Introduction

Présentation / Introduction

Bousculer la scène unilingue / Defying the Monolingual Stage

Art Babayants
Nicole Nolette
l’université de Waterloo
« Parler une seule langue, selon moi, c’est comme habiter une maison avec une seule fenêtre ».
Tomson Highway (18)

1 Au début avril 2017, la compagnie de théâtre Modern Times de Toronto a invité un groupe hétérogène d’artistes, de chercheurs et de critiques à échanger sur le thème de la diversité en lien avec les pratiques théâtrales au Canada. Une des tables rondes, animée par Marjorie Chan, directrice artistique de Cahoots Theatre, portait sur les langues et les accents représentés sur la scène. Chacun des intervenants a proposé une série de questions. Comment représenter une langue minoritaire sur les planches? Doit-elle être traduite? Quel est le rôle des sous-titres? Quels types de sous/surtitres doit-on utiliser? Qui a le droit de s’exprimer en telle ou telle langue? Une personne entendante peut-elle s’exprimer sur scène en langue des signes? Faut-il plutôt laisser aux comédiens malentendants le soin d’interpréter des person-nages qui communiquent en ASL? Peut-on s’attendre à ce qu’un comédien immigré ayant appris l’anglais à l’âge adulte puisse s’exprimer sans accent dans cette langue? Pourquoi le public et la critique, au Canada, ont-ils du mal à accepter qu’un comédien dont l’accent n’est pas d’ici joue un personnage dont on pourrait s’attendre qu’ils aient un accent « non marqué »? Pourquoi s’attendrait-on à ce qu’il adopte un accent « non marqué »? S’il est vrai que les intervenants n’étaient pas toujours d’accord entre eux, ils étaient manifestement tous d’avis qu’au Canada, les compagnies de théâtre professionnelles et les écoles de théâtre s’en tirent plutôt mal lorsqu’il s’agit d’encourager la diversité linguistique et phonétique sur la scène. De plus, il est devenu évident que le recours à diverses langues au théâtre est intimement lié aux questions d’accents et de dialectes, à notre perception des langues et des accents, à la race, à notre perception de la race, au problème de la répartition du pouvoir et, dernier point mais non le moindre, aux choix d’ordre esthétique de chacune des productions.

2 Les personnes ayant contribué à ce numéro consacré au plurilinguisme sur la scène canadienne réfléchissent à cette complexité tout en songeant à l’avenir des pratiques théâtrales plurilingues dans un pays bilingue de juro mais plurilingue de facto. On ne peut pas trop insister sur l’importance d’accorder une voix à ces chercheurs et artistes qui veulent faire du théâtre bilingue ou plurilingue et résister à la dominance de l’anglais et des silos monolingues et monoculturels qui forment la célèbre « mosaïque » canadienne.

3 Malgré un engagement officiel à l’échelle du pays envers la diversité, la question du plurilinguisme sur la scène a été, jusqu’ici, largement absente des recherches en théâtre au Canada. Il y a, bien sûr, quelques exceptions dignes de mention : en 2000, Julie Byczynski a fait paraître dans Canadian Theatre Review un bref article dans lequel elle réfléchit à l’usage que l’on fait des langues étrangères en théâtre anglo-canadien. L’ouvrage Speaking in Tongues de Marvin Carlson est à ce jour la plus vaste étude du théâtre plurilingue, et on y trouve quelques exemples de pièces et de productions canadiennes, en particulier celles qui mobilisent à la fois le français et l’anglais. Au Canada, Louise Ladouceur (« Bilinguisme et création »; « Bilinguisme et performance ») a beaucoup écrit sur le théâtre bilingue (en français et en anglais), en particulier sur le rôle de la traduction dans le théâtre des minorités francophones de l’Ouest canadien. Le premier ouvrage canadien complètement consacré à l’étude du théâtre multilingue est la monographie Jouer la traduction. Théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone de Nicole Nolette. Cette dernière théorise des enjeux de la traduction, en particulier la traduction ludique, au Canada francophone (sans inclure le Québec). Et enfin, dans le plus récent numéro de Recherches théâtrales au Canada, Michèle Laliberté signait un article sur le surtitrage du théâtre plurilingue à l’ère numérique.

4 Bien que la traduction et le bilinguisme (français et anglais, surtout) demeurent les principaux centres d’intérêt des recherches canadiennes sur le plurilinguisme scénique, nous voyons poindre d’autres sujets d’étude. En effet, nous constatons un intérêt de plus en plus marqué pour la présence sur scène de langues autochtones (voir Karpinski et Smith, les deux dans ce numéro), de même que pour le cas de comédiens canadiens appelés à jouer dans leur langue seconde (Manole; Samur, dans ce numéro) et l’éventualité d’une pédagogie du théâtre bilingue au Canada (voir Heywood et Houle, dans ce numéro). Ce numéro de RTAC est une première tentative de donner une place à la multitude de points de vue sur l’utilisation de langues diverses en théâtre au Canada. C’est en même temps une tentative de théoriser le théâtre plurilingue, de trouver des mots et des termes pour le décrire. Car même le mot « plurilingue » n’est pas universel. Souvent, en anglais, les spécialistes du théâtre ne font pas la distinction entre le plurilinguisme et la polyglossie—du russe « raznorechiye », un terme bakhtinien pour indiquer une variété de discours plutôt que de langues. Au Canada français, on évite les termes bakhtiniens ainsi que leur forme traduite en France : le « plurilinguisme » vague d’Olivier (Bakhtine)1 englobe à la fois le « raznorechiye » et le « raznojazychiye »; Todorov, quant à lui, découpe les mots russes en « hétéroglossie », « hétérologie » et « hétérophonie ». D’autres chercheurs s’exprimant en français parlent souvent d’« hétérolinguisme » (Ladouceur « Bilinguisme et performance »; Nolette) et de « colinguisme » (Leclerc; Beddows), par opposition à l’« unilinguisme » (Larose).

5 Les concepts d’« altérité » ou d’« étrangeté » occupent une place tout aussi importante en études postcoloniales et en études de la diaspora, particulièrement en ce qui a trait aux langues, aux dialectes et aux accents. À titre d’exemple, le français peut être perçu par bien des Canadiens anglophones comme étant une langue étrangère; en même temps, c’est la langue maternelle de 7,3 millions de Canadiens (Statistique Canada). Au reste, dans beaucoup de centres urbains du Canada, un pourcentage important des habitants utilise une langue immigrante comme langue principale parlée à la maison2 . Ainsi, ce qui pour certains (la majorité, même) pourrait être perçu comme étant étranger peut, pour d’autres, sembler tout à fait familier. La mosaïque culturelle et linguistique du Canada résiste à toute tentative simpliste d’altérisation. En même temps, les structures politiques qui privilégient les deux langues officielles (toutes deux des langues allochtones) au détriment de toute autre langue contribuent à la façon dont le pouvoir et les ressources sont répartis à l’échelle fédérale, provinciale et municipale (voir Dagenais). Le financement s’en trouve affecté, ce qui finit par expliquer pourquoi on accorde plus d’importance sur scène à certaines langues qu’à d’autres. Toutes ces questions sont abordées dans les articles et les contributions au forum de ce numéro.

6 We begin this reflection on multilingual theatre by thinking about translation, a practice which often allows for accommodating spectators who may not master all of a production’s linguistic codes. Cassandra Silver explores Martin Kevan’s translation of René-Daniel Dubois’ multilingual play Ne blâmez jamais les Bédouins, a multilingual and post-dramatic performance which, as Silver explains, unsettles the idea of translation as textual transfer between two languages and cultures. Kevan’s translation for English Canadian audiences incorporates the linguistic community’s dominant theatre model, a psychological realism that advocates multiculturalism. Maryse Sullivan explains how a bilingual author can self-translate in the process of creating new work. To do so, Sullivan looks at the example of Fransaskoise Madeleine Blais-Dahlem and her play La Maculée/sTain, written, produced, and then published in both French and English. Sullivan posits that the differences between the French and English versions of this play published side by side cannot be read as a bilingual poetics of a single document. Rather, one should look closely at the text’s paratext and examine French and English versions separately.

7 While Silver and Sullivan express a desire for accommodation through translation in the context of Quebec’s and Saskatchewan’s multilingual theatre, Aida Jordão situates her own experience as a theatre artist and author of books in relation to non-translation and resistance as advocated by Byczynski. In doing so, she documents the measure of realism and theatrical illusion at work in her plays. Examining the 1991 production of her Portuguese and English play Funeral in White and its subsequent publication in an anthology of Portuguese-Canadian writing in 2013, Jordão notes an increased anglicization of Toronto’s Portuguese-Canadian community which goes hand in hand with the increased use of English in the play’s published version. Eva Karpinski theorizes the resistance of non-translation by examining debby young and naila belvett’s yagayah.two.womyn.black.griots, Betty Quan’s Mother Tongue, and Monica Mojica’s Chocolate Women Dreams the Milky Way. Through her reading of these plays, in which some of Canada’s minoritized languages (Cantonese, ASL, Jamaican Patois, Spanish, and Guna) can be heard, Karpinski suggests that the true critical and reparative potential of multilingual theatre involves a radically expansive multilingualism, one not limited to a few token words.

8 This special issue also includes a compilation of Indigenous perspectives collected by Annie Smith. In the aftermath of the call to action by Canada’s Truth and Reconciliation Commission, there is an urgent need for Canadian theatre to take Indigenous languages seriously and to support the abundance of linguistic means used by Indigenous theatre artists.

9 The volume closes with a series of Forum pieces by multilingual theatre artists and educators. An interview by Geneviève Robichaud with Montreal’s PME-Art complements the postdramatic dimension of Silver’s article by addressing the hospitality of languages in performance. Sebastian Samur writes about his experience as actor-dramaturg in the multi-lingual production “In Sundry Languages” and interviews director Art Babayants. Jennifer Heywood and Gabrielle Houle summarize a few approaches used in bilingual theatre education in Canada and convene a dialogue between Daniel Mroz (University of Ottawa), Louis Patrick Leroux (Concordia University and the National Circus School), Guillaume Bernardi (York University’s Glendon College), and François St-Aubin (National Theatre School of Canada).

10 Nous espérons que ce numéro aidera à diversifier et à problématiser les approches qui servent actuellement à penser le plurilinguisme sur la scène canadienne. En donnant à entendre d’autres voix, d’autres langues, d’autres termes, d’autres thèmes et d’autres points de vue, nous souhaitons, en tant que directeurs de ce numéro, engager un débat plus large, qui va audelà des enjeux du bilinguisme, de l’identité politique et des « deux solitudes » qui, jusqu’ici, ont joué un rôle clé dans les recherches sur le théâtre plurilingue au Canada.

Polyglotte, spectacle bilingue/bilingual performance, coproduction de l’Activité et du Festival Transamériques, Montréal, 2015; Photo: Olivier Bochenek
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Ouvrages cités
Bakhtine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. trad. Daria Olivier. Paris : Gallimard, 1978. Imprimé.
Beddows, Joël. « Intention artistique et horizons d’attente en jeu : témoignage d’une expérience colingue ». Theatre Research in Canada / Recherches théâtrales au Canada 37.1 (2016) : 114-16. Web. 30 avril 2017.
Byczynski, Julie. « “A Word in a Foreign Language”: On Not Translating in the Theatre ». Canadian Theatre Review 102 (2000) : 33-37. Imprimé.
Carlson, Marvin. Speaking in Tongues: Language at Play in the Theatre. Ann Arbor : University of Michigan Press, 2006. Imprimé.
Carlson, Marvin. « Linguistic and Cultural Interweaving on Contemporary English and American Stages ». The Politics of Interweaving Performance Cultures: Beyond Postcolonialism. Erika Fischer-Lichte, Torsten Jost et Saskya Iris Jai (dir.). New York et Londres : Routledge, 2014. 223-38. Imprimé.
Dagenais, Diane. « Multilingualism in Canada: Policy and Education in Applied Linguistic Research ». Annual Review of Applied Linguistics 22 (2013) : 286-301. Imprimé.
« Everything you need to know about the language breakdown in Canada ». Globe and Mail 24 oct. 2012. Web. 7 juillet 2017.
Grommes, Patrick et Adelheid Hu. « Introduction ». Plurilingual Education: Policies—Practices—Language Development. Patrick Grommes et Adelheid Hu (dir.). Amsterdam et Philadelphie : John Benjamin, 2014. 1-14. Imprimé.
Highway, Tomson. A Tale of Monstrous Extravagance: Imagining Multilingualism. Edmonton : University of Alberta P, 2015. Imprimé.
Ladouceur, Louise. « Bilinguisme et creation … to escape various limitations ». Theatre Research in Canada / Recherches théâtrales au Canada 37.1 (2016) : 116-18. Imprimé.
Ladouceur, Louise. « Bilinguisme et performance : traduire pour la scène la dualité linguistique des francophones de l’Ouest canadien ». Alternative Francophone 1 (2008) : 46-58. Imprimé.
Laliberté, Michèle. « Un surtitrage fonctionnel, artistique ou intermédial? Réalités théâtrales multi-lingues à l’ère numérique ». Theatre Research in Canada / Recherches théâtrales au Canada 38.1 (2017) : 74-91. Imprimé.
Larose, Karim. La langue de papier : Spéculations linguistiques au Québec. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2004. Imprimé.
Leclerc, Catherine. Des langues en partage? Cohabitation du français et de l’anglais en littérature contemporaine. Montréal : XYZ éditeur, 2010. Imprimé.
Manole, Diana. « Accented Actors: From Stage to Stages via a Convenience Store ». Theatre Research in Canada / Recherches théâtrales au Canada 36.2 (2015) : 255-73. Imprimé.
Nolette, Nicole. Jouer la traduction. Théâtre et hétéroliguisme au Canada francophone. Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa, 2015. Imprimé.
Statistique Canada. « Le français et la francophonie au Canada ». Recensement en bref. Web. 20 mars 2016.
Todorov, Tzvetan. Mikhaïl Bakhtine : Le principe dialogique. Paris : Seuil, 1981. Imprimé.
Notes
1 Il est intéressant de noter qu’en ce qui a trait à la recherche en linguistique appliquée, et à plus forte raison en sociolinguistique et en linguistique appliquée, les spécialistes mettent de l’avant un autre usage du terme « plurilinguisme ». En effet, le mot plurilinguisme a été créé non pas pour remplacer le multilinguisme en tant que concept mais plutôt pour proposer un nouveau cadre théorique qui servirait à comprendre les locuteurs plurilingues : « Il met l’accent sur la capacité d’une personne à se servir d’au moins deux langues pour parler, lire et écrire avec divers niveaux de compétence et dans divers contextes. Il est supposé que ces langues ne coexistent pas de façon cloisonnée dans le cerveau, formant plutôt une compétence composite. [ … ] Une telle façon de voir les choses met à défi des concepts normatifs plus traditionnels comme la langue maternelle et les langues étrangères » (Grommes et Hu 2, traduction libre).
2 Selon le Globe and Mail, par exemple, 1,8 millions de Torontois, 600 000 Montréalais et 712 000 Vancouvérois utilisent régulièrement une langue immigrante à la maison.