Craie

France Daigle


Gracieuseté de l’auteur Pour le collectif Moncton-Sable, Juin 1999.
Philip André Collette, Lynne Surette. Photo by Louise Lemieux

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Un PAUVRE TYPE est assis, presque recroquevillé, audessous d’un cahier d’école posé sur une surface de travail. Il ne bouge pas, regarde dans le vide. Puis, au bout d’un certain temps, il porte à la bouce la mine du tout petit crayon qu’il tient entre ses doigts. Il mouille la mine sur sa langue, et s’applique à écrire un mot. Il écrit le mot Il, puis fait une pause, se redresse pour regarder le mot écrit. Il se rapplique, en écrit un autre, cette fois le mot était. Il écrit lentement, péniblement, comme s’il avait de la difficulté à former ses lettres. Il fait une autre pause, regarde ses mots écrit, puis ramène le mini-crayon à sa bouche, mouille de nouveau la mine, se rapplique à écrire. Il écrit le mot une, prend un autre petit recul, mouillant encore une fois la mine de son crayon, et se rapplique. Il écrit fois.

S’amène la PETITE FILLE de bonne famille.

PETITE FILLE. Qu’est-ce que tu fais-là?
PAUVRE TYPE. (hésitant) J’écris.
PETITE FILLE. Avec un petit crayon comme ça?
PAUVRE TYPE. Est-ce que c’est important, la grosseur du crayon?
PETITE FILLE. Ça dépend…si tu veux écrire longtemps ou pas.
PAUVRE TYPE. Longtemps?

Il regarde la PETITE FILLE. Mouille de nouveau sa mine, s’applique à écrire. Il écrit le mot longtemps. Ensuite, comme au bout d’une grande concentration, il se redresse, regarde son ouvrage, commente :
PAUVRE TYPE. Longtemps. C’est un beau mot, longtemps. Le g juste avant le t… quand on l’écrit…ça fait presque lever le cœur.

Il se rapplique, écrit le mot longtemps une deuxième fois. Prend un autre repos/recul.

PAUVRE TYPE. Oui. C’est ça. Ça fait monter le cœur.

Le PAUVRE TYPE remouille sa mine. Se remet à écrire le mot long-temps. La petite fille le regarde. Il écrit le mot longtemps deux autres fois, toujours en prenant le temps de s’ajuster et de mouiller sa mine chaque fois. La petite fille l’observe patiemment, puis demande :

PETITE FILLE. Vas’tu juste écrire ce mot-là?
PAUVRE TYPE. Longtemps? Oui. Longtemps, longtemps, long-temps, longtemps…
PETITE FILLE. Jusqu’à la fin du cahier?

Il regarde son cahier, le touche de la main pour en jauger l’épaisseur. Puis il regarde son crayon. Une inquiétude le gagne. Il regarde la PETITE FILLE., lui montre son crayon de plus près.

PETITE FILLE. Es-tu pauvre?
PAUVRE TYPE. Pauvre?

Le visage du pauvre type s’illumine quelque peu.

PAUVRE TYPE. Ça aussi, c’est un beau mot.

Il passe encore une fois la mine de son crayon sur sa langue et s’applique à écrire le mot pauvre. Puis il se relève, sans quitter des yeux ce qu’il a écrit.

La PETITE FILLE se penche, regarde la feuille sur laquelle l’homme a écrit.

PETITE FILLE. Est-ce que je peux lire tout fort?

Le PAUVRE TYPE regarde la PETITE FILLE, ne le lui interdit pas, ce qui est interprété comme un signe d’approbation. Il baisse la tête, regarde par terre dans le vide, pendant que la petite fille lit.
PETITE FILLE. Il était une fois longtemps longtemps longtemps longtemps longtemps pauvre…

La PETITE FILLE pense à ce qu’elle vient de lire, mais n’arrive pas à décider si c’est bon ou pas, si elle aime ou pas. Elle fait légèrement balancer sa tête d’un côté, puis de l’autre. En fin de compte, elle sort un stylo de sa poche, le tend à l’homme.

PETITE FILLE. Tiens… en tout cas.

PETITE FILLE s’en va. Le PAUVRE TYPE la regarde s’éloigner quelque peu, puis il ouvre un sac à ses pieds et laisse tomber le stylo dedans. Au son et/ou à l’œil, l’on constate que ce sac est déjà rempli de vieux crayons et de vieux stylos de toutes sortes.

Transition sonore : une sorte de bataille de rue, se terminant avec une sirène de police…

Scène # 2

(Lynne – Une écrivaine)
(Philip André – Son mari, inspecteur de police)

Une femme écrivaine, dans son bureau de travail confortablement meublé. En fond de scène, des murs tapissés de livres. La pièce comporte un bureau, un divan, une table à café, une fenêtre, une lampe, etc. La femme est à moitié étendue sur le divan. Un miroir dans une main et une pincette dans l’autre, elle est absorbée à s’arracher quelques poils ici et là sur le visage.

La radio est allumée. Au bout d’un petit moment, la femme s’inter-rompt brièvement pour éteindre la radio par télécommande. Elle prend une autre télécommande our allumer la télévision. (Il serait intéressant de représenter ces médias par des sons « caricaturaux ».) La femme interrompt quelque fois sa session d’épilage pour zapper, avant d’éteindre carrément l’appareil. Puis elle va regarder un peu à la fenêtre. Elle gratouille une plante, se décide à la rempoter, sort de scène et revient avec les outils nécessaires et se met à l’ouvrage. Puis elle vient se rasseoir sur le divan. Ne sachant plus trop quoi faire, elle ramasse un magasine, le feuillette quelque peu et le rejette. Rien ne la satisfait. Elle tourne en rond.

En fin de compte, elle ramasse le téléphone, signale un numéro. (La conversation téléphonique pourrait reproduire les sons « caricaturaux » de la radio et de la télévision. Ces sons pourraient être en accéléré, afin de montrer que le temps est à la fois long et court, disloqué, comme lorsque l’on est agité et que rien n’a l’air de correspondre à notre humeur.)

L’ÉCRIVAINE met fin à sa longue conversation, après quoi elle se lève, va chercher une lime à ongle et s’applique à se limer un ongle en particulier, prenant tout le temps qu’il faut pour arriver à la perfection.

Après cela, elle ne trouve vraiment plus rien d’autre à faire qu’aller s’asseoir à son bureau de travail. Elle s’applique, en soupirant, à écrire son premier mot lorsque son mari, inspecteur de police, arrive en coup de vent.

LE MARI. Ah! chère, j’suis désolé d’être en retard. J’ai essayé de t’appeler mais la ligne était toujours occupée.
L’ÉCRIVAINE. Ah!…J’faisais une recherche sur Internet. Je n’ai pas arrêté de la journée.
LE MARI. Ça avance au moins?
L’ÉCRIVAINE. Mmmoui…

Le mari s’approche d’elle, tente de la cajoler, de l’embrasser, mais elle le repousse.

LE MARI. T’as l’air fatiguée. Peut-être que tu devrais prendre un congé. On pourrait s’en aller en vacances, changer d’air. Ça nous ferait du bien. C’est bien beau la littérature, mais…
L’ÉCRIVAINE. Ah! non. J’peux pas m’arrêter maintenant, j’suis juste dans le nœud de l’histoire. J’risque de la perdre si je change d’air. Non, non, j’peux pas.
LE MARI est déçu. L’ÉCRIVAINE essaye de le ramener un peu.
L’ÉCRIVAINE. Toi, ta journée?
LE MARI. Ah! C’est de plus en plus fou en ville. Un autre meurtre aujourd’hui. Un pauvre type. Des voyous l’ont battu à mort. Un sans abri, j’crois. Il avait seulement un sac, rempli de vieux crayons.
L’ÉCRIVAINE. (pensive) Humm… Un autre… cadavre de l’écriture.

Scène # 3

(Amélie – en elle-même)
(Lynne – en elle-même)
(Philip André – en lui-même)

AMÉLIE arrive la première sur la scène du meurtre évoqué plus haut. Des rubans de sécurité jaunes délimitent un espace autour d’un cadavre dessiné par terre. AMÉLIE regarde cela, trouve un morceau de craie resté par terre, se met à crayonner, lance une improvisation écriture/craie. LYNNE et PHILIP ANDRÉ se rejoignent à elle dans cette improvisation, qui se passe surtout par terre et individuellement, pour ne pas compromettre la fin de l’histoire. Au bout de cette improvisation, les trois acteurs prennent une pause. Ce qui va suivre montre que l’on a davantage affaire aux comédiens comme ils sont dan « la vraie vie » plutôt qu’à des personnages.

Les trois aboutissent tour à tour près d’une table et deux chaises. Une caisse de bière nouveau genre se trouve sur la table. Par terre il y a une glacière.

PHILIP ANDRÉ. (secouant la poussière de craie) Ah! Une bonne bière. En voulez-vous une?
AMÉLIE. Froide?

PHILIP ANDRÉ ouvre la glacière, touche les bouteilles.

PHILIP ANDRÉ. Bien froide. Quelle sorte?
AMÉLIE.Ah… donne moi une « C ».

PHILIP ANDRÉ fouille dans la glacière, trouve une « C », la sort et se met à lire l’étiquette à voix haute.
PHILIP ANDRÉ. Caillois, Caldwell, Calvino, Camus, Capote, Cardoso, Carroll, Casanova, Cather, Céline, Cendrars, Cervantes, Césaire, Chiasson, Chandler, Char, Chateaubriand, Chaucer, Chéreau, Choukri, Cristie, Cioran, Claudel, Clavel, Cohen, Colette, Confucius, Conrad, Corneille, Cortazar, Courtine, Crane, Cruz et Czapski.
AMÉLIE. Qui?
PHILIP ANDRÉ. Czapski. (il épelle) C-z-a-p-s-k-i.
AMÉLIE. Connais pas.
LYNNE. Moi je prendrais une « S ».
PHILIP ANDRÉ fouille dans la glacière, trouve une « S », la sort, lit Fl’étiquette à haute voix.
PHILIP ANDRÉ. Saadaoui, Sackville-West, Sagan, Saint-Exupéry, Saint-John Perse, Salinger, Salman Rushdie, Sand, Sarraute, Sartre, Savoie, Scepanovic, Scerbanenco, Schiller, Schnitzler, Schultz, Scorza, Séféris, Segalen, Ségure, Sénèque, Sévigné, Shakespear, Shaw, Shitao, Simenon, Simon, Singer, Soljenitsyne, Sollers, Sontag, Sophocle, Spengler, Stein, Steinbeck, Stendhal, Stétié, Stevenson, Strindberg, Strougatski, Suarès, Supervielle, Süskind et Swift.
LYNNE. C’est drôle qu’y ont pas mis Rushdie sous « R ».
AMÉLIE. Ben non, c’est ça! Y l’cachent!

Les trois rient un peu.

PHILIP ANDRÉ. (en prennant une bouteille) Moi je prends une « L ». Labiche, La Boétie, La Fontaine, Lagerkvist, Lamartine, Lawrence, Laxness, Leakey, LeBlanc, Lebouthillier, Léger, Leiris, Leskov, Lessing, Levi, Levin, Lewis, Lins, Locke, Lo-Johansson, London, Lopez, Lorenz, Loti, Luou Kouan-Tchong, Lovecraft, Lowry, Luca, Lucie-Smith et Lytoon.
AMÉLIE. Ouain! Y’ont pas manqué leur coup cte fois-là : LeBlanc, Lebouthillier, Léger…

Les trois rient encore un peu.

LYNNE. C’est pas croyable pareil…que Moosehead ait pensé de faire ça.
AMÉLIE. Ouoff! C’est juste un truc de marketing. Y’a du monde payé juste pour avoir des idées de même.
PHILIP ANDRÉ. Ben, quand même! Une caisse de 26, c’est par rien qu’une petite affaire. Faut toute qu’y changent la ligne de production pour ça, qu’y impriment des nouvelles bouteilles… des nouvelles boîtes.

AMÉLIE. (peu convaincue) Mmouain…j’crois ben.

LYNNE se lève, va regarder le travail d’écriture qu’ils viennent de faire. Elle se promène, lit par terre.

LYNNE. J’aime cette phrase-là…(la montre avec son pied).
PHILIP ANDRÉ va la joindre.

PHILIP ANDRÉ. Moi j’amie pas tellement ça. C’est trop écrit. Trop clair.

AMÉLIE va les joindre. Les trois regardent le texte par terre.

AMÉLIE. Ici, c’est moi qui a écrit ça. C’est drôle, je pensais pas que c’était ça que je voulais dire.
PHILIP ANDRÉ. (à Amélie) Moi, j’ai aimé quand t’as fait… (il reproduit un movement d’improvisation, quand Amélie a écrit, un peu furtivement, dans l’air du temps.) On dirait que t’avais le rythme d’appropriation parfait pour ta polyphonie énonciative.
AMÉLIE. C’est vrai que j’me sentais dans ma plénitude imaginaire juste à c’moment-là. J’pensais au roman que j’suis en train d’écrire.

AMÉLIE refait le geste en question. Mais elle n’arrête pas d’écrire. PHILIP ANDRÉ et LYNNE la suivent, lisent à voix haute ce qu’elle écrit. L’extrait de roman est le suivant :

Un jour, Vénérante demanda à Dieu :

-Dieu, renvoyez-moi sur terre. Voyez ces obèses qui ont encore faim, ces alcooliques qui ont toujours soif. Il faut faire quelque chose.

Malgré Son infinie bonté, Dieu en avait presque assez des demandes incessantes de Vénérante. Et dans Son infinie sagesse, il se sentit plutôt enclin, cette fois, à lui accorder Sa bienveillance. Il consulta donc la liste de maux affigeant des êtres humains. Il did à Vénérante :
-Et les cancéreux?
-Les cancéreux?
-Oui, les cancéreux. Il faut bien que quelqu’un s’en occupe.

Vénérante ne broncha pas. Elle savait mieux que de mettre en doute les voies impénétrables du Seigneur.

Dieu ajouta :

-Et les musiciens, vous ne voyez pas qu’ils souffrent eux aussi Écoutez-les…

Vénérante tendit une oreille vers la terre. En effet, elle entendit bien que les musiciens souffraient, mais elle ne se sentait pas appelée vers eux.

Pendant ce temps, Dieu observa Vénérante. Il vit bien, dans Son infinie lucidité, qu’elle ne démordrait pas des obèses et des alcooliques. Et dans Son infinie compassion – car Dieu considérait qu’il avait déjà beaucoup donné aux obèses et aux alcooliques – il décida de leur envoyer aussie Vénérante.

-D’accord. Mais pour les obèses seulement. Ce ne sera pas facile, je te préviens. Tu t’y reconnaîtras à peine. Tu aura une âme, mais pas de corps comme tel. Mais tu feras ton chemin, et Je t’attendrai au bout de la route, car Dieu n’abondonne aucun des Siens.

Vénérante tressaillit de joie d’avoir été exhaucée enfin. Elle voulut remercier Dieu, mais dans sa grande humilité, elle ne fit que baisser la tête balbutier :

-Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix aux hommes qui L’aiment… (ici Amélie hésite, puis rature les deux derniers mots et récrit)…qu’Il aime.

Vénérante Vienneau renaquit donc en mai 1963 à Queens, dans l’état de New York, sous le nom de Weight Watchers.

À la fin, AMÉLIE est tournée vers les deux lecteurs qui achèvent de prendre connaissance de son extrait de roman. Elle attend les commentaires de LYNNE et PHILIP ANDRÉ, qui, eux, restent plutôt interloqués devant ce texte.
LYNNE et PHILIP ANDRÉ ne se bousculent pas pour réagir. Ils cherchent quoi dire, relisent le texte dans l’air du temps. Amélie attend, un peu anxieuse. Enfin, se décidant à parler, à briser la glace, LYNNE et PHILIP ANDRÉ commencent en même temps.

LYNNE et PHILIP ANDRÉ. Ben…
PHILIP ANDRÉ. (quelque peu soulagé, à Lynne) O.K.Vas-y toi. LYNNE. Non, non! Tu peux y’aller…
PHILIP ANDRÉ. (insiste en grimaçant, à l’insu d’Amélie) Non, vas y la première. Tes remarques sont toujours justes…
LYNNE. (prend un moment pour ramasser ses idées) Ben, j’allais dire…c’est évident que t’essayes de donner corps à ta paratopie. C’est comme si t’es vraiment ancrée dans une communauté aux impossibles contours. Je dirais qu’tu hésites entre ta position esthétique et ta vocation énonciative. C’est intéressant.
AMÉLIE. (après réflexion) Quand tu dis ancrée, veux –tu dire ancrée (elle épelle) a-n-c-r-é-e, our encrée (elle épelle) e-nc-r-é-e?
PHILIP ANDRÉ. Mm… question intéressante…
LYNNE. Ben… les deux, vraiment. Les deux s’appliquent.

Un moment passe. AMÉLIE absorbe le commentaire de LYNNE. Tout le monde réfléchit un peu.

AMÉLIE. (à PHILIP ANDRÉ) Toi, qu’est ce t’en penses?
PHILIP ANDRÉ. (d’abord un peu gauche, pas sûr de lui) Ben, comme Lynne a dit…y’a comme une duplicité énonciative dans ta paratopie…comme une plénitude imaginaire et une poétique des restes…des pouvoirs d’excès. (Puis, fier de sa trouvaille.) C’est ça! Des pouvoirs d’excès!
AMÉLIE. (après réflexion) Comme ça, vous trouvez que le dit rejoint le dire?
LYNNE. Moi je dirais, oui.
PHILIP ANDRÉ. Absolument!

AMÉLIE regarde à nouveau tout ce qu’elle a écrit dans l’air dutemps. Elle est un peu rassurée.
AMÉLIE. Ah, ben… c’est l’fun.

Scène # 4

Cette scène reprend l’ambiance de la scène du bar dans Moncton-Sable. Éclairage rouge, même musique, mêmes personnages, c’est-à-dire Lynne et Philip André.

Philip André Collette, Lynne Surette. Photo by Marc Paulin

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ELLE est assise à une table du bar, sirote un verre en griffonnant dans un petit cahier.

LUI arrive en douceur, se place à côté d’ELLE, la regarde discrètement écrire. Puis il tente une approche.

LUI. Mmm… j’aime ta graphosphère.

ELLE ne lui porte presque pas d’attention. Prend une petite gorgée de son verre, continue à écrire. LUI prend son temps avant de la relancer.

LUI. Pratiques-tu le discours indirect libre ou que tu piges dans le patrimoine de signes séduisants?

ELLE se tourne, lui jette un de ces regards. LUI profite de son attention.

LUI. Personellement, je préfère le style formulaire oral, à michemin entre l’hypolangue et l’hyperlangue. J’aime son effet de ruralité.

ELLE le trouve prétentieux et achalant.

ELLE. ‘Garde, j’sais pas c’est quoi ton horizon d’attente, mais j’suis pas interessée.

Il ne lâche pas pour autant, mais se rajuste, porte attention à son stylo.

LUI. Est-ce que je peux le voir? (Il lui enlève gentiment son stylo, l’examine, l’admire.) Mmmm… c’est un beau dispositif d’énonciation. (Il lui redonne le stylo.)

Il se détend, regarde ici et là dans le bar. ELLE est déconcentrée, s’en tient à siroter son verre dans l’espoir qu’il finisse par s’en aller.

LUI. En tout cas, y’a beaucoup d’actes de langage icitte à soir. Ça réveille mon rythme d’appropriation.

ELLE soupire, ne peut croire ce qu’elle entend.

LUI admire une femme qui passerait devant lui, puis commente en la regardant au loin.

LUI. Position esthétique intéressante…

ELLE en a assez, ramasse ses affaires rapidement mais discrètement, s’en va.

LUI ne s’aperçoit même pas qu’il parle maintenant tout seul.

LUI. …Une chance que, de temps en temps, un événement discursif traverse not’ monde de choses et d’activités muettes. Ça secoue un peu, ça dé-sta… (se tourne vers la femme, qui n’est plus là) …bi-lise.

Scène # 5

(Amélie – Fille endurcie)
(Lynne – Fille douce)

Pour cette scène, les filles sont âgées de 11-12 ans.
Fille douce est seule en scène, révasse en se balançant les jambes sur un banc public. Elle fait jeune, l’innocence même, ou presque. Arrive Fille endurcie, qui s’asseoit sur le même banc que Fille douce. Fille endurcie fait plus âgée que ses 11-12 ans, plus urbaine. Elle manipule une chaîne en regardant alentour.

Philip André Collette, Lynne Surette. Photo by Louise Lemieux

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