Nutting, Stéphanie. Le tragique dans le théâtre québécois et canadien-français, 1950-1989.

Hélène Jacques
l'Université de Montréal

Nutting, Stéphanie, Le tragique dans le théâtre québécois et canadien-français, 1950-1989. Lewiston-Queenston-Lampeter, The Edwin Mellen Press, "Canadian Studies," vol. 23, 2000, 182 p. US$ 99.95

1 Peut-on encore recourir à la notion de tragédie lorsque nous analysons des pièces dans lesquelles les personnages appartiennent aux bas-fonds de la société et ne tremblent plus sous le regard d'un dieu vengeur? Il est pourtant bien invitant de lire plusieurs œuvres de la dramaturgie québécoise et canadienne-française, qui prennent souvent la forme du procès inauguré dans l'Œdipe roi de Sophocle, et dans lesquelles les parricides, infanticides et relations incestueuses abondent, à la lumière de l'appareil théorique dont dispose, pour la définir, la tragédie. La présence de composantes propres au modèle aristotélicien est-elle alors suffisante pour que l'on qualifie ces pièces de tragédies? Si la critique use abondemment de la notion lorsqu'elle décrit certaines œuvres, à quoi fait référence, exactement, le tragique dont il est question? Afin de circonscrire une poétique de la tragédie québécoise et canadienne-française, Stéphanie Nutting établit un corpus qu'elle évalue suivant une perspective évolutive : les premières œuvres du corpus, malgré quelques différences fondamentales, reconduisent de nombreux éléments de la pièce tragique; les dernières pièces, nettement inscrites dans la modernité théâtrale, tendent quant à elles à problématiser l'héroïsme tout en présentant une vision du monde véritablement tragique.

2 L'arrière-plan théorique qui appuie la démarche de Nutting se compose d'abord des définitions élaborées par Lucien Goldmann, qui « situe le tragique dans des conjectures historiques et politiques précises » (10), et par Nietzsche, qui « met en valeur la portée métaphysique et mystique du tragique » (10). L'auteure fonde également sa recherche sur les travaux de Jean-Marie Domenach portant sur « l'infra-tragédie » (le théâtre de l'absurde) et ceux de Lionel Abel, ce dernier forgeant le concept de métathéâtre qui, en raison de la conscience de soi qu'il implique, s'oppose à la tragédie. Stéphanie Nutting établit à partir de ces réflexions une définition plutôt vague de la tragédie, qu'elle prend toutefois soin de distinguer du tragique : ce dernier « naît d'un conflit qui oppose l'être humain à des principes moraux ou religieux supérieurs » (15) et est au cœur de la tragédie contemporaine, laquelle correspond à « toute pièce qui met en scène […] la déchéance de la condition humaine ou ce que Pascal appelle la misère de l'homme sans Dieu » (17). Dans l'introduction de l'essai, l'auteure fait également un bilan, un peu fastidieux et dont l'intérêt semble parfois secondaire, des études traitant du tragique au Québec. Néanmoins, un article sur le tragique québécois publié en 1973 par Alonzo Le Blanc est particulièrement utile à la recherche de Nutting : il tient lieu à la fois de base théorique, puisqu'il présente plusieurs « critères » propres à la tragédie au Québec, et de contre-exemple, dans la mesure où à partir des années 70, la dramaturgie opère de nombreux changements esthétiques dont Le Blanc n'a forcément pu tenir compte.

3 Chacun des six chapitres de l'essai est consacré à l'étude d'une pièce. Un fils à tuer (Éloi de Grandmont), Au retour des oies blanches (Marcel Dubé) et Sainte Carmen de la Main (Michel Trembay) constituent le premier corpus de pièces qui, présentant un héros en conflit avec la société, empruntent explicitement au modèle tragique. Stéphanie Nutting questionne l'utilisation très convenue de la notion de tragique pour décrire la dramaturgie de Tremblay et tente de définir plus précisément le « genre » du mélodrame qu'on associe souvent au corpus. À travers les analyses fines et nuancées des pièces, l'auteure constate les emprunts et les écarts à la tragédie, tout en tenant compte du contexte religieux en crise dans lequel les textes s'inscrivent. La fatalité, dans ce corpus, n'est pas transcendante (elle ne résulte pas du courroux des dieux), mais bien immanente, puisque incarnée par les valeurs contraignantes de la société médiocre dans laquelle évoluent les protagonistes.

4 Le deuxième corpus comprend des pièces écrites dans les années 80, qui déplacent radicalement les composantes de la pièce tragique et, en raison de leur complexité, nécessitent le recours à des outils théoriques différents. La forme éclatée, le corps et la mémoire dans Le chien de Jean Marc Dalpé (dont le personnage de Jay devient Jan, grâce à quelque étrange manipulation éditoriale…) sont étudiés à la lumière de concepts psychanalytiques et de la notion d'anamorphose; la tragédie au féminin de Pol Pelletier, La lumière blanche, est lue en tant qu'allégorie et à partir de ses références aux symboles religieux; enfin, le « registre écologique » de Pierre Nepveu permet de comprendre la tragédie comme une lutte contre l'entropie dans Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues de Normand Chaurette, pièce où la recherche du sens « s'abîme dans son propre processus » (140). Ces dernières pièces se rapprochent du modèle de l'infra-tragédie conçu par Domenach et montrent que le tragique contemporain s'inscrit dans le rapport du sujet au langage, qui n'est plus gage de sens ni de vérité.

5 Stéphanie Nutting dresse le portrait de quarante ans de dramaturgie en dégageant un fil conducteur, qu'elle défend au demeurant de manière convaincante, reliant des textes très diffé-rents les uns des autres. Cette étude apparaît utile dans la mesure où elle permet de s'affranchir des lectures de pièces, comme l'affirme Pierre Gobin dans sa préface, trop souvent « historiques, psychologiques et socioculturelles » (iv), et parce que le modèle théorique développé, qui éclaire fort bien les œuvres, pourrait très certainement s'appliquer à un corpus plus large: pensons entre autres, au Québec, aux pièces de Daniel Danis. Ce travail inscrit également dans l'histoire littéraire des pièces récentes que l'on se borne souvent à qualifier de postmodernes; l'auteure forge quant à elle un modèle théorique souple, qu'elle adapte à chaque texte à l'étude afin de révéler quelle vision tragique du monde qu'il véhicule.Enfin, les œuvres à l'étude, dont certaines n'ont fait l'objet que de rares analyses fouillées, sont très bien servies par une lectrice attentive et perspicace dont le propos, transmis dans un style limpide, révèle une grande rigueur herméneutique.