THÉÂTRE ET IDENTITÉ I:
DEUX APPROCHES AU THÉÂTRE PROFESSIONNEL RÉGIONAL 1

Roger Parent

A comparative study of two theatre initiatives, one in Quebec and the other in northern Ontario's francophone communities, uncovers a surprising degree of intertextuality in the communicative practices deployed by the artists involved as they attempt to align regional professional production with the implicit horizons of expectations specific to their target audiences. Both artistic programs of action seem oriented towards what Juri Lotman has called an "aesthetics of identity" which could explain, at least in part, the unity underlying the recurrent elements identified in the strategies developed to create and to frame the theatrical experience. This two-part study endeavors to describe the artistic practices specific to the "aesthetics of identity," which Umberto Eco associates with current trends in postmodernism. The first article documents the approaches formulated by Yvon Barrette and Martin Fournier for La Troupe du Haut Pays in the Gaspésie region and by Brigitte Haentjens during her involvement with Franco-Ontarian theatre companies. Analysis based largely on the semiotics of communication foregrounds the different types and levels of structural parallels between text and context in relation to three descriptive categories: the artistic self, the cultural interpreter and the concept of theatricality. A second article then undertakes to reformulate these parallels in light of Greimas' theory of modalities and his semiotics of signification. The subsequent model suggests that the intertextuality of the artistic approaches studied stems from the communicative dynamics specific to the paradigm of exchange.

Le théâtre dans les sociétés occidentales actuelles ne rejoint qu'un faible pourcentage démographique (Baumol et Bowen 469; Throsby et Withers 100-101). Les statistiques varient selon les pays et selon les études, mais l'estimation de Schechner semble faire consensus: à peine deux pourcent des gens seraient prêts à débourser pour assister à une représentation théâtrale (34). Seul le profil de ce public demeure constant. Il est bourgeois, éduqué et financièrement avantagé (Bennett 92-96). Dans son rapport Les arts en transition, la Conférence canadienne des arts s'inquiète du manque de croissance dans le secteur artistique en général. Menée en 1997 à tous les échelons gouvernementaux et auprès de plus de deux cents artistes professionnels, cette étude conclut que la survie même des arts dépend des liens significatifs établis avec les communautés desservies, que les organismes artistiques doivent élargir et approfondir leurs assises communautaires et mieux représenter la diversité culturelle du pays. De telles conclusions, lourdes de conséquences pour cet art public qu'est le théâtre, concordent avec les hypothèses d'Umberto Eco en matière d'esthétique. Faisant référence à la théorie de Lotman sur la pluralité des codes artistiques, Eco constate que l'esthétique postmoderne du monde occidental s'oriente vers une esthétique de l'identité, appuyée davantage sur les codes communs partagés par les sujets de la situation de communication (Nöth 428). À l'autre bout du continuum, Lotman situe l'esthétique de l'opposition, où un écart entre les codes de l'encodage et ceux du décodage provoque le rejet, le métissage, ou la transformation des codes initiaux au moment de la réception (292-96).

Photo grâce à Intercom et Access Television.

Sans spectateurs, le théâtre cesse d'exister. Malheureusement, les études sur le public de théâtre et particulièrement sur les rapports entre production et réception demeurent peu nombreuses et font appel au champ de recherche embryonnaire de la théorie du «audience response» (Bennett 1-20). Ce premier d'une série de deux articles propose alors de documenter les procédés par lesquels deux directeurs artistiques, à la tête de deux équipes de production professionnelles complètement indépendantes l'une de l'autre en termes de territoire et d'époque, ont développé un marché pour leur produit dans une région nouvelle en poursuivant un objectif commun: faire un théâtre sur mesure pour les gens dans leurs régions respectives. L'analyse qui suit juxtapose la démarche d'Yvon Barrette en Gaspésie à l'intervention de Brigitte Haentjens dans les communautés franco-ontariennes dans le but de relever, à travers les recoupements ou patterns dépistés, certains principes qui ont pu régir et conditionner les rapports entre la production et la réception du message théâtral, y compris les procédés artistiques attribuables à une esthétique de l'identité. Défi supplémentaire: ni Barrette, ni Haentjens ne sont natifs du territoire qu'ils veulent développer! Pour mieux cerner ces rapports complexes entre des identités individuelles et culturelles, entre des démarches de création et une esthétique orientée vers les codes que partagent l'artiste et son public, notre étude fait appel à une troisième perspective: celle de Martin Fournier, un acteur qui travaille sous la direction de Barrette et qui vient de milieu desservi par la Troupe du Haut Pays en Gaspésie.2

Les entrevues avec Fournier et Barrette portent sur la démarche artistique qui a mené au succès de leur spectacle Un village pour demain.3 Haentjens effectue un retour sur son expérience avec La Corvée, La Vieille 17 et Le Théâtre du Nouvel Ontario. Son entrevue fait référence à deux créations en particulier: La parole et la loi (1978-1979), et la première de Hawkesbury Blues (1982). L'analyse aborde ces entrevues comme des récits à déconstruire, préférant à cette fin l'optique d'une sémiotique de la communication en raison de la récurrence des réflexions sur la fonction anticipée des pratiques artistiques décrites, leur portée communicative, leur valeur esthétique et collective, et les normes artistiques et culturelles avec lesquelles ces équipes devaient composer. Plus précisément, l'étude prend appui sur le modèle de communication artistique proposé par Juri Lotman et sur le rôle primordial qu'il attribue aux parallèles structuraux entre texte et contexte (90). Par contre, une difficulté supplémentaire découle de ce choix. Conçu pour expliquer la communication artistique dans un milieu conventionnel où les structures sociales et artistiques existent déjà, le modèle de Lotman peut-il rendre compte d'une instance de création en milieu excentrique où l'infrastructure théâtrale est marginale?

Ce premier article cible les parallèles structuraux dans les récits des artistes. L'analyse porte sur les recoupements et les divergences entre leurs choix formels, sur leurs méthodes de travail et leurs partis pris esthétiques, de même que sur le type de réception recherché auprès du public. Trois catégories descriptives servent à regrouper ces éléments selon leur fonction dans le schéma communicatif. Le «moi artiste» et «l'interprète culturel» désignent respectivement les rôles de destinateur et de destinataire. Le premier fait référence à l'individualité unique de l'artiste qui, en créant, se crée par l'entremise de ses choix esthétiques dans un cheminement essentiellement ontologique (Parent et Millar 39-41). Le deuxième signifie la capacité et la volonté de l'artiste à articuler ou à déjouer l'horizon d'attente de son public dans son travail de création, à répondre ou à ne pas répondre à certains besoins vitaux d'une collectivité. La notion de «théâtralité,» définie dans son sens le plus large, désigne tout choix formel, asthétique, servant à rendre le message théâtral significatif pour un public (Parent 325).

I. «MOI ARTISTE»

L'analyse vise alors à repérer les parallèles structuraux entre les pratiques artistiques de l'équipe de Barrette en Gaspésie et celles des troupes dirigées par Haentjens auprès des francophones dans le Nord de l'Ontario. La comparaison de ces deux démarches autonomes, dans ces deux milieux culturels distincts, étonne d'abord par l'ampleur inattendue des recoupements entre les récits analysés et par la dominance des points de convergence entre les procédés de création et de communication, comparativement aux divergences individuelles. Les pratiques regroupées autour du «moi artiste» révèlent trois étapes d'un processus évolutif grâce auquel les artistes s'enracinent dans un contexte socioculturel à partir d'une oscillation entre identité et altérité.

1. La reconnaissance d'identité

Les trois artistes interrogés éprouvent d'abord une forte prise de conscience à la fois personnelle et professionnelle qui les amènent à s'identifier à un milieu précis pour créer et pour vivre, qu'ils y soient natifs ou non. Cet engagement et cet enracinement déclenchent et déterminent le travail de création subséquent. Barrette, diplômé de l'École nationale de théâtre en 1969, avait d'abord fait carrière à Montréal, au cinéma, au théâtre et à la télévision. Sa carrière l'a amené à Hollywood. Après vingt ans de pratique, un virage majeur est survenu. Il a décidé de s'installer à Matane, d'y vivre, d'y faire un théâtre: «J'ai vraiment senti mes racines ici. Je trouve ça magique ce coin ici.» Fournier a vécu ce même processus, mais à rebours. Tout comme Jules, le personnage qu'il incarne dans Un village pour demain, Fournier a d'abord quitté la ville de Matane en Gaspésie car il croyait son milieu incapable de lui offrir les moyens de se réaliser. Il a passé l'année 1993-1994 dans l'Ouest canadien, en Alberta, où il a participé à un projet de formation professionnelle en théâtre, en collaboration avec le Conservatoire d'art dramatique de Québec.4 Cette expérience l'a conscientisé face à ses propres valeurs et a mené à la redécouverte de son milieu natal: «Je me suis rendu compte que je pouvais dire les choses à ma manière.» De retour en Gaspésie, il a revu le metteur en scène Yvon Barrette qui, depuis trois ans, dirigeait la Troupe du Haut Pays: «Je me suis vite rendu compte que c'était exactement ce que je voulais, de la façon que je voulais le faire aussi.»

Dans les deux cas, le point de départ au processus créateur relève d'une identification profonde à un contexte socioculturel précis. Cette identification va de pair avec une distanciation préalable par rapport à son milieu natal que l'individu redécouvre, comme Fournier, ou qu'il renie en faveur d'un espace adoptif, comme Barrette. Le même phénomène se retrouve chez Brigitte Haentjens. Elle a quitté la France pour le Canada en 1977 avec l'intention d'y passer un an. Le Festival de Théâtre Action à Sturgeon Falls en 1978 a fourni un choc initial et représente le point tournant de sa carrière théâtrale. Elle a découvert une culture francophone mobilisée par l'urgence de dire et de se dire, et elle y a passé quinze ans. Comme Barrette, Haentjens a entrepris une intervention théâtrale dans un milieu qui n'était pas le sien. Elle recherchait un produit artistique à la fois rigoureusement professionnel et profondément représentatif de son public. Dans ces trois instances, la dynamique autour de l'antinomie identification/distanciation provoque le parallèle structural de base sous forme d'un coup de foudre par lequel s'opère une saisie intuitive du milieu et des possibilités qui lui sont inhérentes.

2. Une finalité ontologique

Dans les trois cas, le faire artistique se répercute sur l'être profond de l'individu. Fournier, le comédien, crée Jules, le personnage. En retour, ce personnage fait grandir l'acteur: «Mon personnage m'a transformé.» Le choix artistique d'Yvon Barrette représente un choix de vie: «Un village pour demain, c'est vraiment toute ma vie. Mon environnement personnel a changé. Cette expérience de création a tout changé.» De même, Haentjens dit avoir découvert sa propre voix artistique à travers la recherche d'une parole collective. En amenant une collectivité à se découvrir, l'artiste s'est découverte. Ainsi, les quinze ans passés auprès des francophones de l'Ontario représentent,

[...] un long chemin qui m'a permis de me mettre au monde comme artiste. C'est-à-dire que je suis passée tranquillement de la parole collective à la parole individuelle. J'ai une gratitude énorme vis-à-vis du peuple franco-ontarien, vis-à-vis des artistes franco-ontariens. Cette expérience m'a donné une grande permission de faire.

Cette identification mène ou prédispose ainsi à d'éventuels rapports de réciprocité: le «je» de l'artiste et le «vous» du public se transforment en «nous.» Par contre, l'expérience de Haentjens fait ressortir la qualité presque inconsciente de cette évolution ontologique: «J'avais comme un petit moteur dans le ventre qui m'animait, qui me poussait en avant, mais ce n'était pas du tout réfléchi.» Son récit illustre également de quelle façon la prise de conscience des valeurs sur lesquelles se bâtit un credo artistique au cours d'une carrière arrive parfois après coup.

Les catégories peircéennes de priméité, de secondéité et de tiercéité permettent de rendre compte de la dimension intuitive de ce phénomène (Fisch 262-267). Au niveau de la priméité ou de la sensation, les récits analysés démontrent de quelle façon la prise de parole théâtrale ressortie du choix d'un lieu, d'un contexte, et d'un milieu repose sur un dialogue implicite et intuitif entre le monde extérieur d'une communauté en particulier et l'univers intérieur de l'artiste. La réalité de ce milieu et les faits concrets qui lui sont inhérents servent, au plan de la secondéité, d'écran favorable à l'extériorisation recherchée par l'artiste. Une gestalt ou une saisie instinctive et profonde de ce milieu constitue ainsi la condition sine qua non de ce credo artistique qui s'articulera par la suite dans, et à travers, la tiercéité du signe théâtral. Dans ce sens, les choix artistiques deviennent déjà porteurs de signification et d'idéologie, non pas par rapport au message théâtral, mais à la métacommunication voulue avec un public précis.

Dans ce cas-ci, les trois artistes optent en partant pour un théâtre de création. Cette orientation s'explique en partie par leurs formations artistiques préalables, largement orientée vers l'improvisation. Plus fondamentalement, cependant, ce choix signale une vision commune de la fonction sociale de l'artiste, que Haentjens formule ainsi: «Nous sommes d'abord des créateurs et non pas des acteurs. Nous sommes des gens qui s'investissent, et non des gens qui subissent.» Le lien métacommunicatif entre salle et scène se définit autour de cette proposition et conditionne la réception des œuvres à venir. En assumant sa liberté individuelle et sa capacité de créer, chacun de ces artistes pose les paramètres du rapport voulu avec le public éventuel, qu'il aborde comme un partenaire, comme un co-créateur capable d'assumer son autonomie et ses pouvoirs de transformation. On peut alors se demander si l'ensemble du parcours artistique ressorti de cette prémisse trouve son corollaire dans le cheminement parallèle des communautés impliquées. En appuyant la démarche des artistes par sa participation aux représentations théâtrales, la communauté desservie acquiertelle une conscience grandissante d'elle-même à mesure que des textes oraux et écrits articulent les composantes latentes de cette icône autoréférentielle, cette image de soi qui définit, souvent intuitivement, ces «traits différentiels qu'elle se reconnaît et qu'elle souhaite voir reconnus par l'autre» (Francoeur 81)?

3. Les relations intersubjectives

Cette réciprocité embryonnaire, ce vécu assumé et partagé par les sujets de la communication, par l'artiste et le milieu adopté, ouvre la porte à des parallèles structuraux entre le travail de création envisagé, le vécu des artistes, et le vécu collectif des spectateurs. Barrette développe particulièrement ce parallèle comme fondement du premier niveau de signification du spectacle ou du produit ressorti du processus créateur et des stratégies communicatives qui se mettent en place. Il précise que le travail théâtral devient significatif pour les spectateurs dans la mesure où il l'est pour les comédiens. Réciproquement, pour que la création évoque ou fasse corps avec le macrocosme du milieu, l'équipe d'artistes qui y travaille devient en quelque sorte le microcosme de la culture desservie. L'implication artistique mène à un certain engagement social, c'est-à-dire une conscience des forces sociales qui conditionnent, pour le meilleur ou pour le pire, le devenir de la collectivité.

Les comédiens de la Troupe du Haut Pays vivent le «message»du spectacle dans le cadre de leur vie quotidienne hors scène. Fournier donne l'exemple de la scierie issue, à la suite de nombreuses difficultés, d'un mouvement coopératif dans sa région, scierie dans laquelle il a lui-même choisi d'investir: «Si mon personnage est capable de le faire, moi aussi.» En voulant enraciner le théâtre dans une région, l'artiste s'y enracine également, et s'intègre dans l'engrenage d'un contexte social et d'un système de valeurs précis.

Dans cette perspective, la participation de Barrette ajoute une dimension interculturelle à la problématique. Il n'est pas de Matane mais a choisi d'y vivre en tant qu'artiste, en dépit d'une carrière réussie à Montréal, afin de desservir cette «ligne de village» peu achalandée par l'industrie touristique, pour «donner aux gens le goût de s'exprimer et de faire ce qu'ils aiment, en toute simplicité.» Cette intègration de l'artiste à un lieu géographique par rapport à un eventuel théâtre de création théâtrale constitue un choix dramatique en soi. Il se place volontairement en marge des grands centres, du théâtre conventionnel et de cette «espèce de grosse machine qui fait vivre un très faible pourcentage d'acteurs.» De plus, la région adoptée se trouve économiquement défavorisée. Ensemble, le risque de l'individu et la situation socioéconomique de la collectivité constituent une mise en intrigue initiale (Ricoeur 66-104) pour le schéma narratif de l'éventuel spectacle.

Orienté déjà vers une approche alternative au travail théâtral, Yvon Barrette doit créer et former une troupe d'artistes sur place pour réaliser sa vision artistique. La saisie intuitive des possibilités de développement s'articule maintenant, au niveau de la secondéité, en faits, en gestes, et en actions. Contrairement au «star system,» Barrette bâtit un jeu d'ensemble avec ses apprentis comédiens qui découvrent comment «placer le spectacle au-dessus de leurs têtes et créer, de cette façon, quelque chose de magique.» Lorsqu'il est communiqué à d'autres, le concept du «moi artiste» provoque un effet multiplicateur.

L'approche collective de la Troupe du Haut Pays au travail théâtral se veut également significative au plan social: «C'est la même démarche. Puis c'est une démarche vers le retour à la simplicité: non plus viser une réussite personnelle, mais une qualité de vie pour tous les gens qui nous entourent.» En passant par l'organisation d'une troupe, le credo artistique de Barrette devient une réalité concrète. Inversement, cette réalité devient signe du credo qui l'alimente. Pour les comédiens, ce processus devient aussi porteur de signification et amorce les références idéologiques pour le texte scénique. Cette création se définit progressivement dans le concret par une démarche qui, en se communiquant, se prolonge et passe de l'individu au collectif. Le «je» d'un individu devient le «nous» d'une troupe. En même temps, cette approche permet à Barrette de surmonter le problème de ne pas être de la région puisque ses comédiens, dont Martin Fournier, y sont. Grâce à sa troupe, Barrette peut prendre le pouls de son public, et les problèmes de l'aliénation de l'artiste et de l'acceptation sociale se trouvent en grande partie atténués. Au lieu de voir de l'extérieur, en touriste, en «artiste invité,» en «spécialiste de théâtre,» Barrette démontre, par ses choix et son comportement, son intention véritable de rentrer dans la communauté pour créer à partir du point de vue culturel de cette région.

Cette intervention du metteur en scène/animateur ressemble à celle des romanciers qui alimentent l'écriture grâce à la collaboration des recherchistes. Avec la Troupe du Haut Pays, cette contribution ajoute à la sémiosis en cours et la contextualise en l'enracinant. Les acteurs incarnent leurs recherches et leurs observations dans le jeu. Cette intimité entre le vécu des comédiens et celui des spectateurs assure la toute première identification du public à une parole théâtrale qui pourrait tout aussi bien venir «de cousins qui vivent la même affaire qu'euxautres.» Le «nous» des artistes se fusionne alors au «nous» de la communauté. Le positionnement stratégique de la troupe face au travail théâtral et à la communauté prédispose déjà à la représentativité de la création, indépendamment de tout procédé de vraisemblance ou de traitement «réaliste» dans le texte. Le processus dialogique entre le «nous» des artistes et le «nous» de la collectivité lors du spectacle se trouve déjà en place, fondé sur la confirmation et la découverte mutuelles d'identités communes et respectives qui expliquent, par la suite, la croissance dialectique entre l'évolution du milieu et celle de l'artiste.

La création culturelle commence lorsque l'artiste capte au plan de la priméité, de l'intuition, une correspondance entre ses aspirations artistiques et le non-dit collectif d'un milieu, ses besoins, et ses attentes latentes. La valorisation du non-verbal et du non-dit comme source première de la prise de parole individuelle et collective situe le travail de création au cœur de la problématique culturelle de ce milieu et lui confère une signification première par rapport à la fonction socioculturelle assumée par l'artiste: celle de dire, de nommer, de représenter. Plus la pression de ce non-dit se fait sentir, comme refoulement, comme transgression à éviter, plus le besoin culturel qui le motive risque d'être important.

Les actions culturelles entreprises par Barrette en milieu régional au Québec et celle de Haentjens auprès des Franco-Ontariens comportent ainsi de nombreuses ressemblances. La relation établie avec leurs publics respectifs se trouve d'abord déterminée par celle que les artistes développent entre eux. Comme Barrette, Haentjens entreprend le travail de création à partir de «la recherche en équipe. Un mode de fonctionnement hiérarchique n'est pas un fonctionnement qui permet l'épanouissement de l'individu.» En plus, elle indique de quelle façon l'élan d'un mouvement social a amplifié l'action individuelle et collective de ses artistes:

Le Théâtre du Nouvel-Ontario, 1988. Le Chien par Jean Marc Dalpé. Mise en scène par Brigitte Haentjens. De gauche à droite: Marthe Turgeon et Roy Dupuis.
Photo: Jeanguy Thibodeau.

On avait l'impression d'inventer un monde, d'avoir tout devant nous, d'avoir un immense espace à bâtir. Il y avait une grande joie. Je dirais aussi un grand sentiment d'utilité publique et une ivresse extraordinaire, un sentiment très fort de famille avec les gens créateurs de l'Ontario.

Cette volonté commune qui unit plusieurs artistes autour d'un parti pris leur assure, en dernière analyse, un sens d'identité et d'appartenance qui devient ensuite le point de départ des liens de complicité tissés avec le public. Ce type d'orientation évite également la prétention «d'apporter de l'art à une population,» surtout lorsque le projet de création vise à répondre aux besoins de milieux culturels défavorisés, privés de moyens légitimes d'expression face à euxmêmes et à d'autres communautés.

Dans ce contexte, les artistes doivent être particulièrement habiles à reconnaître les indices de culture d'un milieu où les apparences sont trompeuses. Sous la pression de normes sociales de la culture dominante, une grande partie de la vitalité ethnolinguistique de la culture dominée, la «non-culture,» demeure refoulée (Ivanon et al. 127). La dichotomie culture/«non-culture»se manifeste particulièrement dans le rapport entre le dit et le non-dit, entre le verbal et le non-verbal, d'où l'aiguisement de l'intuition et de la sensibilité de l'artiste pour ce que Haentjens appelle «nommer l'inconnu.»

II. L'INTERPRÈTE CULTUREL

La dimension ontologique du «moi artiste» débouche sur l'impératif du faire, pas au plan de la performance mais au niveau du rapport communicatif entre les artistes et le milieu, c'est-à-dire la métacommunication. L'artiste doit faire preuve de compétence communicative, d'une capacité à interpréter la culture en fonction des normes et des besoins collectifs englobants et profondément enracinées du milieu de façon à structurer une expérience esthétique syntonisée sur cet horizon d'attentes latentes. Pour établir ce lien dialogique authentique avec le public visé, le comédien doit pouvoir, et vouloir, s'identifier à une réalité extérieure, et y voir les reflets du monde intérieur qu'il cherche à évoquer. En d'autres mots, pour qu'il «parle»au milieu, ce milieu doit lui «parler.» L'esthétique de l'identité n'accorde pas la priorité à la virtuosité et laisse peu de place à l'opportunisme. Pas question non plus de «parachuter» un spectacle gratuitement dans un contexte pour rentabiliser une tournée en région. Au contraire, les récits de vie des artistes, ainsi que ceux des gens à qui ils s'adressent, contiennent déjà la matière première de la représentation théâtrale en voie de création. La recherche de soi et de son art mène à la rencontre de l'autre, des autres. La poétique du spectacle trouve ici sa genèse dans la transposition théâtrale des référents culturels connus et partagés.

4. Le faire communicatif

Le spectacle Un village pour demain est fait sur mesure pour les villages en région au Québec, particulièrement ceux de la Gaspésie. Il y a enracinement du message théâtral dans une relation communicative précise, où le temps et l'espace de la fiction doublent le temps et l'espace de la vie communautaire. Cet ancrage se transforme en moteur dramatique. Le vrai confiit n'est pas fabriqué dans l'intrigue du microcosme scénique; il est vécu, omniprésent dans le macrocosme de chaque village: taux de chômage élevé, fermetures d'entreprises importantes, démobilisation de la population, peu d'aide à l'emploi. La finalité du spectacle vise un renversement des rôles communicatifs. L'originalité et la valeur de la création ne proviennent pas de la mise en valeur de la prise de parole de l'artiste, car l'objectif consiste à amener le public à découvrir et à assumer la sienne. La catharsis ne relève pas des «mots dits» mais des «mots entendus,» des compétences d'écoute dont la troupe fait preuve par rapport à des collectivités sans voix. Comme l'indique Fournier, les artistes apprennent à devenir l'oreille du public:

Notre rôle auprès du public, c'est de l'écouter, de toujours être à l'écoute, de toujours avoir cet échange-là. Et ça fait du bien aux gens de voir un spectacle qui leur ressemble, qui les prend en considération, de voir des comédiens qui ne sont pas audessus d'eux.

La Troupe du Haut Pays continue ce processus par une animation après le spectacle. Par la prise de parole ainsi déclenchée, le public continue l'histoire dramatisée et commence peut-être à prendre en main la sienne, hors scène. L'expérience théâtrale veut déclencher et stimuler la créativité des spectateurs pour possiblement stimuler l'amélioration de la qualité de vie en région. L'ancrage du spectacle dans une problématique régionale n'enlève pas pour autant sa portée dite «universelle.» Joué pour des gens du Nicaragua, du Guatemala, où la troupe a été invitée, Un village pour demain démontre, une fois de plus, que la concrétisation spatio-temporelle de l'événement dramatique n'exclut pas la communication avec d'autres publics et d'autres cultures marginalisés; plutôt, elle la favorise.

L'intervention artistique de Haentjens nous renseigne sur l'influence que peuvent exercer les rapports entre cultures «minoritaire»5 et «majoritaire» dans une esthétique d'identité. La situation d'infériorité numérique de la francophonie ontarienne et la discrimination sociale systémique subie agissent, dans son cas, comme catalyseurs à la création. Le statut de non-culture, caractérisé souvent par le chaos et par le manque de structures appropriées, génère un grand besoin d'expression et de création, besoins vitaux auxquels les artistes de toutes les disciplines, dont ceux du théâtre, ont cherché à répondre à ce moment-là: «D'abord, on était touché par l'oppression, pas parce qu'on avait une grille socialiste, mais parce qu'on voulait vraiment parler des mineurs, pas des bourgeois.» Dans ce processus, le fait d'être Française, d'avoir vécu sa langue et sa culture dans un contexte «majoritaire,» s'avère un avantage.

Ne s'étant jamais sentie diminuée par rapport à sa langue et à sa culture, le droit d'exister en français va de soi pour Haentjens. Il lui est alors facile d'entrer dans la lutte des Franco-Ontariens. Sa réflexion sur cet engagement démontre le rôle primordial, vital, que joue l'attitude de l'artiste. La qualité de la communication salle/scène dans ce contexte de création culturelle se trouve déterminée d'abord par le rapport voulu et entretenu au plan de la métacommunication, le mode d'être ressenti et désiré avant même la prise de parole: «C'est très, très important dans l'attitude générale. En fait, j'étais baveuse, extrêmement baveuse. J'étais arrogante même.» Dans ce cas-ci, l'attitude prend une forme agressive, poussée par l'urgence de dire et de faire dans le milieu choisi.

5. La structuration de l'échange

Comme des cercles concentriques qui se rétrécissent progressivement, la fusion entre l'identité de la compagnie artistique et celle du milieu se concrétise à travers une série d'interventions de plus en plus ciblées et précises. La façon systématique et consciente par laquelle la Troupe du Haut Pays établit le contact avec une nouvelle communauté provient de la valeur qu'elle accorde à un processus d'apprivoisement réciproque par lequel le comportement des artistes dans le milieu hôte encadre déjà la signification textuelle du spectacle. Cette signification se communique à travers le mode d'être et de faire de la troupe avant même de monter sur les planches, une signification qui valorise d'abord et avant tout la relation entre les artistes et les gens de la région. L'intervention privilégie les rapports interpersonnels hors scène avant et après le spectacle et accentue ainsi la création d'une métacommunication entre les futurs participants à l'événement théâtral. Le temps de l'intervention théâtrale ne se limite pas, alors, au moment de la représentation. Le rapport métacommunicatif voulu par les artistes avec la population de la région se réalise à travers un rapport dialogique, une interaction qui illustre et qui fait la démonstration implicite des valeurs véhiculées par le spectacle. Les attitudes et les gestes de la troupe communiquent par ostension quatre valeurs consciemment articulées dans le credo collectif de la troupe: égalité, complicité, partage, et solidarité.

Par contre, pour Haentjens, ce sentiment de culture et d'identité à articuler, à extérioriser en signes, se trouve davantage qualifié par la compréhension que cette culture n'était pas celle des artistes mais celle de la collectivité, que cette culture est autonome et qu'elle existe préalablement à toute expression qui tente d'en articuler la spécificité: «la culture n'a pas besoin de nous mais [...] c'est quand même extraordinaire. C'est comme si on bâtissait un pays.» Avant de penser au traitement artistique d'un spectacle comme tel, il faut d'abord développer des stratégies qui permettent de nouer des rapports significatifs avec ce public et ses besoins: «L'esthétique théâtrale n'était pas très importante. C'est vraiment le contenu et l'accès des gens à ce contenu.» Les stratégies élaborées, telles le séjour sur place, l'apport de l'histoire orale, les entrevues avec les gens, et le travail d'observation, caractérisent généralement les pratiques de ces troupes engagées dans le théâtre de création et d'improvisation (Bessai 6365). Haentjens signale la valeur des activités qui permettent le contact émotif et direct avec le public éventuel et avec les jeunes artistes du milieu. À cette fin, l'animation et les ateliers de formation s'avèrent particulièrement efficaces puisque ces activités prédisposent à la création de réseaux: «C'est à la fois de toucher des individus et de les toucher par le biais d'un spectacle ou les toucher par le contact avec un artiste lors d'un atelier ou d'une rencontre.»

Haentjens constate néanmoins le caractère incomplet de telles stratégies à cause du contrôle exercé par l'élite sur l'expression culturelle d'un milieu: «C'est que malheureusement, on n'avait pas accès au peuple autant que l'on voulait.» L'orientation vers un théâtre véritablement «populaire» place Haentjens et ses artistes en situation de confrontation avec les structures de pouvoir dans la région. Ses interventions se trouvent bloquées par l'élite francophone, les «embourgeoisés de la cause» et de leurs organismes de développement, d'où l'inaccessibilité au «vrai monde.» Elle dit avoir découvert, tardivement, qu'il n'y avait pas une communauté francoontarienne, mais plutôt le peuple et l'élite qui, à cette époque, était particulièrement conservatrice: «Dans le fond, [les membres de l'élite] ne voulaient pas de changement dans la communauté francoontarienne. Ça, c'est un autre problème. C'est-à-dire que l'élite a intérêt à maintenir la masse opprimée.» Cette orientation du travail théâtral vers le petit peuple, les ouvriers surtout, et ces rapports d'oppression que les artistes voyaient dans le milieu, ont donné une connotation politique et socialiste au travail de création, aliénant ainsi les artistes d'une partie du public: «On commençait à rebiffer par rapport à notre approche.»

Le manque d'accès à la communauté qu'elle voulait rejoindre constitue pour Haentjens «la déception, la chose la plus difficile à avaler.» Elle n'y voit qu'une solution possible: «travailler dans la communauté.» Avec ce propos, les projets artistiques de Haentjens et de Barrette se recoupent de nouveau: pour savoir et pouvoir parler d'un milieu, il faut y travailler. Il faut y vivre. Surtout, il faut en avoir assumé le drame, la mise en intrigue collective d'un temps et d'un espace.

6. La structuration du spectacle

La théâtralité du spectacle comme tel nécessite ainsi un cadre qui puisse permettre au public de décoder le lien entre les rapports tissés par les artistes avec le milieu et la relation communicative visée par leur spectacle. Cette frontière entre réalité et fiction, entre vécu et expression artistique, se définit par l'attention accordée aux signes du début et de la fin de la représentation théâtrale. Pour Yvon Barrette et ses comédiens, l'arrivée au village et la logistique de l'hébergement présentent déjà aux artistes l'occasion de développer, à travers leur mode de comportement, le type d'échange voulu. Tout devient prétexte à la manifestation de cette intentionnalité. Le soir du spectacle, les comédiens accueillent le public à la porte et montent le décor pendant que la salle se remplit, au point où parfois les spectateurs se demandent: «À quelle heure les comédiens vontils arriver?» Après la représentation, l'animation boucle le processus communicatif en donnant la parole aux spectateurs, non seulement à l'oral mais aussi par écrit. Cette rétroaction clôt la dynamique communicative de l'événement dramatique en tant que tel.

Ce type de complicité est d'autant plus important que la transgression du nondit dans une communauté risque de placer l'artistecréateur en situation de conflit avec les agents et les structures de pouvoir dont la fonction consiste précisément à maintenir en place cette interdiction à la parole. Inversement, l'expérience de Haentjens lui démontre jusqu'à quel point le théâtre, par la nature même des fictions qu'il dramatise, peut devenir ce lieu privilégié où lever le voile sur les réalités enfouies d'un milieu. Le fait que cette expression se fasse sous l'égide du «si» d'un récit rend le processus plus acceptable émotivement et socialement. Le message obéit aux normes tout en ayant le potentiel de défier les limites à l'expression et d'évoquer les possibles dans l'imaginaire de son public. L'art peut ainsi servir de soupape saine à la pression exercée par le non-dit, particulièrement dans une situation où les besoins vitaux d'une culture, et des individus qui s'y trouvent, sont négligés: «C'était vraiment du domaine les yeux pleins d'eau, une forme de gratitude d'avoir nommé. Par exemple, nommer la douleur. Ça reste tellement mystérieux pour moi ce domaine-là.»

Ces artistes n'apportent pas le théâtre à une région. Ils l'enracinent dans un milieu et le créent sur mesure. Ils veulent faire éclater le théâtre qui s'y trouve déjà, à l'état latent. Dans le théâtre de création, il n'y a pas de prêt à porter. De ce processus provient l'unicité même et la valeur du produit artistique qui en ressort. Conséquemment, les mandats qu'ils partagent avec leurs troupes respectives se ressemblent étroitement par la fonction sociale assumée dans et pour un milieu. Pour Barrette, la nature publique et collective du spectacle sert à rompre la solitude entre les gens. Haentjens fait référence à un théâtre qui décloisonne:

[...] un théâtre qui rend les gens plus humains, qui brise les cloisons qui existent entre les individus qui assistent au spectacle, un théâtre qui donne accès à l'autre. Que ce soit par l'émotion, par le rire ou par la parole qui peut être partagée avec la collectivité qui assiste au spectacle.

Ce décloisonnement ouvre véritablement la porte à l'échange et à un rapport de réciprocité qui permet aux artistes et aux spectateurs de devenir tour à tour créateurs et observateurs: «Tout d'un coup les spécialités sont brisées. La spécialité d'être un public ou d'être un artiste, un acteur, bref tout ce qui fait qu'on est tout seul.» En somme, ces deux directeurs se font écho dans leur quête d'un théâtre qui, dans les mots de Barrette, «dans le fond, n'en a pas l'air.»

III. LA THÉÂTRALITÉ

Le spectacle sert à communiquer la prise de conscience initiale de l'artiste au public pour que ce dernier se l'approprie. La fonction de l'expérience théâtrale consiste alors à provoquer un renversement de rôles par l'entremise de cette prise de conscience pour que la fin de l'expérience artistique fasse clairement référence à une création collective plus grande. La dominance de la norme esthétique dans ce processus vise l'excellence professionnelle puisque dans la hiérarchie des valeurs, il ne semble pas question de subordonner le travail théâtral à un «message social.» Par contre, la valeur du spectacle en tant que performance se définit en fonction de sa capacité de contribuer à l'évolution d'un milieu par l'entremise d'une expérience artistique puissamment vécue et dont le public demeure, en dernier lieu, juge ultime.

Le travail théâtral de Haentjens vise à encadrer l'expérience théâtrale pour provoquer une rencontre permettant «autant aux acteurs qu'au public de trouver l'enfance.» Sa démarche et celle de Barrette se complètent puisqu'ils recherchent essentiellement le même but. Pour y parvenir, ils partent aussi du même point. Pour eux, la signification ou la portée sociale et esthétique du spectacle à créer relève d'abord du rapport voulu et entretenu par les artistes envers le public, ce que Haentjens appelle «l'attitude.» La crédibilité et l'acceptation de l'artiste dans le milieu constituent l'impératif préalable à sa crédibilité sur scène. Le comportement communicatif de l'acteur hors scène doit se doter d'une qualité, d'une authenticité propice à attirer l'attention et la confiance du spectateur éventuel. Le milieu minoritaire ou désavantagé se caractérise souvent par l'absence de structures sociales auxquelles greffer les structures de création artistique. Il semblerait que la mobilité de la structure théâtrale (Honzl) s'adapte et compense cette situation en accordant une importance accrue à la métacommunication préalable et indispensable à la réception du message. «L'attitude» et les stratégies d'animation élaborées par ces artistes constituent de véritables perches visant à signaler une volonté de complicité avec les communautés auxquelles ils s'adressent.

7. L'encadrement du spectacle

La Troupe du Haut Pays appuie la portée significative de sa démarche sur la fonction sociale qu'elle s'accorde auprès du public. Selon Martin Fournier, l'important consiste à toucher les gens «dans ce qu'ils sont, dans leurs racines» et d'éveiller chez eux les qualités et les valeurs qui, dans le passé, ont assuré la survie de la collectivité: «Il y a beaucoup de sortes de théâtre, mais les gens ne se reconnaissent pas nécessairement dans les personnages. Tandis que là, avec Un village pour demain, les gens disent,"Merci de m'avoir joué."»

Cette finalité n'implique pas pour autant un mimétisme simpliste, un traitement «tranche de vie» ou un discours idéologique. La charge sémantique véhiculée par ce spectacle demeure subordonnée aux impératifs du traitement dramatique et de l'expérience artistique. Pour que s'accomplisse la fonction dite idéologique de la représentation théâtrale, la catharsis passe impérativement par la fonction esthétique qui se spécifie en création de significations nouvelles: «C'est un théâtre qui redonne aux gens le goût, le droit de rêver parce qu'on leur rend ce droit-là.»

Photo grâce auThéâtre du Haut Pays.

Sens nouveau ou renouvellement du sens existant, cette expérience se situe, tant pour les artistes que pour le public, dans un revirement du réel par l'imaginaire, dans la violation momentanée des tabous et des interdits à l'expression pour libérer la puissance émotive que peut provoquer la représentation scénique d'un vécu collectif. Que cette représentation soit reconnue et acceptée comme telle constitue la confirmation de l'identité recherchée et ressentie. Si ce passage du nondit au dit comporte un risque accru dans le contexte minoritaire, si les rapports interpersonnels y jouent généralement un rôle plus important que dans l'anonymat des grands centres urbains, si la vulnérabilité ressentie par la minorité face aux représailles éventuelles de la majorité intensifie cette peur, l'art trouve ici son arme la plus puissante dans sa propre autonomie. En d'autres mots, le dépassement des contraintes fixées sur l'expression culturelle par les instances du pouvoir s'effectue grâce à la nature même de la communication esthétique. Par exemple, Haentjens cadre la représentation théâtrale en rapport avec la langue parlée du milieu populaire. De plus, elle aligne le traitement proposé en rapport avec l'oralité de cette culture en raison de la «grande tradition de conteur en Ontario, comme probablement dans tous les pays minoritaires, puisque la transmission de la langue est orale.»

8. L'entropie et la valeur culturelle

La métacommunication tissée entre la troupe et le milieu hors scène n'agit pas seulement avant et après le spectacle. Son effet structurant se poursuit durant le temps de la représentation, car elle a déjà conditionné l'interprétation que se fera le public de cette performance. Le spectacle concrétise davantage le code de valeurs déjà manifesté dans le comportement des comédiens.

Dans Un village pour demain, le dispositif scénique traduit au plan de la scénographie cette recherche d'égalité présente dans les rencontres préalables au spectacle. Le plateau ne fait qu'un pied de haut. Le spectateur se trouve placé très près de l'aire du jeu: «Ils n'ont jamais vu des acteurs aussi proches. C'est ça qu'on travaille: être des êtres humains. Tout est ouvert.» Une petite scène, d'un diamètre de douze pieds, traduit cette volonté de ramener le théâtre à une dimension humaine, de créer un rapprochement propice à l'échange et à une atmosphère de complicité. La scène en rond, dépouillée, donne l'effet de rituel, de sacré. L'événement dramatique peut commencer.

La mise en scène de Barrette est plutôt la mise en spectacle d'un événement. Le drame véritable provient du fait qu'une communauté se trouve placée en situation de communication par rapport à elle-même et à son avenir. La qualité égalitaire recherchée dans le rapport métacommunicatif devient plus explicite. Sa fonction consiste à ouvrir la voie à la complicité et à l'échange. Déjà, les valeurs du credo de la troupe ainsi que les parallèles entre le texte dramatique et le vécu personnel des comédiens dotent l'espace scénique d'une puissante charge sémantique: «La qualité de l'équipe que j'ai, c'est la clé de cette pièce-là. On n'a pas besoin de parler. On arrive les six, un à côté de l'autre sur scène. Puis les gens savent qu'il va se passer quelque chose.» Le travail préalable dans l'étape du «moi artiste» se concrétise maintenant dans un jeu d'ensemble de qualité pour consolider le processus d'identification. Barrette définit son esthétique théâtrale comme la recherche d'un théâtre qui se masque pour mieux démasquer: «J'enlève les masques. J'amène les gens qui travaillent avec moi à ne plus jouer, à vivre les choses simplement. Cela étonne. Les gens me disent après, "On n'a jamais vu ça!"»

Yvon Barrette attribue le succès du spectacle Un village pour demain au potentiel communicatif du jeu de l'acteur, à sa capacité d'évoquer et de représenter un vécu collectif par l'entremise de l'authenticité des personnages présentés sur scène:

Je pense que je n'ai jamais rien fait avant cette expérience-là qui m'a amené aussi près des gens. Ils sont chez eux. Ce qu'ils voient sur scène, ça pourrait se passer dans leur cuisine ou ça s'est passé dans leur cuisine. Il y a cette intimité-là qui est créée tout de suite.

Les histoires que vivent les personnages ne sont que trop connues du public qui y voit des réalités qu'il aurait préféré oublier or refouler. Le fait de voir ces drames transposés sur scène constitue cependant en soi une valorisation du vécu en question. Confirmé dans son être individuel et collectif, le spectateur définit sa propre interprétation du spectacle, une signification pour lui, pour sa vie. La confirmation d'identité devient une prise de conscience, essentiellement la même que la troupe avait vécue dans son propre cheminement.

La signification du spectacle jaillit de ce nouveau contexte, de ce parallèle qui se révèle enter l'histoire de la troupe et celle du public: tout comme les comédiens se sont serrés les coudes pour créer, la communauté peut puiser dans ses ressources pour améliorer sa qualité de vie. Le parcours représenté dans le microcosme scénique vise à éveiller la volonté et la capacité d'agir de la collectivité. Barrette constate ainsi la réalisation de ses objectifs artistiques. La représentation théâtrale devient le signe de ses propres signes (Bogatyrev): «On est une preuve vivante que c'est possible.»

Ce parallèle passe d'abord par l'intégration de la vision du «moi artiste» au savoir-être et au savoir-faire de l'interprète culturel du milieu. Le spectacle devient la consommation de cette intuition première de l'artiste à l'égard des possibilités de création inhérentes au milieu. Ensuite, la communication de cette sensation primaire à travers les structures de la représentation cherche à provoquer une prise de conscience semblable chez le public quant au potentiel d'une région qui, en dépit de problèmes socio-économiques, «offre de l'espace pour créer.» Le signe théâtral joue alors le rôle d'intermédiaire entre un destinateur et un destinataire qui peuvent maintenant changer de rôles et échanger sur ce drame dans lequel leur enracinement géographique les engage mutuellement. Une création en appelle une autre. Celle de la troupe se veut évocatrice d'une prochaine, plus grande et plus importante de la part de la communauté.

Le ton n'est pas didactique. Préférant la qualité d'être avant tout, la démarche de Barrette recherche plutôt les fondements anthropologiques de la situation présentée: «On parle d'êtres humains qui ont besoin de se serrer les coudes, qui doivent le faire s'ils veulent s'en sortir. Puis, ça, c'est à la grandeur de la planète.» Le spectacle évoque tous les villages du monde.

La complicité créée par les nombreux parallèles entre scène et salle durant la représentation prépare la prochaine et dernière étape de l'intervention. La période d'animation apporte une contrepartie dialogique à la dramatisation qui vient de se terminer. Les comédiens, en ayant communiqué leur vécu, veulent amener le spectateur à prendre conscience du sien et à le partager. L'intentionnalité de l'événement dramatique ne se trouve pas dans le texte mais provient plutôt de l'expérience d'un décloisonnement entre individus dans le contexte de communautés qui ont peut-être arrêté de se parler, aux prises avec l'effet démoralisant de la dépression économique et des problèmes familiaux et personnels qui en découlent. Il s'agit d'un dialogue qui n'est pas gagné d'avance, ni facile à entamer et à maintenir, d'où l'importance stratégique des bases posées au préalable pour établir ce climat de confiance et de transparence. Le dénouement véritable du drame évoqué ne se trouve pas dans le texte mais dans une action future que la fiction évoque dans une progression de l'être au faire, en passant par le dire d'une parole assumée, découverte.

Contrairement au théâtre «engagé» qui a souvent caractérisé l'époque de la création collective (Bessai 1537), la Troupe du Haut Pays n'utilise pas la représentation d'un problème social comme prétexte à une solution idéologique préconçue. La solidarité envisagée par les comédiens se définit en rapport avec les normes et les valeurs du milieu. En s'appuyant sur les manifestations de solidarité dans la collectivité, les artistes axent leur intervention sur une des trois grandes fonctions culturelles de modèle de Lotman6: le programme d'action (Ivanov et al. 143). Ce faisant, les comédiens renvoient au milieu les signes de sa propre culture.

Selon Barrette, la valeur opératoire de la démarche vient du fait que le spectacle et toutes les activités d'animation qui l'entourent répondent à un besoin fondamental, primaire, chez le public aux plans de la communication et de la confirmation d'identité: «Ils sortent de la salle. Ils n'ont pas besoin de se demander ce qu'ils on vu. Ils ont tout compris. Puis ils se sont reconnus. Cela leur donne le goût de continuer ce qu'ils avaient commencé ou de démarrer quelque chose.» La démarche crée une atmosphère propice à la parole pour ensuite faire éclater les mots que les spectateurs portent en eux.

Optique semble chez Haentjens, pour qui la vérité du jeu théâtral passe aussi par le corps du comédien. Utilisé dans un contexte minoritaire ou socialement désavantagé, ce principe donne lieu à des parallèles puissants entre le non-verbal de l'artiste sur scène et le non-dit ou le mode d'être d'une collectivité. Dans ce sens, les méthodes de travail de Haentjens rejoignent celles de Barrette. Au plan de la mise en scène, les deux visent à pousser le travail corporel du comédien au-delà de la simple création de personnages. Haentjens se dit fascinée par la façon dont se transforme le corps de l'acteur dans et à travers son rôle d'intermédiaire entre le public et l'univers fictif: «Il y a la notion d'un corps offert, offert au public, qui sert de véhicule à la parole et que sert de résonance au public. Donc je pense que formellement ça jouait beaucoup ce rapport-là.» L'expérience de Haentjens lui montre également le parallèle étroit entre la confirmation de l'identité d'un public et le passage du non-dit au dit, de l'invisible au visible: «Un des syndromes du sentiment de minorité c'est justement l'invisibilité. Faire un théâtre qui parle des gens, qui les rend visibles, c'est leur donner une identité.» Cette réflexion cerne, à notre avis, un des principaux ressorts du développement culturel par l'entremise d'un art.

9. L'échange et la performance

En dépit de ces préparatifs, la communication théâtrale passe nécessairement par le creuset du spectacle et demeure soumise à des normes esthétiques, à l'impératif de la performance. Dans ce sens, il est réducteur et simpliste d'associer un mandat culturel et identitaire à un théâtre de type «communautaire» ou à la démarche idéologique d'un théâtre «à drapeau.» Pour La Troupe du Haut Pays, comme pour Haentjens et ses équipes, l'intervention représente en premier lieu une question de pratique professionnelle. Dans ce contexte, la dominance de la norme esthétique sur toute norme socioculturelle constitue la condition sine qua non de leurs approches. Comme l'indique Haentjens, ce parti pris quant à la fonction et à la valeur signalétiques du texte artistique (Lotman et Pjatigorskij 205) acquiert une importance accrue en «milieu minoritaire» où s'impose, peut-être encore plus qu'ailleurs, l'impératif de l'excellence: «Je me rappelle avant c'était très très important d'être très, très bon. Il fallait que ça soit un jeu vrai. Et ce jeu était d'abord un jeu physique.»

Cette valorisation du corps signifiant de l'acteur signale l'apport du métier et les multiples influences artistiques par lesquels l'artiste réalise l'écriture scénique d'un vécu collectif. Haetjens évoque sa propre recherche artistique et une formation professionnelle axée sur les procédés de poétique corporelle que «finalement Lecoq a révélés mais qui appartiennent à ce que je suis.» Ainsi, l'expression théâtrale d'une identité collective n'oblige pas nécessairement au réalisme mais, au contraire, ouvre la porte à divers traitements spécialisés, mettant au défi les ressources même de l'art. Selon Haentjens, cette poéticité théâtrale, commencée dans la vérité du jeu d'acteur, part de son ancrage dans le récit de vie et l'observation pour en effectuer la transposition artistique dans l'espace, les rythmes, et la dynamique d'un univers théâtral particulier. Au fur et à mesure que le spectacle se définit, un univers fictif se précise sur un arrière-plan de genres dramatiques: «Les styles de jeu qu'on empruntait, qu'on avait appris chez Lecoq (le clown, la commedia et tout ça) ont, en fait, beaucoup à faire avec le conteur. C'est comme si on y retrouvait les racines même du théâtre.» Plus le spectacle trouve ses racines, ses références dans le réel ou dans ce qu'on pourrait appeler le langage des choses, plus alors les diverses transpositions deviennent possibles. Du réalisme le plus minutieux au théâtre de l'absurde, la signification de ces traitements provient de la contextualisation du spectacle dans le temps et dans l'espace d'une collectivité. Ainsi, le rire provoqué par le jeu d'un clown éveille la reconnaissance en soi, et chez l'autre, du visible représenté. Par l'entremise de cette reconnaissance, une collectivité peut trouver la confirmation de son mode d'être, ses folies, ses drames, et souffrances. Elle comprend que ses récits ressemblent aux comédies et aux tragédies d'autres communautés. Le genre constitue ainsi un moyen d'essentialiser et d'universaliser un vécu. Le comédien se détache du type psychologique ou réaliste pour descendre en profondeur vers l'archétype. Dans tout ce parcours, l'expérience théâtrale devient son propre message et comporte sa propre raison d'être dans les modèles qu'elle présente de l'imaginaire humain et, en bout de ligne, dans les significations qui s'y rattachent.

Dans l'ensemble, les pratiques dépistées au cours de cette analyse révèlent une intentionnalité sous-jacente cohérente et consciente chez les artistes à rechercher des points de repère ou des parallèles entre les structures textuelles de leurs créations et les référents extratextuels du milieu. Au-delà des positionnements idéologiques et historiques qu'elles véhiculent et exemplifient (Beddows 64-65), ces approches théâtrales constituent d'abord et avant tout des démarches de communication qui auraient pu servir aussi à véhiculer d'autres idéologies dans d'autres types de contextes. Chaque étape du parcours décrit accentue les rapports entre le produit en développement et des besoins collectifs précis, intégrant les parallèles structuraux à tous les niveaux de l'écriture scénique. Les procédés regroupés dans les catégories descriptives du «moi artiste» et de «l'interprète culturel» établissent une réciprocité initiale entre le «vouloirêtre» et le «savoir-être» dans les relations intersubjectives que tissent les artistes avec le public. Au fur et à mesure que les points de convergence se définissent et se concrétisent entre ces vécus respectifs, l'apprivoisement intuitivement ressenti s'extériorise en gestes, en parole, en signe. Même processus autour des centres névralgiques de la vie collective, c'est-à-dire les normes et les valeurs propres à ce milieu. Les artistes cadrent ainsi la dramatisation dans une perspective commune qui aligne le point de vue de la collectivité au leur dans l'encodage et le décodage du spectacle.

On retrouve essentiellement ce même procédé de double focalisation dans d'autres spectacles du même genre:

One of the greatest of Theatre Passe Muraille's accomplishments in The Farm Show was the achievement of this double audience perspective through its manner of addressing both an immediate and an extended audience. (Bessai 67)

Dans un cas comme dans l'autre, les artistes investissent et s'investissent dans le développement d'un rapport authentique avec le milieu au plan de la métacommunication comme préalable indispensable à l'écriture du spectacle:

The company shows itself establishing contact with its audience and gradually assuming that community's point of view. By the end of the first act, with its goodwill and common interests assured, the collective can indulge in this myth-making fun from an inside perspective. (Bessai 67)

La compétence artistique dont l'équipe de production doit faire preuve dans sa performance ressort de cette rencontre entre le savoir-faire du milieu et celui des artistes qui, par l'ostension propre à la communication théâtrale, incarnent et reflètent le milieu à lui-même, tout en le transformant symboliquement par l'interprétation qu'ils en font et qu'ils soumettent au jugement collectif des spectateurs. Ces démarches révèlent alors que les parallèles structuraux se situent non seulement dans les rapports entre le texte et le contexte mais aussi dans les rapports entre les sujets de la situation de communication au plan de la métacommunication. L'intentionnalité n'est pas seulement textuelle; elle est comportementale. En d'autres mots, la confirmation d'identité dans le rapport métacommunicatif prépare et conditionne la réception voulue du spectacle.

Démarche ou stratégie vitale pour un théâtre embryonnaire dans un territoire vierge, ces procédés artistiques tirent leur valeur opératoire des principes communicatifs qui les sous-tendent et qu'ils mettent en relief, particulièrement par rapport à la dimension pragmatique de la communication humaine. Dans la lignée des travaux de Gregory Bateson, le modèle de Palo Alto démontre «que toute communication suppose un engagement et définit une relation [...] qu'une communication ne se borne pas à transmettre une information, mais induit en même temps un comportement» (Watzlawick et al. 49). De plus, le type de relation établie conditionne profondément la réception du message. Des relations répertoriées, la confirmation d'identité ressort comme la plus essentielle, la plus fondamentale au développement individuel et collectif:

[...] si elle n'avait ce pouvoir de confirmer un être dans son identité, la communication humaine n'aurait guère débordé les frontières très limitées des changes indispensables à la protection et à la survie de l'être humain [...] l'homme a besoin de communiquer avec autrui pour parvenir à la conscience de lui-même. (84)

A ce sujet, Martin Buber conclut que:

La base de la vie de l'homme avec l'homme est double, et en même temps unique: le désir qu'à tout homme d'être confirmé dans ce qu'il est, et dans ce qu'il peut devenir, par les autres hommes; et l'aptitude de l'homme à répondre à ce désir de ses compagnons humains [...]: l'humanité réelle n'existe que là où cette aptitude peut s'épanouir. (101-102)

La valeur individuelle et collective des interventions à l'étude prend ici tout son sens.

SYNTHÈSE
Pratiques signifiantes d'une esthétique de l'identité

I. MOI ARTISTE

A. Première pratique
Thème: les valeurs et la reconnaissance d'identité.
Principe: établir un rapport entre son individualité et un contexte spatiotemporel.
Modalité: prise de conscience d'un «vouloir-faire.»
Opération: découvrir et enraciner l'univers sémantique individuel du «moi artiste.»
La vision créatrice
Identité/Altérité
Axiologies et autonomies

B. Deuxième pratique
Thème: l'espace et la finalité ontologique.
Principe: s'identifier à un milieu culturel (espace) pour opérer la localisation spatiale d'une démarche de création individuelle et collective.
Modalité: approfondir un «vouloir-être.»
Opération: intégrer le «moi artiste» à un univers séman tique collectif.
La réciprocité
Les transformations intratextuelles

C. Troisième pratique
Thème: le temps et les relations intersubjectives.
Principe: assumer le risque évolutif inhérent au milieu en opérant la localisation temporelle de l'initiative créatrice.
Modalité: accepter un «devoir-être.»
Opération: relever le défi de la mise en intrigue culturelle.
La mise en intrigue
La référentialisation

II. INTERPRÈTE CULTUREL
D. Quatrième pratique
Thème: la culture et le faire cognitif.
Principe: s'initier au point de vue culturel du milieu.
Modalité: respecter le «savoir-être» de la collectivité.
Opération: élargir son espace cognitif, et ultimement celui de son public éventuel, grâce à un médiateur qui communique les modalités véridiques de cette collectivité dans un rapport de réciprocité.
L'intersémiocité
Le critère de sanction: le «savoir-être» collectif L'entropie

E. Cinquième pratique
Thème: le sens commun et la confirmation d'identité col lective.
Principe: articuler l'intentionnalité de l'initiative de créa tion sur des besoins culturels, collectifs, à combler.
Modalité: identifier le «devoir-faire.»
Opération: analyser le degré d'évolution culturelle pour trouver l'urgence qui pousse à agir et à dire: «devoir-faire.»
L'autonomie culturelle et tiercéité
Le temps et l'évolution culturelle

F. Sixième pratique
Thème: les signes communs, la structuration du spectacle et les fonctions culturelles.
Principe: axer le travail de création sur la dynamique cul turelle et le vécu collectif du milieu.
Modalité: déterminer les signes du «pouvoir-faire.»
Opération: établir le parallèle entre le programme narratif textuel et le programme culturel.
L'emboîtement
Les fonctions culturelles: mémoire et programme d'action
L'intentionnalité
La métaphorisation

III. THÉATRALITÉ
G. Septième pratique
Thème: la mise en place de l'échange et l'encadrement (situation de communication) du produit symbolique.
Principe: préparer les signes du début et de la fin de l'ex périence théâtrale.
Modalité: sanction/rejet du «savoir-être/savoir-faire.»
Opération: favoriser la manifestation de réciprocité dans l'organisation de l'avant et l'après spectacle.
La finalité du spectacle
L'encadrement et le transfert des rôles
La performance double de l'échange
Faire-être

H. Huitième pratique
Thème: l'entropie et la valeur culturelle de l'échange.
Principe: vérifier la raison d'être culturelle et sociale du spectacle.
Modalité: sanction/rejet du «devoir-faire/devoir-être.»
Opération: articuler le non-dit dans le vécu collectif.
Les négations
Le dit et le non-dit
La création et l'hiérarchie sociale
Le non-dit et le non-verbal

I. Neuvième pratique
Thème: l'échange et la performance.
Principe: transposer le vécu collectif sous forme drama tique.
Modalité: sanction/rejet du «pouvoir-faire/pouvoir-être.»
Opération: transposer le vécu collectif sous forme artis tique.
La dominance de la norme esthétique
La transposition artistique
L'universalisation et l'essentialisation.

Les neuf parallèles dépistés dans les entrevues et présentés de façon schématique dans le tableau ci-dessus n'englobent pas l'ensemble de la pratique de ces artistes. Par contre, même si l'analyse s'est limitée aux «patterns» récurrents, et même si ces éléments constants relèvent du même rapport voulu avec le public, c'est à dire la confirmation d'identité, ces facteurs à eux seuls n'expliquent pas les ressemblances particulièrement nombreuses entre ces deux interventions autonomes, complètement séparées dans le temps et dans l'espace. Ces constantes dépassent la question des parallèles structuraux et posent là une problématique subséquente, inattendue: rendre compte de l'unité sous-jacente à ces procédés et de la logique interne, systémique par laquelle ils semblent se déployer et se suivre dans le temps. En d'autres mots, l'intertextualité manifestée dans les entrevues est telle qu'elle semble raconter un récit commun. À la question du «comment,» c'est-à-dire des moyens ou des procédés artistiques développés autour d'un parti pris esthétique, apparaît une réponse qui débouche sur le «quoi,» sur le contenu de la communication établie. Par contre, quel nom donner à ce récit commun, car le fait même de le nommer constitue déjà une interprétation quant à son sens? Basée d'abord sur la sémiotique de la communication, notre étude bascule dans la sémantique et dans une sémiotique de la signification aux prises non seulement avec la signification textuelle des entrevues mais aussi avec la dimension non-verbale, comportementale sur laquelle les artistes ont fondé leurs démarches.

À ce sujet, la sémiotique de Greimas distingue entre deux parcours narratifs qui «permettent de reconnaître deux conceptions des relations interhumaines (lutte des classes, par exemple, opposée au contrat social)» (Courtés 11), d'où deux classes de récits basés soit sur la confrontation ou sur l'échange. Les entretiens à l'étude seraient-ils alors les récits d'un échange? Cette piste semble prometteuse en raison des correspondances qui apparaissent d'emblée entre les catégories descriptives de Greimas et le fonctionnement par étapes des artistes interrogés: énoncés d'état et énoncés de faire, la performance et la compétence du sujet, les modalités de vouloir et de savoir faire, les modes d'existence sémiotique: sujet virtuel, sujet actualisé, sujet réalisé, etc. (12-20). Cette première analyse fait alors appel à un deuxième volet qui tentera la réécriture des neuf parallèles structuraux identifiés en fonction de la sémiotique narrative et discursive de Greimas par rapport aux modalités de l'échange. Si ces récits de vie résistent à cette transposition dans un métalangage rigoureusement conçu, leur valeur documentaire s'en trouvera augmentée et enrichira notre compréhension des pratiques artistiques reliées à une esthétique de l'identité ainsi que de la dynamique de la production théâtrale en tant qu'échange. Inversement, les descriptions concrètes des pratiques artistiques illustreront les principes abstraits du modèle théorique de l'échange, permettant de mieux comprendre le «comment» de ces approches artistiques, mais aussi le «pourquoi» de leur valeur opératoire interdisciplinaire dans d'autres secteurs de la vie socioéconomique.7

NOTES

1. Ces deux articles ont été présentés sous forme préliminaire aux congrès annuels de l'Association de recherches théâtrales au Canada en 1996 et 1998. Les textes de ces communications, intitulées Formation, production et communication interculturelle: une esquisse de méthode et Le théâtre régional et une esthétique de l'identité: esquisses ont été par la suite développés et amplifiés à travers une série de conférences et de mises en application pédagogiques entre 1998 et 2002 grâce à l'appui du Groupe IGS à Paris, l'École Supérieure de Commerce à Amiens, et l'Université de Tartu. Ces textes ont également fourni de modèle théorique pour une série de vidéos sur le développement culturel dans le cadre du projet INTERCOM/ÉCHANGES, en collaboration avec ACCESS Television, Radio-Canada et le Groupe IGS.
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2. Les entrevues formelles ont eu lieu les 27 et 30 avril 1996 et ont servi de fondement à l'analyse. Parallèlement à la réflexion, des vérifications périodiques se faisaient avec les artistes au fur et à mesure que leurs projets artistiques évoluaient et que les réactions aux communications de 1996 et de 1998 se faisaient entendre.
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'Morrocan painting' par Mahi Bine Bine.
Photo grâce à Intercom et Access Television.

3. Conçue à l'origine pour une trentaine de représentations, cette pièce tourne depuis plus de cinq ans, amenant la troupe à sillonner le Québec à deux reprises. En 1999, elle dépasse le cap de la 200e représentation. Le spectacle comprend deux chansons et dix tableaux. D'une durée d'environ 75 minutes, il aborde la problématique de la survie d'un village face au dépeuplement rural. Il est suivi d'une animation de 45 minutes auprès du public, souvent très émotive à cause des sentiments évoqués.
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4. Pour une théâtralité francoalbertaine (PUTFA), 199394.
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5. Dans ce texte, nous avons voulu éviter le terme «minorité» et ses dérivés de façon à ne pas confondre une culture «minoritaire» avec une culture «moindre.» Le fait d'être en situation d'infériorité numérique n'implique pas un statut inférieur ou sous-développé, même lorsque la vitalité ethnolinguistique de la communauté se trouve sapée par un environnement hostile. Toute culture, peu importe son poids démographique dans tel ou tel milieu, constitue un système autonome.
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6. Le modèle de Lotman comprend trois grandes fonctions culturelles: la mémoire collective, le programme d'action et la création de texte ou de signes culturels.
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7. La fonction anthropologique de l'échange comme une des formes premières de communication intersubjective dans et entre les sociétés expliquerait possiblement pourquoi de telles pratiques de production et de communication dans le secteur artistique se transposent à des démarches de création dans le secteur nonartistique, particulièrement en matière de gestion, de ressources humaines et d'entrepreneurship.
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OUVRAGES CITÉS

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