Louise Ladouceur, Making the Scene. La traduction du théâtre d’une langue officielle à l’autre.

Sherry Simon
Concordia University

Louise Ladouceur, Making the Scene. La traduction du théâtre d’une langue officielle à l’autre. Québec, Éditions Nota Bene, 2005, 281 pp.

1 Le titre de cette étude convient bien à son sujet. Les performances théâtrales sont des événements liés à des effets de mode. Making the Scene, c’est être dans le vent, se montrer là où il le faut. Mais on peut aussi comprendre: créer l’événement. La traduction théâtrale permet aux pièces écrites dans une autre langue de devenir actuelles, de créer à nouveau l’événement pour un public inespéré. Plus que toute autre forme de traduction littéraire, la traduction théâtrale doit agir, actualiser, elle doit toucher son public.

2 Le premier cliché qui tombe, donc, dans cette importante étude sur la traduction théâtrale est celui de l’obligation de traduire. Contrairement aux transactions commandées par le gouvernement fédéral, la traduction théâtrale n’obéit à aucune symétrie, aucune norme d’équité – elle répond plutôt à des impératifs dont l’efficacité repose en dernier lieu dans les applaudissements des spectateurs. Quelle est la nature de ces impératifs? C’est la question que creuse Louise Ladouceur dans cette étude rigoureuse du corpus théâtral traduit au Canada entre 1950 et 1999. On apprend que c’est moins la notion d’échange équitable qui est à la base du commerce inter-linguistique que celle du goût, de la mode ou encore de l’opportunité.

3 À la base de l’étude de Ladouceur est la prémisse que le théâtre fait partie d’un « système » littéraire, dont la logique de production et d’échange peut être décelée. Cela fut aussi une des prémisses de l’influente étude d’Annie Brisset, Sociocritique de la traduction: théâtre et altérité au Québec, publiée en 1990 et qui a marqué la pensée sur les rapports entre les deux communautés théâtrales « nationales ». Mais au-delà de cette perspective partagée, les deux études divergent sur bien des points. Brisset a analysé les traductions vers le français durant les années chaudes du nationalisme québécois (1965-85). Ladouceur élargit considérablement le sujet d’étude en couvrant une période plus vaste — de 1960 è 1999 — et, c’est le facteur le plus important, elle y privilégie une perspective de lecture bidirectionnelle. Alors que Brisset décèle les motivations nationalistes à la base de la traduction au cours de la période étudiée, Ladouceur propose une lecture plus nuancée permettant de suivre au fil des années les goûts du public, les innovations dramaturgiques, les curiosités interculturelles et les stratégies traductionnelles qui ont marqué l’évolution des textes dramatiques. Cela permet une étude plus fine qui développe avec une argumentation méticuleuse l’idée que la traduction met en scène les rapports de force entre les langues et les cultures, que la « traduction façonne ce qu’elle représente, comme elle est façonnée par les circonstances qui l’entourent » (232, je souligne).

4 C’est un travail considérable que de s’attaquer à deux systèmes littéraires en interrogeant une période qui commence avec les timides rencontres de deux cultures véritablement étrangères, pour traverser des années tumultueuses, politiquement, et enfin aboutir à une fin de siècle où l’on s’autorise à une convivialité renouvelée. En tenant compte du choix des œuvres à traduire, des stratégies de traduction et du contexte politique et culturel dans lequel ces performances ont lieu — des deux côtés du versant culturel — Ladouceur a fort à faire. Il nous faut donc saluer une étude qui en ratisse large et qui s’intéresse à un grand pan de la dramaturgie québécoise et canadienne-anglaise. Il s’agit ici d’un chapitre important de l’historiographie de la traduction théâtrale.

5 L’ouvrage analyse les stratégies de traduction en étudiant côte-â-côte des textes québécois et canadiens. Ainsi, six jumelages de textes sont proposés : Bousille et les justes de Gratien Gélinas et Aux yeux des hommes de John Herbert; Charbonneau et le chef de John McDonough et Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay; Le bélier de David Freeman et The Edge of Earth is Too Near, Violette Leduc de Jovette Marchessault; Provincetown Playhouse, July 1919 de Normand Chaurette et Les frères Mainville de Norm Foster; Des restes humains non identifiés de Brad Fraser et Lilies de Michel Marc Bouchard; L’enfant-problème de George F. Walker et Lucky Lady de Jean Marc Dalpé. Ce qui frappe d’emblée est que l’étude de Ladouceur réussit enfin à dépasser le seul cas Tremblay, qui domine toute discussion du théâtre en langue anglaise. Certes, le cas Tremblay est singulier, à la fois par les défis de la langue que par l’immensité du corpus et par les très nombreuses traductions de ses pièces au pays et à l’étranger. Les Belles-Sœurs a atteint un statut singulier dans l’histoire canadienne et les pièces de Tremblay continuent d’exercer une fascination réelle, occupant sans cesse, par exemple, les scènes torontoises. Or il devenu impossible de continuer à laisser pour compte les Marchessault, Chaurette, Bouchard, Dalpé et autres qui s’imposent sur la scène canadienneanglaise, tout aussi bien que les Freeman, Fraser et Walker qui marquent le théâtre québécois. En analysant seulement une pièce de Tremblay, cependant, Ladouceur n’est pas en mesure de démontrer comment les stratégies de traduction évoluent. Les nombreuses facettes du théâtre de Tremblay au cours des dernières décennies auraient fournies une grande gamme de réponses.

6 Dans son analyse des versions traduites, Ladouceur offre une lecture attentive, des formulations originales, pleines de délicatesse à partir de détails qui peuvent, à prime abord, sembler anodins (par exemple, est-ce que le nom du traducteur figure sur la traduction publiée?) l’auteure construit un appareil théorique qui explique bien l’importance de phénomènes tels que ces « normes préliminaires ». Ainsi pour les pièces de Tremblay, tout de même accompagnées de préfaces dans leur parution originale, et dénuées de telles pièces d’accompagnement dans la traduction: « On passe donc sous silence les difficultés inhérentes à la traduction du langage de Tremblay, lequel témoigne de la rupture idéologique que le Québec opère à l’époque et de l’autonomie culturelle qu’il revendique. On donne ainsi au lecteur anglais l’impression d’une fidélité dans la reproduction qui présuppose une complète compatibilité des deux cultures...(ce qui pourtant est impossible)...La fonction primordiale de la langue comme moteur culturel et discursif dans le contexte franco-québécois est tout simplement étrangère au système récepteur » (149).

7 La discussion de la traduction du français vers l’anglais est dominée, en effet, par la question de la langue. Comment a-t-on traduit le joual de Tremblay, mais aussi les idiomes de Bouchard et de Danis? Ladouceur montre bien que le « problème » de la langue dans le théâtre québécois et franco-ontarien est autant une question de rhétorique que de langue à proprement parler. Nombreux sont les critiques qui se plaignent du caractère « verbeux » du théâtre québécois, caractérisé par une tradition de « déclamation » que n’apprécient pas les tenants d’un théâtre naturaliste. En même temps, Ladouceur note une progressive atténuation de la traduction « ethnographique ». « Aucun gallicisme exotique dans les traductions des pièces de Chaurette et de Marchessault, dont la langue de départ est plutôt littéraire, ni dans celles des textes de Bouchard et de Dalpé, qui font appel à des niveaux de langue familiers et populaires. Dans tous les cas, on préfère angliciser ou évacuer une référence socioculturelle qui pourrait dépayser le public dans un discours résolument moderne qui cesse de donner prise au regard ethnographique » (220).

8 En traduisant vers le français, les problématiques sont toutes autres. Sauf exception (Charbonneau et le Chef de McDonough, par exemple) le théâtre anglo-canadien a peu d’impact dans le contexte québécois avant les années 1990 au moment où « le répertoire anglo-canadien connaît une popularité grandissante sur les scènes francophones non seulement en termes de nombre mais aussi pour la valeur proprement théâtrale d’une nouvelle dramaturgie dont on admire les audaces textuelles » (225). Il s’agit cependant d’un répertoire qui ne s’affiche plus comme canadien mais comme nord-américain – loin de révéler une spécificité qu’on voudrait typiquement canadienne.

9 Quelle lumière l’analyse des deux corpus permet-elle? Dans la mesure où les institutions théâtrales sont réellement indépendantes l’une de l’autre et qu’il y a peu d’influence réciproque, on peut effectivement se demander si le paradigme comparatiste qui est à la base de ce livre serait le plus efficace. Peut-être avons-nous plutôt ici affaire à deux livres en puissance? Si on peut conclure que le potentiel d’analyse de ce vaste panorama est loin d’avoir été épuisé, c’est qu’il faut saluer un travail essentiel qui ouvre de nouvelles perspectives de lecture et d’analyse de notre dramaturgie.