Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos (sous la direction), Le théâtre et ses nouvelles dynamiques narratives.

Shawn Huffman
’Université du Québec à Montréal

Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos (sous la direction) Le théâtre et ses nouvelles dynamiques narratives. Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, 313 p.

1 Dédié au théâtre, cet ouvrage fait partie d’un diptyque sur la narrativité contemporaine au Québec, l’autre volume, dirigé par René Audet et Andrée Mercier, étant consacré au roman et au récit bref. Issu des travaux d’un groupe de recherche réunissant des collaborateurs de plusieurs universités, cet ouvrage sur le théâtre contemporain au Québec trace les « itinéraires » de la narrativité théâtrale dans le but de comprendre comment cet art peut « raconter » ses histoires. Ces itinéraires participent à une réflexion renouvelée sur le rôle et la fonction de la narration au théâtre et dont le débat, hormis certaines exceptions, a surtout été mené dans les pages de différentes revues scientifiques; pensons, entre autres, au numéro 22 d’Études théâtrales ou encore aux numéros 33 et 36 de l’Annuaire théâtral. Vu l’importance de la problématique, le volume dirigé par Hébert et Perelli-Contos répond alors au besoin réel d’une étude plus approfondie mais aussi plus systématique du phénomène au Québec.

2 Le volume est organisé en quatre grandes sections mettant en relief différents aspects de la narration: le monologue, l’adaptation scénique du récit, les fonctions de la parole au théâtre et le renouvellement de la narration par la scène. Dans le premier texte, Irène Roy soutient l’hypothèse selon laquelle l’émergence du monologue instaure une nouvelle dynamique de communication. Alors que le discours dialogué est basé sur une tension « dit / non-dit » selon laquelle il faut « lire entre les lignes » pour découvrir les secrets du personnage, le discours monologué instaure une tension « dit / trop dit » selon laquelle on découvre que le secret est maintenu par l’incapacité de la langue à tout dire. Le texte suivant, d’Yves Jubinville, s’attache lui aussi à la question de la vérité, mais dans un contexte social cette fois-ci. Il voit dans le passage du discours dialogué au discours monologué le symptôme d’une société individualiste, voire aliénée. Il en émerge un portrait de solitude et d’instabilité véhiculé par le monologue sous forme de témoignage. Le troisième article de cette section, signé par Lucie Robert, brosse le portrait du « grand récit féminin » raconté à travers le prisme du monologue. En plus des questions de témoignage et d’esseulement soulevées dans les textes précédents, Robert identifie dans le monologue au féminin une structure transhistorique – l’anamnèse – qui permet de convoquer le souvenir, de dialoguer en quelque sorte avec le passé et ce, dans le but de contrer le silence entourant l’histoire des femmes.

3 La section suivante est consacrée à l’adaptation théâtrale de récits narratifs, plus précisément celle du roman Camera obscura de Nabokov par Oleg Kisseliov (Noreau) et celle de L’Odysée d’ Homère par Dominic Champagne (Plourde). Dans la première étude, l’auteure se penche sur la translation scénique de la voix narrative, assumée par un personnage puisé dans la version russe du roman. Comme Noreau le fait remarquer toutefois, cette modification ne permet pas de transposer sur scène toute la richesse du système narratif nabokovien, et encore moins de provoquer les effets de manipulation ressentis par un lecteur du roman. Plourde se penche elle aussi sur ce même type de transposition, mais dans une perspective différente. Elle soutient que l’acte de narration, au lieu d’être assumé par un seul personnage, comme dans l’adaptation de Kisseliov, peut aussi être pris en charge par les différents systèmes signifiants au théâtre. S’appuyant sur l’adaptation de Champagne, elle conclût que cette distribution donne lieu à une situation narrative plus poreuse et qui participe davantage à la polyphonie de la scène.

4 Dans la section suivante, c’est la prise de parole par un personnage, et les implications esthétiques narratives qui en découlent, qui forment l’objet d’étude. Caroline Garand se penche sur la prise de parole de la voix narrative dans Hitler de Ronfard, observant dans cette appropriation narrative une stratégie d’appropriation identitaire selon laquelle les individualités disparais-sent au profit d’une identité collective soigneusement cultivée et contrôlée. Le deuxième article dans cette section, signé par Marie-Christine Lesage et Adeline Gendron, traite du récit de vie en rapport avec le monologue et le soliloque. Après avoir déterminé des critères permettant de distinguer ces deux modes de discours, elles en proposent un autre, narratif lui aussi et selon lequel le monologue serait un discours actionnel alors que le soliloque serait un discours passionnel. La prochaine étude dans cette section porte sur la dramaturgie de Daniel Danis, plus précisément, sur la thématisation de la narration à travers le regard. Plus qu’une simple focalisation, cette thématisation permet de tenir compte d’un dire poétique et introspectif tout en soulignant les rapports de prédation (regardants et regardés) qui peuvent caractériser les relations interhumaines. La dernière contribution dans cette section, signée par Denise Cliche, Andrée Mercier et Isabelle Tremblay reprend la tension action / passion introduite par Lesage et Gendron, mais dans la perspective du corps cette fois-ci. S’appuyant sur le théâtre de Carole Frechette, les auteures observent dans la fragmentation du discours le reflet du morcellement du corps. Or, ce morcellement ne signifie pas l’impossibilité de dire. Au contraire, il signale plutôt l’émergence d’un dire passionnel caractérisée par une parole disloquée.

5 La dernière section du volume réunit des études un peu plus disparates sur certaines tendances narratives dans le théâtre contemporain. Joseph Danan se penche sur l’action, mettant en valeur une conception de l’action qui renonce à l’histoire « bien faite », c’est-à-dire celle qui mène à la résolution des conflits. Danan privilégie plutôt une « action » qui découle du jeu de l’acteur, perspective qui demande une redéfinition de la notion même de la narrativité. Dans le deuxième article de la section, Jean-Marc Larrue se penche sur la musique au théâtre, plus précisément sur la manière dont celle-ci participe à la narration. Le son pourrait-il remplacer le mot? Le dernier article, signé par les directrices du volume, propose un survol des enjeux de la narrativité dans le théâtre postdramatique, pour reprendre ce mot introduit par Hans-Thies Lehmann dans son ouvrage désormais célèbre (Le théâtre postdramatique). Non satisfaites de tenir compte seulement de la théorie traditionnellement associée à l’étude de la narrativité, elles évoquent aussi la notion de créativité scénique, ce qui permet de donner une image plus juste – plus spécifique surtout – de la narrativité dans le théâtre québécois contemporain.

6 Certains articles dans ce volume, je pense à celui de Lesage et Gendron ou encore à celui de Cliche, Mercier et Tremblay, proposent de nouvelles pistes sur la narrativité au théâtre. En effet, l’étude des dimensions actionnelle et passionnelle du théâtre en fonction du discours et du corps ouvrent une réflexion originelle sur la spécificité de la narration scénique. D’autres articles, par leur apport historique ou critique, je fais référence à celui de Roy, à celui de Robert ou encore à celui des directrices du volume, sont indispensables pour la compréhension de l’évolution des formes narratives dans le théâtre québécois. D’autres encore, celui de Garand ou celui de Plourde, constituent des lectures inédites de certaines pièces du répertoire québécois. Malgré ces éloges, certaines contributions présentent des faiblesses méthodologiques, surtout pour ce qui est de la documentation bibliographique. Comment parler du théâtre de Danis sans évoquer les contributions de Moss ou de Desrochers? Comment survoler l’histoire des formes dans le théâtre québécois sans nommer les contributions de Vigeant ou de David? De plus, à lire les bibliographies des articles, on a l’impression que l’objet d’étude est peutêtre québécois, mais qu’il n’existe pas de corpus critique et encore moins de corpus théorique au Québec pour expliquer cet objet.