1 Je me suis jointe à l’équipe de RTaC en tant que rédactrice adjointe au début 2016, alors que la dernière campagne présidentielle américaine venait à peine de voir le jour. Donald Trump était en train d’écraser les autres candidats aux élections primaires du parti républicain, mais personne—du moins personne avec qui j’avais l’occasion d’échanger, ni aucun des chroniqueurs que je retrouvais dans mes fils d’actualité préférés—ne s’imaginait qu’il pouvait vaincre Hillary Clinton et remporter les élections. Au moment d’entamer mon mandat de rédactrice et de boucler notre dernier numéro en octobre, nous étions nombreux à travers le monde à attendre avec impatience que Hillary écrive une page dans l’histoire. Nous craignions que les choses se passent autrement, sans jamais croire vraiment qu’il pourrait en être ainsi. Et pourtant, nous voilà au printemps 2017, devant les réalités dures et souvent injustes produites par la présidence de Donald J Trump.
2 Nous nous souviendrons des élections américaines de 2016 comme étant celles où un règne politique aura été démantelé en grande partie sur Internet. Nous nous souviendrons aussi du rôle de Breitbart, l’agence de nouvelles d’extrême droite, dans la mobilisation des partisans de Trump; du piratage des serveurs courriel de Clinton à l’issue duquel aucune accusation n’a été portée mais pour lequel bien de l’encre aura coulé dans les médias; de l’annonce sans précédent par le directeur du FBI quelques jours seulement avant l’élection; des « fausses nouvelles »; des actualités livrées sur Twitter. Ce dernier élément constitue pour moi l’un des plus importants développements du cycle électoral de 2016 : quelque part entre les gazouillis incessants de Trump et la reprise constante de ses énoncés les plus farfelus, l’idée que Twitter puisse servir de source de nouvelles— une plateforme électorale exprimée en 140 caractères—imposait pratiquement une limite aux nuances que pourraient se permettre les candidats des deux principaux partis dans leurs débats. Nous avons eu droit à de purs mensonges et à de la bêtise pure et simple, et les géants des médias sociaux—Facebook, Twitter, YouTube—en sont en grande partie responsables puisqu’ils n’ont pas pu ou voulu freiner la prolifération d’informations fausses, incomplètes ou sous-examinées.
3 Tout cela peut vous sembler être une façon bien étrange de débuter mon premier éditorial à RTaC, mais l’année 2016 aura présenté à la chercheure, la rédactrice et l’éducatrice que je suis un grand nombre de leçons pressantes. Comment pouvons-nous, en tant qu’enseignants, chercheurs et artisans du théâtre socialement responsables nous servir des outils intellectuels et créatifs à notre disposition pour comprendre comment ces élections se sont déroulées et en tirer de meilleures pratiques d’engagement public dans les mois et les années à venir? Comment le théâtre et la performance, ces formes d’art qui imbriquent ses artisans et ses spectateurs et qui imposent des rencontres ponctuelles et exigeantes avec la différence humaine, peuvent-ils réagir à l’inca-pacité des plateformes virtuelles à créer des lieux de rencontre de ce genre ? Si le Web nous permet de choisir les nouvelles auxquelles nous sommes exposés, d’ignorer ou de rejeter les sentiments, les inquiétudes et les expériences de ceux avec qui nous sommes ouvertement en désaccord, alors comment le théâtre peut-il réagir, et dans quels espaces et sous quelles formes peut-il le faire ?
4 Voilà autant de questions auxquelles ont réfléchi les membres du conseil d’administration de RTaC quand nous nous sommes réunis en décembre 2016. Lors de cette rencontre, nous avons parlé longuement de la place qu’occupe notre revue dans la sphère numérique et nous nous sommes interrogés sur le rôle que nous pourrions être appelés à jouer à mesure qu’évolue la sphère publique. Au Canada et à l’étranger, bon nombre de revues de notre taille et plus grandes que la nôtre transmettent de plus en plus de textes en ligne et créent de nouvelles façons d’échanger pour promouvoir une plus grande interaction virtuelle avec leurs lecteurs. Des plateformes comme Performance Matters et Spiderwebshow ont vu le jour en format numérique et transforment les échanges virtuels sur le théâtre et la performance, qui pourraient être routiniers, en un lieu de dialogue intéressant, dynamique, complexe et—plus important encore—axé sur la collaboration et la collectivité. Les performances auxquelles jadis seuls les spectateurs les plus chanceux (et parfois les plus riches) avaient accès sont maintenant diffusées régulièrement aux quatre coins de la planète numérique : dans les cinémas du monde entier (NT Live), sur nos écrans personnels via DigitalTheatrePlus ou ontheboards.tv, sans oublier, bien sûr, la plateforme la plus démocratique et la plus abordable de toutes : YouTube. L’avenir du théâtre n’est peut-être pas (encore) sur le Web, mais les échanges auxquels nous participons en ce moment et que nous aurons à l’avenir au sujet du théâtre et de la performance se déroulent de plus en plus sur Internet—et RTaC doit trouver un moyen d’y jouer un plus grand rôle.
5 Il est trop facile—et trop dangereux—de conclure que la victoire de Trump est le résultat de l’inaptitude prévisible de gens peu instruits à faire le meilleur choix pour leurs familles et leurs communautés. Quiconque s’est déjà trouvé dans une salle de classe avec des étudiants de premier cycle sait que des gens assez bien instruits peuvent commettre toutes sortes d’erreurs en essayant d’analyser l’énorme quantité d’information à laquelle ils sont confrontés au jour le jour. S’il y a une leçon à tirer de la victoire de Trump, c’est peut-être celle de reconnaître qu’il y a un sérieux travail à faire pour aider les citoyens du monde numérique à apprendre à mieux naviguer dans l’« économie de la connaissance ». Voilà un travail pédagogique qui devrait être dirigé par des gens du domaine des arts et des humanités.
6 J’ai été bouleversée en janvier dernier quand un des étudiants les plus brillants de mon cours de premier cycle en théorie de la performance m’a dit qu’il s’était documenté sur les années 1960 en regardant une vidéo de six minutes sur YouTube. Une autre étudiante m’a confié que ses amis préféraient YouTube parce que c’est un média social « considéré comme étant plus intellectuel que Snapchat ». De plus en considéré comme étant plus, nos étudiants évitent d’acheter des copies papier des livres au programme et leur seuil de lecture est à la baisse. Que cela nous plaise ou non, Wikipédia est devenue une ressource privilégiée pour les recherches de base. Nos étudiants cherchent sur YouTube des renseignements sur la façon de réaliser des tâches, des enseignements sur l’histoire, de quoi se divertir et entrer en contact avec des gens comme eux. C’est aussi là qu’ils découvrent d’autres univers – un terrain passionnant et grand ouvert qui ne peut pas (sauf par un processus très douloureux d’essai et erreur) leur montrer comment distinguer un renseignement exact d’un mensonge éhonté. En véritable post-performer accompli, YouTube présente l’ensemble de son contenu comme une « réalité » authentique et sans fard.
7 Ces deux côtés de la médaille numérique, ce pouvoir de l’information démocratisée, constituent non seulement une occasion mais aussi une responsabilité pour nous en tant que chercheurs travaillant sur notre passé, notre présent et notre avenir culturel. Nous n’avons plus le loisir de décrocher ; au contraire, nous avons comme devoir éthique, académique, public et pédagogique d’intégrer cette sphère publique numérique qui favorise la complexité, la découverte, la rencontre et le débat, et nous devons nous servir des plateformes numériques pour aider les autres à naviguer dans les mondes virtuels avec davantage de prudence, de curiosité et de démocratie (authentique). À cette fin, l’équipe de RTaC passera les quelques prochains mois à évaluer la possibilité d’adopter un modèle de publication exclusivement numérique et à mettre au point de nouvelles trajectoires qui nous permettront de diffuser notre travail auprès de nos lecteurs, des étudiants, des chercheurs intéressés et du grand public.
8 Le mandat scientifique de la revue restera le même : comme toujours, nous tenons à publier les meilleurs articles arbitrés sur des sujets historiques et contemporains liés au théâtre et à la performance au Canada. Le contenu de la revue sera à la fin accessible à tous, ce qui facilitera notre participation aux échanges sur le théâtre et la performance au Canada qui se font déjà en ligne et permettra aux élèves du secondaires et aux étudiants universitaires d’avoir accès plus facilement à nos recherches les plus récentes. Nous disposons déjà d’un excellent site Web et d’une archive virtuelle complète que nous pourrons enrichir, et nous avons très hâte de pouvoir mettre en œuvre des innovations jusqu’ici inimaginées pour veiller à ce que la recherche théâtrale au Canada occupe une place de choix dans le discours numérique de notre pays au XXI e siècle.
9 Dans ce numéro de RTaC, nous vous proposons une série d’articles et une rubrique Forum élargie qui représentent ce que notre revue a de mieux à vous offrir depuis ses origines jusqu’à son travail actuel, sans oublier les voies qu’elle pourrait emprunter à l’avenir.
10 Les deux premiers articles adoptent des approches contrastées de l’écriture de l’histoire du théâtre et nous rappellent nos premières années dans l’Histoire du théâtre au Canada. Dans un texte intitulé « An Effigy of Empire: A Midsummer Night’s Dream and Canadian Imperial Nationalism During the Second Boer War », Andrew Bretz examine une représentation à Toronto de la célèbre comédie shakespearienne qui a eu lieu en 1899 la nuit de l’Halloween et voit comment cette pièce mobilisait le nationalisme impérial de cette fin de siècle tout en le rendant plus complexe. Créée en tant qu’« effigie »—une effigie qui, dans la lecture qu’en fait Bretz, est confrontée à celle du leader sud-africain Paul Kruger, détruite par le feu lors d’une manifestation politique ayant éclaté pendant la représentation –, la production et les événements qui l’entourent « nous renseignent sur le rapport malaisé qui subsiste au Canada à l’égard de son héritage et de ses ambitions impériales » à une époque marquée par une montée de l’appui à l’Empire ([32], nous traduisons). Moira Day adopte une approche beaucoup plus personnelle en racontant son odyssée avec The Ecstasy of Rita Joe de George Ryga ; ce faisant, elle retrace un cheminement de quarante ans avec le texte et montre le nouvel effet qu’il pourrait avoir aujourd’hui en tant que modèle de la pédagogie éthique. Dans une lecture libre de la pièce centrée sur le personnage de Miss Donoghue, une enseignante, Day fait valoir que la pièce constitue « une attaque concentrée sur l’ “éducateur complaisant” de Ryga—sans pour autant être dépourvue de compassion ni éviter la controverse et la contradiction par la façon dont il imbrique l’une et l’autre » ([13], nous traduisons).
11 Deux autres articles présentent une réflexion critique sur des productions théâtrales interculturelles au Canada ou en lien avec le Canada d’aujourd’hui. Josh Stenberg emmène le lecteur jusqu’à Taiwan, où la vie du missionnaire presbytérien canadien George Leslie Mackay (1844-1901) est devenue un incontournable du théâtre gezaixi. Ce qui, de l’extérieur, peut sembler être une appropriation étrange se présente, dans l’analyse de Stenberg, comme une représentation investie d’une fonction de diplomatie culturelle. Car, selon Stenberg, « le récit biographique de Mackay devient une formule qui permet de renforcer l’identité taiwanaise en montrant sur scène une reconnaissance de Taiwan à l’échelle internationale » ([56], nous traduisons). Stenberg nous rappelle que la performance interculturelle se joue toujours dans deux sens : « Le Canada et les Canadiens peuvent eux aussi être adaptés pour un consommateur en Asie ; ils peuvent être admirés en tant qu’objets exotiques ou représenter l’Autre à travers lequel des aspirations peuvent être réalisées ou projetées » ([56], nous traduisons). Brenda Vellino a choisi pour contexte d’étude l’île de la Tortue mais, comme Stenberg, elle interroge les limites et l’efficacité de l’interculturel au théâtre quand celui-ci transcende une tradition minée par le paternalisme et la consommation. Dans « Restaging Indigenous-Settler Relations: Intercultural Theatre as Redress Rehearsal in Marie Clements’s and Rita Leistner’s The Edward Curtis Project », Vellino se demande comment les artisans du théâtre canadien mettent au point des modèles de réparation interculturelle et présentent sur scène des représentations de réparation afin que le public puisse examiner cette question et en débattre.
12 La contribution de Ric Knowles à la rubrique Forum fait écho aux préoccupations de ces quatre articles en présentant de façon similaire le caractère complexe et culturellement diversifié de l’histoire du théâtre au Canada. En effet, Knowles propose un entretien franc avec ahdri zhina mandiela, Alison Sealy Smith et Rhoma Spencer au sujet de l’évolution d’un théâtre de la diaspora des Caraïbes à Toronto. Ces trois artistes nous donnent un aperçu de leurs pratiques, de leurs histoires personnelles et culturelles, et des défis qu’elles doivent surmonter pour créer à partir de rien un théâtre interculturel au Canada.
13 C’est avec un article en français que signe Michèle Laliberté, intitulé « Un surtitrage fonctionnel, artistique ou intermédia l? Réalités théâtrales multilingues à l’ère numérique », que je souhaite conclure cette introduction, puisqu’on y parle de l’imbrication du théâtre et des technologies dans les espaces interculturels—et donc, de manière splendide, des défis et des possibilités que j’ai déjà évoqués dans ce texte. Quel rôle sont appelés à jouer les surtitres dans une représentation plurilingue aujourd’hui ? Qu’en est-il de la dimension esthétique ? Et de la logistique ? Comment le travail du traducteur-adaptateur se complique-t-il quand il faut produire des surtitres, et quels sont les besoins des traducteurs-adaptateurs chargés d’accomplir cette tâche ? À l’aide d’une méthodologie descriptive et d’entretiens effectués avec divers acteurs du milieu ainsi que des surtitreurs d’Europe et du Canada, Laliberté propose des réflexions pratiques sur un travail essentiel au théâtre qui se déroule dans la sphère publique interculturelle. Ce faisant, elle ouvre la voie pour un numéro consacré aux pratiques théâtrales plurilingues, que préparent pour nous les rédacteurs invités Nicole Nolette et Art Babayants, et dont la parution est prévue pour novembre prochain. D’ici là, bonne lecture !