In this article, Sullivan examines the self-translation practice of Fransaksoise playwright Madeleine Blais-Dahlem, born in the small village of Delmas, Saskatchewan. Although her mother tongue is French, Blais-Dahlem considers herself a bilingual author because she writes her texts in both French and English, and translates herself. As Blais-Dahlem explains in her work, Fransaskois are bilingual by necessity, because their mother tongue is so marginalized or imperceptible. The author’s work is influenced by the linguistic situation in the Prairies in that she writes bilingual texts and engages in self-translation to reach different audiences. By observing, firstly, the contextual elements that surrounded the writing of her latest play, La Maculée/sTain (2012), and secondly, the textual elements that construct a bilingual contact in the play and the play script, Sullivan shows how Blais-Dahlem’s self-translation practice is an important part of the author’s work and allows the author to overcome difficulties relating to minority writing.
Dans cet article, Sullivan se penche sur la pratique autotraductive de l’écrivaine francophone Madeleine Blais-Dahlem, originaire du petit village de Delmas en Saskatchewan. Quoique sa langue maternelle soit le français, la Fransaskoise s’identifie davantage comme écrivaine bilingue puisqu’elle rédige ses œuvres en français et en anglais, se livrant à l’autotraduction. Le bilinguisme est une nécessité pour toute personne d’origine fransaskoise puisque sa langue maternelle est trop marginalisée et imperceptible pour qu’il ou elle demeure unilingue, une réalité dont l’auteure tient compte dans ses écrits. La situation linguistique influence ses créations puisqu’elle rédige ses œuvres de façon bilingue et puisqu’elle s’autotraduit afin de cibler différents publics. En observant premièrement les éléments contextuels qui entourent la rédaction de sa pièce La Maculée/sTain (2012) et deuxièmement les éléments textuels qui construisent un bilinguisme dans la pièce et dans le recueil, Sullivan met en lumière la façon dont l’autotraduction occupe une place importante dans l’œuvre de Blais-Dahlem et la façon dont cette pratique permet à l’auteure de surmonter les difficultés liées à l’écriture en contexte minoritaire.
1 Madeleine Blais-Dahlem, originaire du petit village de Delmas en Saskatchewan, est une écrivaine francophone, dont la langue maternelle est le français. Toutefois, elle s’identifie davantage comme « bilingual writer » (Blais-Dahlem, La Maculée/sTain 93) puisqu’elle rédige ses œuvres en français et en anglais, se livrant à l’autotraduction. Vivant et écrivant en Saskatchewan où moins de 2 % des habitants considèrent le français leur langue maternelle (Statistique Canada), Blais-Dahlem a dû apprendre l’anglais afin de survivre dans la province et communiquer avec la majorité. Le bilinguisme est une nécessité pour la Fransaskoise puisque sa langue maternelle est trop marginalisée et imperceptible pour qu’elle demeure unilingue, une réalité dont notre auteure tient compte dans son écriture. Blais-Dahlem considère aussi son bilinguisme comme une occasion de jeu et une façon de transformer son écriture théâtrale (« A Manifesto » 93).
2 Dans sa pièce de 2012 doublement intitulée La Maculée/sTain1, elle met en scène les difficultés auxquelles les francophones doivent faire face dans des contextes minoritaires en racontant l’histoire d’un couple canadien-français du Québec qui migre en Saskatchewan pendant les années 1920. Alors que Bernard adhère à la culture, la langue et la religion de sa société d’accueil—il devient même un revivalist protestant2 —son épouse Françoise résiste à l’assimilation et tente de préserver sa langue maternelle et ses valeurs canadiennes-françaises, ce qui l’isolera de sa nouvelle communauté et, rapidement, de son mari. Les langues en viennent ainsi à désigner des espaces territoriaux distincts dans la pièce : l’anglais représente l’espace public largement contrôlé par Bernard; le français, l’espace conjugal de plus en plus restreint où est reléguée Françoise. Cette division de l’espace est particulièrement sentie à la scène 11—la scène la plus bilingue de la pièce—lorsque Bernard guide la cérémonie du revival en anglais, en même temps qu’il se dispute avec son épouse en français. Bernard parvient alors à dominer la perception des évènements en s’expliquant à la foule en anglais, tandis que Françoise devient une victime muette et ignorée, car elle ne maîtrise pas la langue de la majorité.
3 En plus de jouer un grand rôle au sein du récit, le bilinguisme gouverne toutes les composantes de l’œuvre, de sa composition à sa représentation, en passant par sa publication. En observant, dans un premier temps, les éléments contextuels qui entourent la rédaction de La Maculée/sTain, nous tenterons de mettre en lumière la façon dont l’autotraduction influence le processus de rédaction de l’auteure et ses créations. Nous décomposerons la pratique et la dynamique de l’autotraduction chez Blais-Dahlem à dessein de voir comment ses textes théâtraux sont pensés, rédigés, crées et identifiés. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux éléments textuels qui construisent un bilinguisme dans le recueil et dans la pièce. Cette étude nous permettra de noter combien la présentation et l’encadrement du bilinguisme occupent une place importante dans une œuvre ouverte à diverses langues. D’abord, nous examinerons comment le recueil construit, travaille et encourage le bilinguisme dans le recueil (analyse péritextuelle). Ensuite, en faisant appel à une approche formelle qui vise à étudier le texte autant de manière générale (analyse macro-texutelle) que de manière précise (analyse micro-textuelle), nous chercherons à voir comment la langue et le bilinguisme influencent et organisent La Maculée (la version française de la pièce) et sTain (la version anglaise de la pièce). Nous nous pencherons sur la structure des pièces afin de voir ce qui sépare les versions et ce qui les unit. Dès lors, nous pourrons comprendre le rôle et la forme qu’adoptent le bilinguisme et l’autotraduction chez Madeleine Blais-Dahlem dans La Maculée/sTain.
4 Madeleine Blais-Dahlem amorce sa carrière littéraire en 1992, alors qu’elle est encore enseignante d’immersion française dans une école secondaire. Elle commence à rédiger des saynètes et de courtes pièces en français pour ses étudiants qui avaient rarement l’occasion de s’exprimer et surtout de jouer dans leur langue seconde. Pendant cette période, elle traduit aussi ses textes en anglais. Les pièces, rassemblées et représentées en français et en anglais par le club estudiantin Calembours, lui valent une première reconnaissance auprès des publics albertains et saskatchewanais, en particulier à Saskatoon (Forsyth 176). Dès le départ, l’écriture bilingue de Blais-Dahlem semble répondre aux besoins de l’auteure (et de l’enseignante) de rejoindre un plus grand public. Comme le français est minoritaire en Saskatchewan, l’autotraduction devient une solution pour la Fransaskoise et un moyen par lequel ses pièces peuvent percer une nouvelle sphère culturelle (Recuenco Peñalver 194), celle de la majorité anglophone qui comprend, vraisemblablement, les parents de ses élèves (sans doute aussi les premières cibles). En 2012, Blais-Dahlem indique dans son article « Why a Linguistic Minority Theatre is Essential: A Manifesto » que les minorités linguistiques doivent être flexibles et adaptables en invitant la majorité dans la salle de spectacle. Elle promeut l’emploi de surtitres lors de représentations, ce qui permet de hausser les ventes et d’atteindre un nouveau public (93), une visée que l’auteure paraît déjà avoir en tête dans les années 1990. Quoique les pièces de Calembours demeurent inédites, elles marquent le début de la carrière de l’écrivaine et exposent une pratique autotraductive qui deviendra, par la suite, régulière.
5 En effet, Blais-Dahlem avoue toujours écrire ses pièces en français et en anglais (Forsyth 176). En 1995, elle commence à rédiger sa première pièce adulte, Les Vieux péteux (Old Farts), dans les deux langues dans un atelier d’écriture, à laquelle s’ajoutent dans les années à suivre d’autres textes dramatiques, tels que Ose (Dare), une pièce créée en 1999 (Nicholls E8) ; Chaos Kid, une pièce créée en 2001 qui semble avoir été diffusée uniquement dans sa version anglaise (Cam Fuller et al. C3) ; et Tournesol, une pièce uniquement publiée en français dans le recueil Théâtre Fransaskois, tome 4 (2009). Même si la pièce Les Vieux péteux n’a pas fait l’objet d’une publication, elle est lue dans un atelier au Périscope à Québec en 2007, puis montée par La Troupe du Jour à Saskatoon en 2008. La version anglaise (Old Farts), quant à elle, est produite et sélectionnée en 2008 pour le Spring Festival of New Plays, Saskatchewan Playwrights Centre (Forsyth 176, 189). Trois des pièces de l’auteure ont aussi été rédigées dans le Cercle des écrivains de La Troupe du Jour, un programme dramaturgique qui accompagne les écrivains tout au long du processus d’écriture (qui s’étend sur trois ans) et qui promeut le bilinguisme (Blais-Dahlem, « A Manifesto » 92-93). Lors de la première année, les auteurs, en période d’écriture intensive, sont jumelés à un dramaturge afin d’encourager l’émergence d’embryons de textes (Théberge et Chaîné 153). La deuxième année, ils travaillent en laboratoire avec un conseiller-dramaturge et des comédiens, puis la troisième et dernière année, ils œuvrent à produire la pièce sur la scène (Deneault 1). En travaillant en atelier avec La Troupe du Jour et en alternant régulièrement entre des ébauches en français et en anglais—comme le fait également son conseiller-dramaturge, Ian C. Nelson—Blais-Dahlem rédige Foyer (2005), Les Vieux péteux (2008) et La Maculée (2011) (Cottreau 253 ; Burke 56). Bien qu’il existe une version française et anglaise de Foyer, seule la version française a été publiée.3 L’unique pièce de l’auteure qui a fait l’objet d’une édition bilingue et qui rend compte de sa pratique d’autotraduction est La Maculée/sTain, créée en 2011 et publiée en 2012.4
6 De façon générale, pour rédiger de telles œuvres, l’auteure s’adonne à l’autotraduction « consécutive », c’est-à-dire qu’elle rédige d’abord son texte dans une langue (en français) et ensuite, elle le traduit dans l’autre (en anglais) (Forsyth 177). D’après Louise Forsyth, la totalité des pièces de Blais-Dahlem existe en versions française et anglaise. Quoiqu’il soit difficile de vérifier cet énoncé étant donné que toutes les versions n’ont pas été publiées, le commentaire de Forsyth souligne la qualité bilingue de l’écrivaine. Il confirme également l’existence de versions française et anglaise de plusieurs pièces, ce qui met en lumière la pratique régulière, même systématique, de l’autotraduction chez Blais-Dahlem. Toutefois, quand bien même elle s’adonnerait à cette pratique, l’auteure ne décrit pas ce travail comme de la « traduction » puisqu’elle considère sa voix et sa plume différentes dans chaque langue. Pour cette raison, elle préfère désigner ses textes dramatiques comme des « pièces parallèles » ou des « transcréations » qu’elle travaille individuellement (Forsyth 177).
7 Blais-Dahlem a rédigé La Maculée/sTain en deux temps. Elle a préparé le texte La Maculée en atelier en 2009 à Montréal avec la dramaturge québécoise Marie-Ève Gagnon, l’accompagnatrice invitée de La Troupe du Jour qui a suivi l’écrivaine jusqu’à la mise en scène de la pièce en 2011 (Forsyth 188 ; Théberge et Chaîné 150). Ensuite, en 2010, La Troupe du Jour a fait une lecture publique de La Maculée sur sa seconde scène, puis l’a produite sur sa scène principale en 2011. Quant à la version anglaise sTain, elle a également été rédigée en 2009 en atelier, mais cette fois-ci à Toronto,5 ce qu’elle avoue lui a permis d’éprouver le sentiment de solitude et d’aliénation de son personnage (Blais-Dahlem et Raban 94). La pièce a par la suite été lue en 2009 dans le cadre du Groundswell Festival of New Plays du Nightwood Theatre à Toronto (Forsyth 188-89). Selon l’auteure, l’autotraduction de sa pièce part du français (sa langue maternelle et langue source) pour aller vers l’anglais (langue cible), le mouvement auto-traductionnel considéré comme la norme chez elle (Forsyth 177). Elle désigne d’ailleurs le texte français dans la préface anglaise de La Maculée/sTain comme « the original text » (95). Cependant, il est intéressant de noter que la version anglaise de la pièce est celle qui a d’abord fait l’objet d’une lecture publique en 2009, ce qui nous pousse à nous demander si sTain n’était pas, en fait, la première version que l’auteure a achevée, même si la rédaction de celle-ci a débuté après celle de La Maculée.
8 Le statut de sTain comme « autotraduction consécutive » nous paraît aussi complexe puisque les lectures publiques, développées dans le cadre du Cercle des écrivains de La Troupe du Jour, ont pour but de favoriser les discussions sur le texte dramatique et de permettre aux auteurs d’observer la façon dont leur pièce est interprétée et comprise par d’autres, ce qui leur permet ensuite d’effectuer des changements et des révisions, si nécessaires (Théberge et Chaîné 148). Comme La Maculée et sTain ont été développées concurremment pendant une même période de trois ans et qu’elles ont fait l’objet de lectures publiques, l’autotraduction chez Blais-Dahlem semble non seulement s’articuler comme un écho, à savoir une reprise de ce qui a déjà été écrit, mais aussi un test ou un brouillon puisque les deux textes, soit « l’original » et sa « traduction », sont demeurés ouverts aux changements pendant la rédaction. Le fait que les lectures publiques agissent comme des répétitions au sens d’une générale avant la première de la pièce accentue le caractère de brouillon des textes puisque, pendant au moins deux ans, ils ont continué d’évoluer et de se transformer. Il se peut alors qu’il y ait eu des phénomènes de rétroaction d’une version à l’autre. Certes, il est possible que la rétroaction et les lectures publiques aient seulement ciblé et influé la version du texte concernée, soit l’anglaise, lors de la lecture à Toronto en 2009 et la française, à Saskatoon en 2010. Or, comme les versions sont très similaires, il est concevable que Blais-Dahlem ait intégré tous les commentaires pertinents aux deux textes puisqu’elle les travaillait lentement et parallèlement de 2009 à 2011.
9 De surcroît, comme l’auteure avait déjà établi, en 2009, la pratique d’autotraduction comme une norme, elle savait en écrivant La Maculée qu’elle se traduirait par après, ce qui peut avoir influencé son écriture. Ainsi, l’autotraduction chez Blais-Dahlem, quoiqu’elle semble au premier abord être effectuée de manière « consécutive », s’affiche également comme une pratique « simultanée » parce que l’auteure avoue alterner entre des brouillons français et anglais (La Maculée/sTain 93), ce qui signifie qu’elle écrit dans les deux langues avant d’achever définitivement une version – une caractéristique de l’autotraduction dite simultanée (Gentes 273). Le processus de rédaction pour les deux textes (encadré par le Cercle des écrivains) encourage aussi l’autotraduction à s’effectuer simultanément et à prendre la forme d’une double répétition puisque ce dernier s’étale sur trois ans.6 La pratique de l’écrivaine fait donc de l’autotraduction un brouillon avant de devenir une reproduction puisque la première version (ici française), même si elle occupe davantage le statut d’original selon l’auteure, n’est pas encore figée lorsque Blais-Dahlem amorce la seconde, mais toujours ouverte aux changements.
10 Par ailleurs, étant donné que La Maculée—la version dite originale—est réellement un texte bilingue c’est-à-dire un texte qui, tout en ayant une langue prédominante, utilise d’autres langues de manière pertinente (Grutman 209), sTain ne s’affiche pas entièrement comme une traduction, car certaines parties anglaises du texte sont inscrites dans la version française. En fait, Blais-Dahlem reprend mot pour mot la plupart des passages en anglais de La Maculée dans sTain, par exemple la totalité des répliques anglaises de la scène 11 au revival (32-39 et 123-29). Ces reprises ajoutent une certaine légitimité au texte anglais, dans la mesure où elles montrent que toutes les répliques n’ont pas été adaptées ou transposées de la langue source. Bien au contraire, la composition bilingue du texte et la situation linguistique et socioculturelle que la Fransaskoise explore dans la pièce font en sorte que les dialogues anglais représentent parfois la langue source, autant dans sTain que dans La Maculée. Les textes sont donc intéressants puisque, par l’autotraduction à la fois consécutive et simultanée, et le bilinguisme, ils se partagent le statut d’original.
11 Maintenant que nous connaissons les circonstances entourant la rédaction et la création de La Maculée/sTain, il nous faut étudier la construction du bilinguisme et de l’autotraduction à l’intérieur du recueil et de la pièce. Pour ce faire, nous avons choisi d’effectuer une analyse formelle à dessein de comprendre comment le texte utilise les langues et comment cette structure influence la lecture. En étudiant l’organisation du français et de l’anglais dans le péritexte, de même que sur les plans macro-textuel et micro-textuel, nous dégagerons le type de bilinguisme auquel le lecteur fait face et la façon dont les deux langues peuvent encourager différentes lectures de la pièce.
12 Le bilinguisme de La Maculée/sTain est fascinant à l’intérieur du texte, en particulier dans le péritexte,7 parce qu’il oriente la lecture de l’œuvre. Sur la page couverture, le titre français attire d’abord l’attention du lecteur parce qu’il est placé à l’antéposition (audessus et à gauche) du titre anglais et possède une taille de police supérieure. Les deux titres, en dépit qu’ils ne soient pas des transcriptions identiques, véhiculent une connotation morale et moralisante. L’emploi que fait Blais-Dahlem de « la maculée » renvoie au verbe « maculer » qui signifie salir, et au nom « macule » qui est une tache d’encre (Robert, « Macule » et « Maculer »). De plus, le titre s’oppose et fait écho à « l’immaculée », terme qui est chargé de connotations morales et religieuses, entre autres par son lien à la Vierge Marie. L’auteure crée donc un néologisme nominal par son titre français, qui désignerait « The Dirty One » selon elle en anglais (citée dans Thomas 10-11), puisque le personnage principal est souillé et incapable de recevoir l’absolution (Forsyth 189). En anglais, Blais-Dahlem emploie le mot « stain » pour reprendre l’image de la souillure, mais y ajoute un « T » majuscule afin de faire allusion au crucifix et d’inclure une référence (moins évidente, mais présente) à la religion (Fuller). Par ailleurs, sur la quatrième de couverture, les deux langues de l’auteure sont représentées de manière symétrique. Un résumé de l’œuvre est fourni dans chaque langue. Une citation de La Maculée et la biographie de l’écrivaine apparaissent toutefois uniquement en français, une décision relevant nécessairement de l’éditeur.
13 De façon générale, les éditions bilingues utilisent une seule langue dans le péritexte et, selon Eva Gentes, cette langue est souvent la plus répandue ou dominante (275). Dans La Maculée/sTain par contre, le péritexte éditorial, c’est-à-dire la zone du péritexte qui se trouve sous la responsabilité de l’éditeur (Genette 21), est davantage au service de la langue minoritaire – la langue dans laquelle est ancrée la maison d’édition de La nouvelle plume, qui encourage la création d’œuvres francophones dans les Prairies –, ce qui peut avoir pour effet de rappeler au lecteur anglophone l’existence du texte français (bilingue) et de le conscientiser au sujet de la présence de communautés francophones en Saskatchewan (Gentes 271-72). Les informations éditoriales de la publication (ii)8 , la distribution originale détaillée de La Maculée (xiv) et les sous-titres des photos situées au milieu de l’œuvre (80-86) sont d’ailleurs uniquement présentés en français, mais la « Bibliography of Hymns » (157) apparaît seulement en anglais. Malgré sa distribution parfois inégale, le péritexte éditorial essaie néanmoins d’atteindre un certain équilibre en incluant plusieurs informations en français et en anglais, dont une page titre avant le début de chaque pièce (xv, 87) ; un résumé (xiii, 89) ; une liste des personnages (1, 97) ; une biographie de l’auteure (vi, 158)9 ; et une table des matières bilingue (159). Les Éditions de La nouvelle plume insèrent même un passage anglais10 dans les informations éditoriales afin de convenablement remercier un organisme anglophone. Il y a donc un effort de la part de l’éditeur de mettre en scène un certain bilinguisme dans le livre autour de la pièce.
14 Là où il semble avoir un déséquilibre par rapport aux langues mises en scène, c’est dans le péritexte auctorial, à savoir la zone du péritexte qui relève de l’auteure. En effet, bien qu’il existe des préfaces dans les deux langues dans le recueil—allographe en français (v-x) et autographe en anglais (93-94)—Blais-Dahlem ajoute seulement sa dédicace11 et ses « Acknowlegdments » (91) en anglais. Ces additions en plus de la préface autographe rendent alors la version anglaise plus personnelle, car c’est dans cette langue que l’auteure explique ses décisions artistiques et salue ses amis. Elle inclut également « A Note on Language and Translation » (96) dans la version anglaise qui rend compte de son processus d’écriture et de ses stratégies de traduction. Par conséquent, Blais-Dahlem prend seulement la parole dans la version anglaise et le péritexte auctorial est davantage orienté vers l’anglais, la langue considérée secondaire pour la maison d’édition. On dirait presque que l’auteure, moins connue parmi les anglophones à cause d’anciennes publications unilingues et de l’identité francophone incorporée à ses pièces, désire s’adresser à son nouveau public, qui ne parle pas sa langue maternelle, mais qui a le potentiel d’être beaucoup plus large. Elle semble vouloir créer une relation plus personnelle avec lui. De façon générale, le péritexte est donc assez équilibré, même s’il n’y a pas de vraie égalité entre les sections française et anglaise, puisque le côté éditorial oriente davantage le lecteur vers le texte français alors que le côté auctorial le dirige plutôt vers le texte anglais.
15 Par ailleurs, la lecture est dirigée par la présentation des textes en versions successives qui influence l’encadrement du bilinguisme. Contrairement aux éditions bilingues d’autres écrivains canadiens comme L’homme invisible/The Invisible Man (1981) de Patrice Desbiens ou Limbes/Limbo (2000) de Nancy Huston qui alternent entre une page en français, une page en anglais dans leur recueil, les versions française et anglaise de Blais-Dahlem ne se croisent jamais, ce qui crée des divisions au sein du recueil. Dans un premier temps, en ouvrant le livre, nous trouvons La Maculée qui occupe l’espace du livre jusqu’à la page 71. Ensuite, de la page 72 à 86, l’espace est partagé entre La Maculée/sTain, comme l’indiquent les titres courants en haut des pages. Puis, dans un troisième temps, l’espace est réservé à sTain de la page 87 à 158. La séparation des deux versions dans le péritexte fait en sorte que les deux textes peuvent être lus indépendamment l’un de l’autre, leur octroyant alors un statut autonome. Cette mise en scène peut aussi instaurer une division entre les publics, car la façon dont l’œuvre est présentée ne force pas le lecteur à lire ou à faire face aux deux langues : il a la possibilité de lire seulement La Maculée ou, inversement, sTain. De même, l’ordre des versions impose une hiérarchie. La première s’affiche comme plus importante, car elle est présentée au commencement de l’œuvre (Gentes 276-77). La version française (bilingue) ressort d’autant plus comme prépondérante étant donné que Blais-Dahlem s’y réfère à plusieurs reprises comme « the original text » ou « the original (French-bilingual) version » (95) dans « A Note on Language and Translation ». Dès lors, au lieu d’accentuer le bilinguisme de La Maculée/sTain, le péritexte présente davantage l’œuvre comme deux monolinguismes consécutifs et séparés.
16 Comme la majorité des éléments français et anglais demeurent divisés (Grutman 209), le péritexte semble plus mettre en scène le bilinguisme de l’écrivaine que le bilinguisme des textes. En d’autres mots, la disposition péritextuelle des langues et des textes paraît plutôt insister sur le fait que Blais-Dahlem a créé deux pièces distinctes dans chaque langue que souligner le caractère bilingue de l’édition, de l’écriture et des textes qui sont perméables à l’autre langue. Le péritexte auctorial renforce aussi ce point de vue. Notamment, dans la « Preface », Blais-Dahlem s’affirme comme « a bilingual writer » (93) et explique comment ce statut influence sa pratique d’écriture et se répercute dans son œuvre. Ainsi, bien que le péritexte de l’œuvre tienne compte des deux langues de la pièce et que la maison d’édition fasse un effort pour inclure des informations dans une langue autre que sa langue de travail, le péritexte s’affiche davantage comme un double monolinguisme qui cherche à exposer le bilinguisme de l’auteure qu’un vrai bilinguisme textuel, car il n’y a pas assez d’intersections entre les langues dans l’espace. Le bilinguisme y existe alors davantage comme un redoublement.
17 En plus de s’afficher comme deux textes distincts dans le péritexte, La Maculée et sTain se différencient l’un de l’autre à plusieurs reprises sur le plan macro-textuel. Par macro-textuel, nous désignons tout ce qui est lié à la présentation, l’organisation et la construction de la pièce et à sa structure générale. Nous pouvons remarquer au premier abord en feuilletant le recueil que les deux versions emploient une police différente et un autre système linguistique : la version française utilise la police Times New Roman et emploie les caractères gras pour les répliques en anglais, alors que la version anglaise est écrite avec la police Calibri et se sert de l’italique pour désigner les dialogues français. Cette première démarcation des textes engendre des effets différents dans la mesure où les caractères gras valorisent la langue étrangère (anglaise) dans La Maculée tandis que l’usage de l’italique rabaisse le français dans sTain et nuit à la lecture puisque ce caractère est aussi utilisé pour indiquer les didascalies. La manière dont les répliques sont disposées sur la page varie également d’une version à l’autre. Le personnage du Real Preacher Man livre le même discours de différentes façons à la scène 11 dans La Maculée et sTain (32 et 123). De plus, certains mots sont seulement accentués (en majuscules) dans une version, par exemple les mots « his » et « my » dans une réplique de Bernard, toujours à la scène 11, dans la version anglaise. Dans la version anglaise, Bernard dit : « HIS innocent soul has redeemed MY sin » (125). Toutefois, en français, la réplique se lit : « His innocent soul has redeemed my sin » (35). En altérant la disposition du texte, l’auteure semble chercher à mettre l’accent sur différents mots et à créer un rythme distinct dans chaque version afin de l’individualiser.
18 Nous pouvons également noter d’autres divergences entre les versions sur l’axe formel, à savoir sur l’axe qui « perme[t] de rendre compte de la structure du texte et de la forme des phrases » (Eiben 18), puisque les textes s’organisent différemment. De façon générale, si nous additionnons les mots anglais et français de chaque scène dans les deux versions, nous obtenons environ les mêmes totaux:
19 Comme nous pouvons le voir dans le tableau 1, au maximum, il y a un écart de 111 mots entre les versions (scène 12) et au minimum, l’écart est de 0, car le nombre de mots demeure le même dans les deux textes (scène 1). Dans l’ensemble, les écarts entre les scènes d’une version à l’autre sont de moins de 55 mots. C’est surtout par la présence de notes de bas de page dans la version anglaise que la répartition du texte devient inégale. Dans le tableau, nous pouvons voir que lorsqu’une scène possède des monologues, des dialogues ou des chants français, comme la scène 1, un nombre équivalent de mots est inclus en notes dans la version anglaise pour élucider ces passages. sTain comble le handicap du lecteur anglophone, car les notes de bas de page traduisent les passages français, ce qui lui octroie une plus grande marge de manœuvre puisqu’il a désormais le choix de lire ou de sauter les passages en français (Grutman 211). Les deux versions de Blais-Dahlem divergent alors puisque la première s’adresse à un public qui doit nécessairement être bilingue pour comprendre, tandis que la deuxième s’adresse à un public anglophone dont les capacités en français peuvent être limitées. En d’autres mots, La Maculée vise un lecteur appartenant à une minorité franco-canadienne qui pratique le code-switching, à savoir l’alternance entre deux langues et deux codes différents, alors que sTain cible un lecteur anglophone (Côté 14 ; Ladouceur, « Write to Speak » 50).
20 L’inclusion des notes de bas de page annonce cependant l’ouverture de Blais-Dahlem à l’égard de la communauté anglophone. Ces notes, écrites par Blais-Dahlem et révisées par Sue Stewart (La Maculée/sTain 96), préparent aussi les surtitres qui seront affichés lors des représentations de sTain, et qui rendront la pièce plus accessible pour les spectateurs anglo-phones. Elles signalent la mise en place d’une stratégie qui permettra à l’écrivaine et à la compagnie théâtrale d’attirer un nouveau public lors des représentations. Or, contrairement aux surtitres bilingues employés, par exemple, dans les productions respectives de Cow-Boy et Cowboy Gothic de Kenneth Brown—une pièce aussi née de l’Ouest canadien franco-phone—les notes de bas de page de Blais-Dahlem prévoient seulement un surtitrage en anglais (Ladouceur et Liss 77-78). Aucune note n’est incluse pour préparer des surtitres français et traduire les passages anglais dans La Maculée. Ainsi, même si l’intention de cette pratique est bonne, le surtitrage en anglais, anticipé dans le recueil par la présence de traductions officielles en bas de page, crée un déséquilibre dans le texte.
21 De même, les notes de bas de page dépouillent la version anglaise de son bilinguisme authentique, puisque désormais le texte anglais ne fait pas appel aux compétences polyglottes du lecteur (Grutman 211). Le lecteur de sTain peut facilement se résigner à lire les traductions anglaises en bas de page au lieu d’activer son français et ses connaissances de la langue (Ladouceur et Liss 79-80). Il ne doit pas forcément faire face aux deux langues de la pièce. Pour cette raison, le sentiment d’inclusion et d’exclusion, vécu à la fois par le personnage de Françoise et par le lecteur au travers de La Maculée/sTain, dont parle Blais-Dahlem dans la « Preface » perd sa force dans le texte anglais puisqu’il est seulement observé sur la page et non vécu par le cloisonnement et l’alternance entre les langues.
22 Par ailleurs, toujours sur le plan formel, nous remarquons plusieurs changements dans les didascalies entre La Maculée et sTain:
23 Parmi les quatre opérations relevées, la suppression émerge comme la stratégie autotraductive dominante de l’écrivaine fransaskoise, employée quatre fois plus que les autres. Entre autres, à la scène 13 de sTain, Blais-Dahlem n’intègre pas les traductions de nombreuses précisions scéniques comprises dans la version française, telles celles des phrases « Il [Bernard] est toujours habillé en Reverend Drummond. Il regarde autour de lui, examine le site. » (47) qui devraient apparaître après « Bernard enters. » (136). Les suppressions dans la version anglaise n’altèrent pas gravement l’action, elles donnent plutôt une plus grande liberté d’interprétation aux acteurs, au metteur en scène et au lecteur en leur laissant la possibilité de jouer et d’imaginer les scènes à leur façon. L’auteure paraît moins rigide dans les didascalies de sTain que dans celles de La Maculée, où elle précise plus souvent au lecteur quand et comment une action doit s’effectuer. Fort probablement, les indications scéniques inscrites dans La Maculée ont servi à la première mise en scène de La Troupe du Jour, qui a ensuite engendré la mise en scène de sTain. Aujourd’hui, les didascalies de La Maculée agiraient donc comme souvenir de cette production, alors que l’absence de didascalies aussi précises dans sTain permet, sans doute, une relecture complète de la pièce dans une nouvelle mise en scène.
24 C’est également dans les didascalies, non dans les dialogues, que Blais-Dahlem transforme légèrement l’intrigue en modifiant l’histoire d’amour de Bernard et Françoise. Lors de l’analepse à la scène 19, Françoise est séduite par Bernard dans les didascalies dans la version française et a « [u]n moment de réalisation [ … ] qu’elle porte un enfant en elle » (68). Cependant, en anglais, les didascalies ne font pas allusion à un enfant. Blais-Dahlem écrit seulement : « FRANÇOISE loses her gloves, her hat, her virginity. FRANÇOISE finds herself alone on stage, dreamy-eyed, surprised. » (154) L’amour entre Françoise et Bernard est donc accéléré dans La Maculée. Bien que l’héroïne perde sa virginité dans la version anglaise, cette action ne la précipite pas aussi rapidement dans le mariage comme nous pouvons en déduire dans la version française. La didascalie en français augmente la vitesse de l’amour entre les deux personnages, ce qui montre à quel point Françoise a été « piégée », en quelque sorte, à vivre en Saskatchewan. Il est difficile de savoir pourquoi l’auteure a omis ce détail dans sTain. Peu importe les raisons derrière ce changement, cette divergence transforme légèrement l’intrigue d’une version à l’autre.
25 Enfin, une dernière différence importante à noter sur le plan macro-textuel est la reproduction de l’oralité dans les dialogues. Dans la version française, Blais-Dahlem emprunte plusieurs mots à la langue anglaise dans les dialogues qui marquent l’influence de la langue majoritaire sur la langue minoritaire, un effet qu’elle ne peut malheureusement pas reproduire dans sTain. De plus, quand bien même Blais-Dahlem ne parsème pas excessivement La Maculée d’élisions, de raccourcis, de calques ou de régionalismes, car elle ne veut pas que la langue devienne « un code pour des initiés [et] une langue qui refuse un sentiment d’appartenance aux autres francophones » (Blais-Dahlem, citée dans Cottreau 252-53), l’auteure en ajoute néanmoins quelques-uns qui rendent compte du caractère oral du français, un autre trait qui est plus difficilement reproduit dans sTain puisque l’auteure choisit d’employer un anglais « grammatically and syntactically correct » (La Maculée/sTain 95) pour désigner les moments où les personnages parlent leur langue maternelle dans la version anglaise.
26 Plusieurs élisions et expressions, telles que « c’est d’choisir » (29) ou « toé » (36), disparais-sent donc lors du processus d’autotraduction. Les phrases initialement prononcées en anglais dans La Maculée sont, quant à elles, reprises telles quelles (c’est-à-dire avec les mêmes prononciations fautives et la même francisation) dans sTain, par exemple « You know better dan Saint Paul? “Let de wives be to dere own ‘ubsands in every ting.” » (29, 120). En instaurant cette distinction entre l’anglais neutre et l’anglais francisé, Blais-Dahlem œuvre à recréer la dualité linguistique présente dans La Maculée. Une stratégie semblable est employée dans les traductions des pièces de Jean Marc Dalpé (Lucky Lady, Le Chien). Dans celles-ci, l’alternance entre les langues est aussi abolie pour laisser place à des textes unilingues anglais. Les répliques anglaises originalement inscrites dans les textes français sont cependant reproduites de la même manière (avec la même prononciation, intonation et francisation) dans les traductions pour conserver une langue populaire (Ladouceur, Making the Scene 143-45). Comme les versions anglaises des pièces de Dalpé, sTain demeure marqué par une langue populaire grâce à la duplication des passages « imparfaits » originaux en anglais. La vraie dualité linguistique inhérente à la communauté minoritaire, qui explique le passage d’une langue à l’autre, et le français oral sont toutefois perdus dans la pièce.
27 Somme toute, les divergences entre La Maculée et sTain au niveau macro-textuel montrent que Madeleine Blais-Dahlem n’est pas la même écrivaine dans les deux versions puisqu’elle n’emploie pas les mêmes stratégies dans les deux langues, une réalité commune de l’autotraduction selon Maria Recuenco Peñalver (198). L’attitude de l’auteure à l’égard des langues et la relation qu’elle entretient avec celles-ci diffèrent, ce qui influence des aspects stylistiques, comme la disposition et le rythme des dialogues dans chaque version, et des aspects culturels, comme l’inscription de traits oraux dans la langue en français.
28 Malgré quelques divergences du point de vue macro-textuel, La Maculée et sTain sont toujours deux versions d’une même histoire, ce que Blais-Dahlem essaie de mettre en lumière en créant des rapprochements sur le plan micro-textuel.12 L’étude des convergences entre un texte et son autotraduction permet de constater « [the] common core of the two versions [ … ], the intersections and overlaps between them, and how they are engaged in several cultures simultaneously » (Gronstrand 122). Entre autres, Blais-Dahlem établit des points de rencontre entre La Maculée et sTain en conservant les prières, les cantiques, les chansons ainsi que les annonces et les extraits diffusés à la radio dans les langues originales, tels les passages français de la radio (9 et 105) et le chant anglais « The Call to Duty » (39, 129) qui demeurent les mêmes dans les deux textes. À plusieurs reprises dans sTain, elle garde aussi les titres, comme les « Monsieur, madame » du Real Preacher Man (107), employés lors des salutations dans la version française (13) et quelques dénominations françaises utilisées par Bernard pour désigner Françoise, telle « mamzelle » à la scène 19 (152-53). De même, l’écrivaine reprend exactement quelques répliques anglaises marquées d’un fort accent francophone de La Maculée dans sTain, comme « Dese words seem ‘arsh, my brawtherz and sisterz » écrit de la même façon dans les deux versions (22, 155). À ces moments, lorsque les passages dans les deux versions sont identiques, les textes confluent et montrent qu’ils dérivent tous les deux du même processus de création.
29 Les deux versions convergent également, ici et là, quand Blais-Dahlem conserve des répliques prononcées en français dans la version anglaise, comme « Touche-moi pas! » énoncé par Françoise (2, 100). Souvent, les répliques françaises qui ne sont pas traduites dans les dialogues—seulement en notes—dans sTain, sont celles qui mettent en scène la lutte entre les langues ou qui affichent l’autorité et la résistance d’un personnage par rapport à une situation donnée. Cela est notamment le cas à la scène 11 à partir du revival (32-39, 123-29), la scène la plus bilingue de la pièce. À ce moment, lorsque Bernard guide les paroissiens dans la cérémonie du revival, Françoise et Bernard ont un argument en français devant la foule en même temps que ce dernier livre son discours en anglais aux croyants. Embarrassé par l’intervention publique de sa femme, Bernard parvient cependant à neutraliser l’attaque de Françoise. Il dit à l’assemblée qu’elle est possédée par un « unclean spirit » (36, 126), ce contre quoi Françoise ne peut se défendre, car elle ne détient pas les connaissances nécessaires de l’anglais pour expliquer son côté de l’histoire. À dessein de souligner le combat entre les langues et l’exclusion de Françoise, les dialogues français sont préservés dans cette scène. L’alternance entre les langues met aussi en relief la division conflictuelle entre la sphère publique (où Bernard sermonne l’auditoire) et la sphère privée (où Bernard se dispute avec son épouse) de la vie de Bernard. La reprise des répliques françaises, en plus de celle des répliques anglaises, lors du revival unifie alors les deux textes en rapprochant ce que la mise en page a séparé.
30 Les deux versions essaient, en outre, de reproduire les mêmes effets textuels aux mêmes endroits. L’auteure traduit souvent littéralement des passages afin de créer la même image chez le lecteur. Par exemple, lorsque le Real Preacher Man aide Bernard à prononcer ses « h », il dit respectivement en français et en anglais : « like a Horse, qui a avalé une paille de croche » (23) et « you’re a Horse that Swallowed some Hay crooked » (115). Blais-Dahlem ne change pas l’expression, mais préserve plutôt l’effet visuel et la répétition du « h » avec « horse » (et « hay » en anglais) dans les deux versions. Même les effets comiques sont restitués, tel au moment où le Real Preacher Man fait un commentaire sur l’anglais de Bernard et dit, en fran-çais, que « [c]’est une bonne chose que les brebis qu’[ils] veu[lent] tondre comprennent mal l’anglais » (23) et, en anglais, que « it’s a good thing the lambs [they] want to shear [d]on’t all speak the King’s English » (115). Bien qu’il existe une nuance entre les deux passages, les commentaires reprennent la même image et ont la même visée humoristique. Somme toute, sur cet axe souvent caractérisé de « sémantique » puisqu’il « oblige [l’autotraductrice] à s’écarter du texte et de la langue-source et à trouver des solutions conformes aux normes de la langue-cible [ … ] [ainsi qu'] à s’appuyer sur son “imagination re-créatrice” » (Eiben 19), nous pouvons voir que la Fransaskoise réussit à recréer les mêmes effets, soit visuels ou comiques, dans les deux versions. Or, l’auteure semble souvent parvenir à ce but sans pour autant utiliser une imagination « re-créatrice » qui lui demanderait un travail de décomposition et de recom-position d’une image ou d’une expression pour la réinscrire dans l’autre langue. La plupart du temps, Blais-Dahlem décide de traduire littéralement un passage ou de reproduire un même effet de façon similaire, au lieu d’employer une autre formule et de développer une nouvelle image qui pourrait diverger de l’autre, tout en recréant l’effet désiré. Ce choix influence son œuvre puisqu’il accentue les intersections entre les versions.
31 De façon générale, le recours fréquent aux équivalences directes ainsi que les reprises des fonds sonores et des répliques d’un texte à l’autre mettent en évidence la structure analogue des versions et leur fil conducteur commun. La distance entre les textes devient mince puisque les changements sont discrets et les révisions, même dans les didascalies, n’altèrent jamais l’histoire de façon majeure. Si nous souhaitions appliquer la notion de point de fuite, qui voit les autotraductions comme étant « parallel as well as tandem creations » (Krance xix), à La Maculée/sTain, cela serait difficile. Le point de fuite considère chaque version d’une pièce comme un texte possédant à la fois des excès et des insuffisances par rapport à l’autre. Alors qu’une version emploierait, par exemple, certaines images ou expressions, l’autre s’en dissocierait et exploiterait un système référentiel distinct, tout en travaillant une même intrigue. La notion de point de fuite semble moins bien s’appliquer à l’œuvre de Blais-Dahlem, car la version anglaise de la pièce cherche moins à enrichir ou à complémenter la version française qu'à l’égaler. Chaque version ne dépend pas de l’autre pour se compléter. Quoique les versions soient parallèles, elles ne travaillent pas en tandem afin de créer un troisième texte « bilingue » où les regards portés respectivement sur La Maculée et sTain se perdent. Les deux textes, comme ils s’organisent de la même manière, reprennent les mêmes éléments micro-textuels et racontent la même histoire, œuvrent indépendamment l’un de l’autre et ciblent chacun un public distinct.13
32 De plus, comme la version française est réellement bilingue, cela diminue la possibilité d’un point de fuite, à savoir d’un troisième texte bilingue, car le bilinguisme est déjà inscrit dans une des versions. Le point de fuite existe seulement en ce qu’il permet au lecteur anglophone unilingue d’être en présence des deux langues et de compléter les informations qu’il n’a peut-être pas comprises dans la version française (puisqu’elles étaient en français) et donc, d’enrichir son vocabulaire et son français par la lecture parallèle des textes. Le lecteur bilingue toutefois bénéficie moins d’une deuxième lecture, c’est-à-dire de la lecture de sTain, puisque l’addition de l’anglais comme langue principale n’ajoute pas une autre dimension à l’histoire et n’a pas une fonction éducative chez lui. Dès lors, même si nous pouvons considérer sTain comme une autotraduction, cette version anglaise s’affiche davantage comme une traduction. Bien qu’elle soit l’auteure, Blais-Dahlem ne profite pas de la plus grande liberté dont peut jouir l’autotraducteur (Ehrlich 244-45). L’écrivaine se contente plutôt d’employer des procédures plus standardes de la traduction (révisions de quelques expressions, suppressions de didascalies, etc.) et elle travaille à amener deux fois le « même » texte vers des publics diffé-rents afin que les lecteurs (franco)bilingue et anglophone puissent lire la même pièce et comprendre la même histoire.
33 Ainsi, quand bien même sTain agit comme l’image-miroir de La Maculée en anglais, les versions ne développent pas une réciprocité
34 Les textes semblent plutôt autonomes et le lecteur arrive seulement à être submergé dans un texte proprement bilingue dans La Maculée. Par conséquent, le point de fuite s’applique moins bien aux versions de La Maculée/sTain. Il s’applique cependant si nous prenons en compte tout le recueil, c’est-à-dire si nous incluons le péritexte dans ce regard, puisqu’à ce moment, les lectures française et anglaise se complètent.
35 Bien que la pratique autotraductive soit créatrice et qu’elle génère différentes versions d’une pièce chez Blais-Dahlem, elle favorise surtout la diffusion de l’œuvre et assure son succès dans les Prairies et à l’international. C’est d’ailleurs grâce à sTain que l’écrivaine fransaskoise a été sélectionnée et invitée par le Women Playwrights International Conference à Stockholm en août 2012 pour lire sa pièce, considérée comme la seule « traduction » d’un texte français du Canada. La version française, pour sa part, n’a pas joui du même succès et a été moins bien reçue dans les milieux francophones, hormis dans l’Ouest canadien (Nolette 113). L’autotraduction devient ainsi une porte qui permet à l’auteure d’ouvrir sur le Canada et le monde anglophone. En refusant d’être satisfaite par la langue majoritaire et en choisissant de faire entendre sa voix dans sa langue maternelle, tout en étant ouverte à l’autre langue et à la rédaction de notes traductives et de surtitres (Blais-Dahlem, « Why » 92-93), Blais-Dahlem met sa plume au service du bilinguisme.
36 Toutefois, bien que l’auteure prône le bilinguisme dans ses pièces, elle semble plutôt présenter un double monolinguisme dans La Maculée/sTain. Effectivement, à la fois dans le recueil et dans sTain, elle ne fait pas assez interagir les langues pour que nous puissions parler de vrai bilinguisme. Dans La Maculée, le bilinguisme est certainement mis en scène, mais sTain, pour sa part, donne davantage la place à l’anglais. Cela étant dit, Blais-Dahlem ne produit pas une copie de La Maculée avec sTain, mais un autre texte qui emploie de nouvelles stratégies et qui se distingue de la version française sur le plan macro-textuel. Quoiqu’elles se rejoignent souvent sur le plan micro-textuel, notamment par la reprise de métaphores et d’effets textuels, les versions s’affichent comme des textes autonomes. Elles sont même présentées séparément dans le recueil. Pour cette raison, la notion de point de fuite qui permet aux deux versions d’une œuvre autotraduite de fusionner et de devenir, ensemble, un troisième texte bilingue supérieur ne peut pas s’appliquer à La Maculée/sTain. Contrairement aux créations doubles de Patrice Desbiens (L’homme invisible/The Invisible Man) ou de Raymond Federman (La voix dans le débarras/The Voice in the Closet), les versions française et anglaise de Blais-Dahlem sont trop dissociées et perçues indépendamment l’une de l’autre pour que ce soit possible. La lecture des deux textes ne récompense pas le lecteur. La juxtaposition et la répétition de l’intrigue en français et en anglais ne lui permettent pas, non plus, d’accéder à un plus haut niveau de compréhension de la pièce. Pour saisir comment les éléments français et anglais peuvent se compléter, il nous faut considérer tout le recueil, c’est-à-dire le péritexte (éditorial et auctorial), de même que les textes. Dès lors, nous pouvons voir un point de fuite et, surtout, le bilinguisme de l’auteure.