Anne-Marie Cloutier, Le dépit amoureux. Créateurs et critiques.

Catherine Cyr
’Université du Québec à Montréal

Anne-Marie Cloutier, Le dépit amoureux. Créateurs et critiques. Montréal, Fides, 2005, 235p.

1 Collaboratrice de longue date du quotidien La Presse où elle signe de nombreuses critiques théâtrales et dresse quelques portraits d’artistes, Anne-Marie Cloutier aborde, dans cet ouvrage, la question des rapports — souvent délicats, tendus — qui se tissent, au Québec, entre la critique et les créateurs en théâtre. Partant des interrogations intimes qui, au fil des ans, ont jalonné son parcours journalistique, l’auteure se penche sur certaines des questions qui, à vrai dire, sous-tendent la crise de légitimité de toute critique artistique, laquelle, depuis ses premiers développements au XVIIIe siècle, a connu plusieurs bouleversements mais ne s’est jamais trouvée tout à fait résolue. Faisant l’économie d’une mise en contexte du phénomène, et ne laissant transparaître que bien peu de pistes de réflexion et d’efforts d’analyse, l’auteure a plutôt choisi de mettre au jour, sans trop les décortiquer, certaines des composantes qui fondent la crise actuelle.Aussi, en abordant les formes et fonctions de la critique théâtrale québécoise, en questionnant son impact, son rôle et sa place dans le champ culturel, l’ouvrage dresse-t-il progressivement une sorte d’état des lieux, un saisissement au vol des constituants de ce mariage difficile, mais nécessaire, entre la critique et la pratique théâtrale.

2 Ce portrait d’une réalité aux multiples facettes est présenté sous la forme d’une série d’entretiens réalisés auprès de créateurs (auteurs, acteurs, traducteurs, metteurs en scène) et de critiques oeuvrant principalement dans les hebdomadaires et quotidiens des grands centres urbains (Québec, Montréal).Par souci d’homo-généité, et parce qu’elles relèvent le plus souvent de « l’humeur » ou de la chronique culturelle, les critiques diffusées à la radio et à la télévision n’ont pas été abordées, sauf lorsque certains artistes y faisaient d’emblée allusion — et à l’exception d’un entretien, fort révélateur, réalisé auprès de Claude Deschênes. Évitant l’hermétisme, s’adressant visiblement au plus large public possible, le recueil s’ouvre d’abord sur un avant-propos qui, s’il frôle parfois l’autojustification et le plaidoyer insistant, recense habilement certaines des récurrences qui, dans les pages qui suivront, seront repérables d’un texte à l’autre. Égrenant quelques-unes de ses sources d’étonnement et d’affliction (persistance de certains poncifs, perduration du cliché faisant du critique un parasite social, refus d’accorder une légitimité au discours critique, méconnaissance du métier, discrimination en fonction de l’âge et de l’in-culture supposée des journalistes…), l’auteure s’attache surtout, dans ces brèves pages, à relever ce qui, dans le discours des personnes rencontrées, permet d’affirmer le réel engagement moral et social du critique, de comprendre les enjeux éthiques et les nombreux doutes rencontrés dans l’exercice d’un métier dont les visées sont, avant tout, de « rencontrer, transmettre, témoigner » (17). Par ailleurs, sans nier l’existence de malentendus ou d’incompréhension de part et d’autre, Cloutier ne dresse pas de la situation un tableau uniformément sombre. En effet, l’auteure insiste sur une réconciliation possible, espérée, des « deux solitudes ». Un souhait manifesté par tous les critiques et par certains des artistes qui, comme Denis Bernard, attestent que dans le contexte de précarité culturelle qui est le nôtre, créateurs et critiques sont engagés dans une cause commune à défendre ou qui, à l’instar de Wajdi Mouawad et de Lorraine Pintal, reconnaissent que, si le théâtre interpelle, il lui faut aussi une réponse et que la critique se révèle, en ce sens, « une courroie de transmission essentielle » (22).

3 Composé d’une enfilade de vingt-trois entretiens – coupée en son centre par de très brèves réflexions prises chez Yves Desgagnés, Josette Trépanier et François Archambault – la suite de l’ouvrage prend la forme d’une impressionnante constellation de postures éthiques et critiques. Si ces entretiens sont à géométrie variable, les questions posées s’adaptant au parcours de la personne rencontrée et s’affinant, de façon évolutive, à mesure que progresse l’enquête, plusieurs questions se révèlent incontournables, notamment en ce qui concerne la légitimité de la critique, l’authenticité de l’engagement de celui qui la fait, le risque encouru par l’acte de créer et par l’acte de répondre publiquement à cette création. L’hétérogénéité de l’échantillonnage (critiques d’allégeances et de générations différentes, anciens critiques devenus auteurs ou metteurs en scène (ou l’inverse), praticiens scéniques, dramaturges), appelle nécessairement une pluralité de réflexions, lesquelles sont parfois diamétralement opposées. Par exemple, à la question « la critique est-elle nécessaire? », tous les degrés du spectre sont rencontrés, du discours réactionnaire et virulent à l’envolée apologique. Cette diversité, si elle peut dérouter, reflète bien, en fait, l’absence de toute position consensuelle à l’égard de la critique et la complexité des rapports qui existent, aujourd’hui, entre les différents territoires du théâtre québécois.

4 Bien que d’intérêt inégal, plusieurs des entretiens reproduits dans l’ouvrage se révèlent fascinants et sont l’occasion d’un dialogue intéressant entre créateurs et artistes qui se rejoignent, bien souvent, dans leur irritation face à la marchandisation de l’art et dans leur désir de tenter de redéfinir les liens qui les unissent les uns aux autres. De même, il est intéressant de constater que plusieurs des gens rencontrés ont développé, depuis longtemps, une réflexion nuancée, sensible et nourrie sur la question de la critique. Les réflexions développées par Paul Lefebvre, Raymond Cloutier, Carole Fréchette, Anne-Marie Cadieux, Hervé Guay et Jean St-Hilaire sont, à cet égard, des plus éclairantes. Il faudrait également souligner combien la pensée de Wajdi Mouawad, qui reconduit implicitement les thèses d’Hanna Arendt sur l’art et l’es-pace public, est lumineuse et sans équivoque : « La critique est la réponse nécessaire au geste public de l’artiste. […] tout acte public a besoin d’une réponse publique pour exister entièrement. Sinon, il ne serait pas entièrement né… C’est essentiel à son existence » (108).

5 Parsemé de plusieurs réflexions tout aussi intéressantes, l’ouvrage de Cloutier est, en somme, très agréable à parcourir. Bien sûr, il eut été pertinent qu’une véritable synthèse ou une analyse plus fine y soit développée. Cependant, le ton adopté rend le recueil accessible à quiconque s’intéresse au théâtre plutôt que de ne s’adresser qu’à un cercle restreint d’initiés. C’est louable. Enfin, même si Le dépit amoureux ne permet pas véritablement d’expliquer les causes de la crise de légitimité que vit la critique théâtrale, l’ouvrage permet, à tout le moins, d’en prendre le pouls et d’attester (malheureusement) de sa persistance.