais d'une urgence collective légitime: le secret connu de tous, mais dont personne n'a encore osé parler. Le témoignage de Haentjens démontre de quelle façon les normes langagières invoquées par l'élite bourgeoise de l'époque comme facteur d'inhibition se trouvaient reliées à des normes économiques et sociales. Souvent liées à la hiérarchie sociale, ces normes peuvent signaler une source d'entropie pour la prise de parole artistique. Le fait de briser l'interdiction à la parole ébranle également le cantonnement qu'imposent les rôles sociaux et le décloisonnement des individus se transforme en expérience de collectivité. Dans l'expérience qu'il fait du spectacle, le spectateur effectue le même trajet que les artistes, du «je» au «nous,» à tous les niveaux de compétence modale, renouvelant ainsi sa propre conscience de «la nature communautaire du soi.»

3. La création et la hiérarchie sociale

Par contre, ce parti pris artistique pour le petit peuple et pour sa tradition orale, par opposition à l'élite et aux formes de discours qui la distinguent, risque d'aliéner l'artiste au sein même du milieu où il a choisi de travailler y compris les formes traditionnelles de théâtre. Face à cette difficulté, la structure théâtrale se modifie en conséquence, avec une valorisation accrue du jeu physique. L'interdit de la parole au plan culturel rehausse l'importance du non-verbal du comédien qui peut ainsi évoquer les divers aspects du non-dit dans la collectivité. Ce choix ne peut qu'enrichir la communication théâtrale, car la création s'enracine aux niveaux kinésiques et proxémiques des rapports intersubjectifs, confirmant un mode d'être collectif au plan scénique. Le texte verbal résonne d'une authenticité accrue par l'expression qu'il donne aux sensations extéroceptives et proprioceptives du vécu collectif. Les opérations dans les catégories du «moi artiste» et de l'interprète culturel développent fondamentalement l'axe d'un mimétisme entre l'œuvre artistique et son contexte, mimétisme dans le sens où l'entendait Jacques Lecoq: «la recherche de la dynamique interne du sens» (55).

4. Le non-dit et le non-verbal

Ce parallèle entre le non-dit collectif et le non-verbal du comédien constitue la voie privilégiée par laquelle le spectacle avance son axiologie tout en respectant les polarisations de valeurs propres au «savoir-être» de la collectivité. L'accent se trouve placé sur la fidélité première au corps comme source de sens. Il s'agit beaucoup plus que du statut sémiologique d'un personnage et de sa crédibilité tridimensionnelle. Le corps individuel de l'artiste devient instrument de communication, résonateur et véhicule du vécu collectif tel qu'intégré et ressenti dans le corps du spectateur. Le parallèle entre le sous-texte du jeu scénique et le savoir proprioceptif de la collectivité établit une complicité entre les interprètes et le public qui se projette sur l'écran du spectacle entre les pôles des deux masques théâtraux, comédie et tragédie ou, en termes sémiotiques, euphorie et dysphorie. Le clown, en communiquant son univers, éveille sans paroles le clown du spectateur. Ce retour au corps et cette incarnation du vécu collectif n'est pas autant une représentation qu'un processus de découverte, de redécouverte de la sensation des choses. Par l'expérience de la communication esthétique, la communauté renouvelle sa capacité de sentir à nouveau le monde qui l'entoure et de s'ouvrir aux messages qui lui viennent des mondes intérieurs et extérieurs, de revaloriser les objets de son vécu.

I. Neuvième pratique

Le spectacle, creuset ultime, constitue le moment de sanction ou de rejet pour l'ensemble des modalités actualisées dans le travail théâtral. Un rapport métacommunicatif significatif ne garantit pas a priori l'approbation publique, particulièrement lorsqu'il s'agit d'une intervention qui se veut professionnelle. Ce risque, inhérent à toute démarche de création, rappelle le principe de la valeur signalétique du texte artistique: il importe moins au public de voir un spectacle vrai que d'assister à ce qu'il considère comme étant un vrai spectacle (Lotman et Pjatigorskij 205).

1. La dominance de la norme esthétique

Tous les entretiens révèlent la prédominance vitale des normes esthétiques dans l'obtention de la sanction voulue. La transposition théâtrale du vécu collectif doit d'abord être reconnaissable et acceptable au plan artistique. Dans la dynamique communicative du spectacle, l'impératif des normes esthétiques l'emporte sur l'ensemble des normes culturelles et sociales de la collectivité. Or, la norme esthétique, caractérisée par «la violation constante de la norme» (Mukarovsky 78), ouvre la porte à l'imaginaire, à l'imprévisibilité et à l'originalité sémantique de la représentation, conférant à l'artiste sa liberté d'expression à l'intérieur de la contrainte assumée de la problématique identitaire. Devant les interdits du milieu, la nature même de la fiction et le «si» du spectacle constituent une soupape, une ouverture pour l'expression du refoulement collectif. Sous le masque, les secrets se révèlent plus ouvertement.

2. La transposition artistique

Une esthétique de l'identité n'implique pas nécessairement une recherche de l'illusion réaliste ou naturaliste. Les genres théâtraux, comme le spectacle lui-même, servent de métaphores dans la transposition du vécu et du point de vue collectifs, perception culturelle qui relève elle-même tant de l'imaginaire que du monde phénoménal. En effectuant le passage du non-dit au dit, de la non-culture à la culture, le spectacle amène le public à imaginer le monde autrement. Une démarche déconstructive peut être particulièrement libératrice et créative à cet égard puisqu'elle implique le démantèlement symbolique des hiérarchies et des systèmes normatifs, exposant ainsi les idéologies qui les sous-tendent.

3. L'universalisation et l'essentialisation

Les rapports entre le verbal et non-verbal, les normes de la langue écrite et la tradition orale rejoignent l'interrogation actuelle sur l'oralité et la littérarité (Ong 78-115). Haentjens souligne son impression d'avoir découvert les racines mêmes du théâtre par l'entremise des rapports entre les genres théâtraux et la tradition orale et rappelle également l'apport de la pédagogie Lecoq par rapport à cette question. Tout comme le masque, le genre peut devenir un outil d'essentialisation face au chaos du quotidien et ainsi source de poéticité. L'épuration du détail peut ainsi prolonger le vécu dans le genre, transformant une simple anecdote humoristique en farce, en satire, en burlesque. De même, un incident dramatique, un fait divers dans le quotidien, peut servir de point de départ à une expression tragique. Par l'entremise de l'art, le vécu collectif se voit alors universalisé. La confirmation d'identité se transforme en affirmation d'identité auprès d'autres cultures.

Cette analyse des neuf pratiques signifiantes dépistées n'englobe pas toutes les dimensions du travail des artistes à l'étude ou de l'échange. Par contre, le transcodage de ces pratiques dans la terminologie des modalités de Greimas suggère la valeur opératoire des trois catégories descriptives proposées pour rendre compte de la performance double qui relève de l'échange. Les concepts du «moi artiste» et de l'interprète culturel ainsi que de la théâtralité comme ensemble de pratiques signifiantes ont ainsi résisté à deux mises en application successives 3 et ont permis, tout au long de ce parcours heuristique, de regrouper diverses pratiques artistiques en une unité systémique. Et le métalangage descriptif élaboré à partir de ces pratiques artistiques établit certaines jalons entre la théorie sémiotique et le travail théâtral professionnel. De plus, la portée universelle de l'échange ouvre la porte à d'éventuelles mises en application interdisciplinaires de ces stratégies dans les secteurs non-artistiques.4 De telles adéquations possibles entre la théorie et la pratique, entre les instances de création culturelle en art et dans les disciplines socio-économiques favorisent l'enrichissement réciproque de ces discours cognitifs par l'identification de thématiques communes et d'opérations intersystémiques. Ainsi, l'interaction subséquente entre le modèle de l'échange et des variantes produites par les performances individuelles (y compris celles du secteur socioéconomique) pourront renseigner davantage sur les modalités de compétence, sur le «savoir-être» et le «savoir-faire» exigés pour faire évoluer un milieu par l'entremise du changement systémique.

D'un intérêt particulier à cet égard se trouve la dichotomie pragmatique/cognitif qui rappelle l'écart entre une sémiotique européenne comme celle de Greimas et la sémiotique américaine telle que représentée par les travaux de Morris. En ce qui concerne notre problématique, la subordination que propose Greimas de la pragmatique au cognitif correspond au processus d'apprentissage culturel par lequel l'artiste se dote d'un savoir qui lui permet de décoder et de comprendre le non-verbal, les dimensions extralinguistiques d'un milieu culturel. Ainsi, un savoir historique ou économique peut se répercuter dans la proxémique et la spatialisation des rapports intersubjectifs, principe à partir duquel ce modèle pourrait se prêter à des mises en application prometteuses dans d'autres milieux culturels, dont celui des cultures organisationnelles.

Photo grâce à Intercom et Access Television

La théorie des modalités nous aurait alors permis de pénétrer les structures de manifestation du récit collectif de l'échange vécu. Cette intégration partielle et préliminaire d'une sémiotique de la signification à notre démarche suscite alors une nouvelle interrogation sur l'organisation des structures élémentaires de signification dans les couches profondes de l'échange narré. À ce sujet, McNaughton souligne la valeur démontrée par des théoriciens, dont Clifford et Jameson, du carré sémiotique de Greimas en tant qu'illustration spatiale d'un plan semiotectural d'action (31). Le micro-univers sémantique révélé par ce schéma formel pourrait ainsi permettre de déceler les composantes fondamentales du point de vue culturel qui régissent le «faire-être» de la performance qui, en tant que texte de culture, signifie au milieu en devenir, les options de son propre programme d'action collective. En dernière analyse, la réflexion entamée autour d'une esthétique de l'identité débouche sur les rapports entre sémiotique, performance et culture qui ont provoqué, tour à tour, leur propre décennie d'attention dans le dernier quart du siècle passé. Une réflexion en diachronie visant à dégager les rapports interdisciplinaires entre ces domaines respectifs pourrait se demander si le lien entre performance et culture ne se trouvait pas dans la signification provoquée par la rencontre entre ces deux systèmes, d'où la fonction de la sémiotique d'en faire l'interface.

SYNTHÈSE
Pratiques signifiantes d'une esthétique de l'identité

I. MOI ARTISTE

A. Première pratique
Thème: les valeurs et la reconnaissance d'identité.
Principe: établir un rapport entre son individualité et un contexte spatio-temporel.
Modalité: prise de conscience d'un «vouloir- faire.»
Opération: découvrir et enraciner l'univers sémantique individuel du «moi artiste.»

La vision créatrice
Identité/Altérité
Axiologies et autonomies

B. Deuxième pratique
Thème: l'espace et la finalité ontologique.
Principe: s'identifier à un milieu culturel (espace) pour opérer la localisation spatiale d'une démarche de création individuelle et collective.
Modalité: approfondir un «vouloir-être.»
Opération: intégrer le «moi artiste» à un univers sémantique collectif.

La réciprocité
Les transformations intratextuelles

C. Troisième pratique
Thème: le temps et les relations intersubjectives.
Principe: assumer le risque évolutif inhérent au milieu en opérant la localisation temporelle de l'initiative créatrice.
Modalité: accepter un «devoir-être.»
Opération: relever le défi de la mise en intrigue culturelle.

La mise en intrigue
La référentialisation

II. INTERPRÈTE CULTUREL

D. Quatrième pratique
Thème: la culture et le faire cognitif.
Principe: s'initier au point de vue culturel du milieu.
Modalité: respecter le «savoir-être» de la collectivité.
Opération: élargir son espace cognitif, et ultimement celui de son public éventuel, grâce à un médiateur qui communique les modalités véridiques de cette collectivité dans un rapport de réciprocité.

L'intersémiocité
Le critère de sanction: le «savoir-être» collectif L'entropie

E. Cinquième pratique
Thème: le sens commun et la confirmation d'identité collective.
Principe: articuler l'intentionnalité de l'initiative de création sur des besoins culturels, collectifs, à combler.
Modalité: identifier le «devoir-faire.»
Opération: analyser le degré d'évolution culturelle pour trou ver l'urgence qui pousse à agir et à dire: «devoir-faire.»

L'autonomie culturelle et tiercéité
Le temps et l'évolution culturelle

F. Sixième pratique
Thème: les signes communs, la structuration du spectacle et les fonctions culturelles.
Principe: axer le travail de création sur la dynamique cultu relle et le vécu collectif du milieu.
Modalité: déterminer les signes du «pouvoir-faire.»
Opération: établir le parallèle entre le programme narratif textuel et le programme culturel.

L'emboîtement
Les fonctions culturelles: mémoire et programme d'action
L'intentionnalité
La métaphorisation

III. THÉATRALITÉ

G. Septième pratique
Thème: la mise en place de l'échange et l'encadrement (situa tion de communication) du produit symbolique.
Principe: préparer les signes du début et de la fin de l'expé rience théâtrale.
Modalité: sanction/rejet du «savoir-être/savoir-faire.»
Opération: favoriser la manifestation de réciprocité dans l'or ganisation de l'avant et l'après spectacle.

La finalité du spectacle
L'encadrement et le transfert des rôles
La performance double de l'échange
Faire-être

H. Huitième pratique
Thème: l'entropie et la valeur culturelle de l'échange.
Principe: vérifier la raison d'être culturelle et sociale du spectacle.
Modalité: sanction/rejet du «devoir-faire/devoir-être.»
Opération: articuler le non-dit dans le vécu collectif.

Les négations
Le dit et le non-dit
La création et l'hiérarchie sociale
Le nondit et le nonverbal

I. Neuvième pratique
Thème: l'échange et la performance.
Principe: transposer le vécu collectif sous forme dramatique.
Modalité: sanction/rejet du «pouvoir-faire/pouvoir-être.»
Opération: transposer le vécu collectif sous forme artistique.

1. La dominance de la norme esthétique
2. La transposition artistique
3. L'universalisation et l'essentialisation.

 

NOTES

1 La première partie de ce travail se trouve dans Recherches Théâtrales au Canada, Vol. 23.1-2.
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2 Les entrevues formelles ont eu lieu les 27 et 30 avril 1996 et ont servi de fondement à l'analyse. Parallèlement à la réflexion, des vérifications périodiques se faisaient avec les artistes au fur et à mesure que leurs projets artistiques évoluaient et que les réactions aux communications de 1996 et de 1998 se faisaient entendre.
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3 C'est-à-dire l'article précédent ainsi que le retour sur le projet PUTFA: Parent, Roger. «Pour une théâtralité franco-albertaine: bilan et suites.» Pratiques culturelles au Canada français. Edmonton: Institut de recherche de la Faculté SaintJean, 1996. 99-120.
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4 À cet égard, le modèle de l'échange présenté dans ce texte sert de fondement théorique et méthodologique à une série de vidéos pédagogiques sur le développement culturel et l'entrepreneurship, en collaboration avec le Gouvernement de l'Alberta, ACCESS Television et des partenaires européens, dont le Groupe IGS à Paris et L'École Supérieure de Commerce à Amiens.
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OUVRAGES CITÉS

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